Après un long intervalle, Jai revu ton cher Pompéi ; je me suis retrouvé en présence de ma jeunesse. Tout ce que jy avais fait alors il me semblait que je le pouvais recommencer, que je lavais fait peu auparavant. Nous avons côtoyé la vie, Lucilius ; et de même que sur mer, comme dit notre Virgile,
On voit la terre et les cités senfuir[1]
ainsi, dans cette course si rapide du temps, sefface dabord notre enfance, puis notre adolescence, puis, nimporte comme on lappelle, la saison intermédiaire du jeune homme au vieillard, frontière des deux âges, puis les meilleures années de notre vieillesse même, et enfin commence à nous apparaître le terme commun du genre humain. Nous y voyons lécueil, insensés que nous sommes, et cest le port, souvent désirable, jamais à fuir. Celui qui dès ses premiers ans sy voit déposé na pas plus à se plaindre quun passager dont la traversée a été prompte. Car tantôt, tu le sais, la paresse des vents se joue de lui et le retient dans un calme indolent qui ennuie et qui lasse ; tantôt un souffle opiniâtre le porte avec une extrême vitesse à sa destination. Ainsi de nous, crois-moi : la vie a mené rapidement les uns au but où il faut bien quarrivent même les retardataires ; elle a miné et consumé lentement les autres ; et tu nignores pas quil ne faut point se cramponner à elle ; car ce nest pas de vivre qui est désirable, cest de vivre bien. Aussi le sage vit autant quil le doit, non autant quil le peut. Il décidera où il lui faut vivre, avec qui, comment, dans quel rôle : ce qui loccupe, cest quelle sera sa vie, jamais ce quelle durera. Est-il assailli de disgrâces qui bouleversent son repos, il quitte la place, et nattend pas pour le faire que la nécessité soit extrême ; mais du jour où la Fortune lui devient suspecte, il examine, non sans scrupule, sil ne doit pas dès lors cesser dêtre, « Quimporte, dit-il, que je me donne la mort ou que je la reçoive, que je finisse plus tôt ou plus tard ? Je nai pas là grand dommage à craindre. » On ne perd pas grand-chose à voir fuir tout dun coup ce qui échappait goutte à goutte. Mourir plus tôt ou plus tard est indifférent ; bien ou mal mourir ne lest pas. Or, bien mourir, cest nous soustraire au danger de mal vivre. Aussi regardé-je comme des plus pusillanimes le mot de ce Rhodien[2] qui, jeté par un tyran dans une fosse et nourri là comme une bête sauvage, dit à quelquun qui lui conseillait de se laisser mourir de faim : « Tant que la vie lui reste, lhomme peut tout espérer. » Cela fût-il vrai, la vie doit-elle sacheter à tout prix ? Lavantage le plus grand et le mieux assuré, je ne voudrais pas lobtenir par un indigne aveu de lâcheté. Irai-je songer que la Fortune peut tout pour celui qui vit encore ? Pensons plutôt quelle ne peut rien contre qui sait mourir.
Il est des cas pourtant où, sa mort fût-elle sûre, imminente, et fût-il instruit que la peine capitale lattend, la main du sage ne se prêtera point à exécuter larrêt. Cest folie de mourir par crainte de la mort. Voici venir celui qui tue : attends-le. Pourquoi le devancer ? Pourquoi te faire lagent de la cruauté dautrui ? Es-tu jaloux du bourreau, ou plains-tu sa peine ? Socrate pouvait finir sa vie en sinterdisant toute nourriture et préférer la faim au poison ; cependant il passa trente jours en prison et dans lattente du supplice, non avec lidée que tout était possible, quun si long délai ouvrait le champ à beaucoup despérances, mais il voulait satisfaire aux lois et que ses amis pussent jouir de Socrate à ses derniers instants. Quy eût-il eu de plus absurde que lhomme qui méprisait la mort redoutât la ciguë ? Scribonia, femme dun haut mérite, était la tante de Drusus Libo, jeune homme aussi stupide que noble, et à prétentions plus élevées quon ne les eût permises à qui que ce fût en ce temps-là, ou à lui-même en aucun temps. Au sortir du sénat, rapporté malade dans sa litière qui certes nétait pas suivie dun nombreux convoi, car tous ses proches avaient indignement abandonné celui qui pour eux nétait déjà plus un accusé, mais un cadavre, il délibéra sil se donnerait la mort ou sil lattendrait, « Quel plaisir auras-tu, lui dit Scribonia, à faire la besogne dautrui ? » Elle ne le persuada pas, il se tua et fit bien ; car devant mourir trois on quatre jours après, au gré de son ennemi, vivre cétait préparer à cet ennemi une jouissance. Tu ne saurais donc décider en thèse générale sil faut prévenir ou attendre la mort quand une violence étrangère nous y condamne ; une foule de circonstances peuvent déterminer pour ou contre. Si je puis opter entre une mort compliquée de tortures et une mort simple et douce, pourquoi ne prendrais-je pas cette dernière ? Tout comme je fais choix du navire, si je veux naviguer ; de la maison, sil me faut un logis, ainsi du genre de mort par où je voudrais sortir dici. Et de même que la vie nen est pas meilleure pour être plus longue, la mort la plus longue est la pire de toutes. La mort est la chose où lon doit le plus agir à sa fantaisie : lâme na quà suivre son premier élan : préfère-t-elle le glaive, le lacet ou quelque breuvage propre à glacer les veines, quelle achève son oeuvre et brise les derniers liens de sa servitude. On doit compte de sa vie aux autres, de sa mort à soi seul. La meilleure est celle quon choisit.
Il est absurde de se dire : « On prétendra que jai montré peu de courage, ou trop dirréflexion, ou quil y avait des genres de mort plus dignes dun grand coeur. » Dis-toi plutôt que tu as en main la décision dune chose où lopinion na rien à voir. Nenvisage quun but : te tirer des mains de la Fortune au plus vite ; sinon il ne manquera pas de gens qui interprèteront mal ta résolution. Tu trouveras même des hommes professant la sagesse qui nient quon doive attenter à ses jours, qui tiennent que le suicide est impie et quil faut attendre le terme que la nature nous a prescrit. Ceux qui parlent ainsi ne sentent pas quils forment les voies à la liberté. Un des plus grands bienfaits de léternelle loi, cest que pour un seul moyen dentrer dans la vie, il y en a mille den sortir. Attendrai-je les rigueurs de la maladie ou des hommes, quand je puis me faire jour à travers les tourments et balayer les obstacles ? Le grand motif pour ne pas nous plaindre de la vie, cest quelle ne retient personne. Tout est bien dans les choses humaines dès que nul ne reste malheureux que par sa faute. Vous plaît-il de vivre ? vivez ; sinon, vous êtes libres : retournez au lieu doù vous êtes venus. Pour calmer une douleur de tête vous vous êtes maintes fois fait tirer du sang ; pour diminuer une pléthore, on vous perce la veine ; or il nest pas besoin quune large blessure partage vos entrailles pour vous ouvrir les vastes champs de la liberté : une lancette suffit ; la sécurité est au prix dune piqûre.
Doù nous vient donc tant dapathie et dhésitation ? Nul de nous ne songe quil devra un jour quitter ce domicile. Comme danciens locataires, trop attachée aux lieux et à leurs habitudes, les incommodités qui nous pressent ne peuvent nous en chasser. Veux-tu être indépendant de ton corps ? Ne lhabite que comme un lieu de passage. Considère-le comme une tente dont tôt ou tard il faudra te passer : tu subiras avec plus de courage la nécessité den sortir. Mais comment la pensée de finir viendra-t-elle à qui désire tout et sans fin ? Rien au monde nest plus nécessaire à méditer que cette question du départ ; car pour les autres épreuves, on sy aguerrit peut-être en pure perte. Nous aurons préparé notre âme à la pauvreté ; et nos richesses nous seront restées. Nous laurons armée de mépris contre la douleur ; et, grâce à une santé ferme et inaltérable, jamais lessai de cette vertu ne nous sera demandé. Nous nous serons fait une loi de supporter avec constance la perte des êtres les plus regrettables ; et tous ceux que nous aimons auront survécu, respectés par le sort. Savoir mourir est la seule chose quun jour on exigera forcément de nous.
Ne va pas croire que les grands hommes seuls ont eu la force de rompre les barrières de lhumaine servitude. Ne prétends pas quil a fallu être Caton pour arracher de sa main cette âme que le glaive navait pu faire sortir. Des hommes de la condition la plus vile se sont, par un généreux effort, mis hors de tous périls : nétant pas maîtres de mourir à leur guise, ni de choisir tel quils leussent voulu linstrument de leur trépas, ils se sont saisis du premier objet venu ; et ce qui de sa nature était inoffensif, leurs mains courageuses en ont fait une arme mortelle. Naguère, au cirque des animaux, un des Germains commandés pour le spectacle du matin se retira, sous prétexte dun besoin naturel, dans le seul endroit où les gardiens le laissaient libre ; là il prit le morceau de bois où était fixée léponge nécessaire à la propreté du corps, se lenfonça tout entier dans la gorge, et interceptant le passage de lair parvint à sétouffer. « Cétait traiter la mort avec peu de respect ! » Sans contredit. « Et dune façon bien sale et bien peu noble ! » Eh ! quoi de plus sot, quand on veut mourir, que de faire le délicat sur les moyens ? Voilà un homme de coeur ! Quil méritait bien quon lui laissât le choix de sa mort ! Quel noble usage il eût fait dun glaive ! Quil se serait intrépidement jeté dans les profondeurs de la mer ou sur les pointes aiguës dun rocher ! Privé de toute ressource, il sut ne devoir quà lui-même la mort et larme qui la lui donna : il nous apprit que pour mourir rien ne nous arrête que la volonté. Quon juge comme on voudra, laction de cet homme énergique, mais quon reconnaisse que le trépas le plus immonde est préférable à la plus élégante servitude. Jai commencé à citer des hommes de la classe la plus abjecte, je vais poursuivre, car on exigera davantage de soi en voyant ceux quon méprise le plus sélever au mépris de la mort. Les Catons, les Scipions, et dautres dont les noms sont pour nous lobjet dune admiration traditionnelle, nous les croyons trop grands pour être imités ; Eh bien ! nous allons voir le même courage offrir daussi nombreux exemples dans une ignoble arène que chez nos héros de guerre civile. Tout récemment un malheureux, conduit sur un chariot entouré de gardes pour servir au spectacle du matin, feignit dêtre accablé de sommeil, laissa glisser sa tête vacillante jusque entre les rayons de la roue, et attendit, ferme sur son siège, quen tournant elle lui rompît le cou ; le chariot même qui le menait au supplice servit à ly soustraire.
Il nest plus dobstacles pour qui veut les rompre et sortir de la vie. Le lieu où la nature nous garde est ouvert de toutes parts. Tant que le permet la nécessité, voyons à trouver une issue plus douce ; avons-nous sous la main plus dun moyen daffranchissement, faisons notre choix, examinons lequel réussira le mieux : loccasion est-elle difficile, la première venue sera la meilleure, saisissons-la, fût-elle inouïe et sans exemple. Les expédients ne sauraient manquer pour mourir là où le courage ne manque pas. Vois les derniers des esclaves : quand laiguillon du désespoir les presse, comme leur génie séveille et met en défaut toute la vigilance de leurs gardiens ! Celui-là est grand qui simpose pour loi le trépas et qui sait le trouver.
Je tai promis plusieurs exemples de gladiateurs. Voici le dernier. Lors de la seconde naumachie, un Barbare se plongea dans la gorge la lance quil avait reçue pour combattre. « Pourquoi, se dit-il, ne pas me soustraire à linstant même à tous ces supplices, à toutes ces risées ? Jai une arme, attendrai-je la mort ? » Ce fut là une scène dautant plus belle à voir quil est plus noble à lhomme dapprendre à mourir quà tuer. Eh quoi ! Lénergie quont des âmes dégradées et des malfaiteurs, ne laurons-nous pas, nous qui pour braver les mêmes crises sommes armés par de longues études et par le grand maître de toutes choses, la raison ? Nous savons par elle que le terme fatal a diverses avenues, mais est le même pour tous, et quil nimporte par où commence ce qui aboutit à même fin. Par elle nous savons mourir, si le sort le permet, sans douleur, sinon, par tout moyen possible, et nous saisir du premier objet propre à trancher nos jours. Il est inique de vivre de vol ; mais voler sa mort est sublime.
[1] Virgile, Énéide (III, 72)
[2] Télesphore