OBSERVATIONS IMPORTANTES

1. Les mots renfermés entre les signes <> sont des mots ajoutés pour l’intelligence du texte ;

2. Les mots compris entre crochets expliquent le texte ;

3. Les mots imprimés en italique dans le texte français indiquent des mots pris dans un sens conventionnel :

citadelle = lat. arx, au sens de « demeure du tyran » ;

couleur = lat. color, désigne les excuses imaginées par les rhéteurs pour telle ou telle circonstance de la cause ;

parricide = lat. parricida ou parricidium, dans l’acception de « acte aussi épouvantable que l’assassinat d’un père ou d’une mère, ou personne qui se rend coupable d’un tel acte » ;

question = lat. quaestio, au sens de « question de droit posée dans la division » ;

trait = lat. sententia, au sens de « pensée exprimée sous une forme concise, brillante et piquante » ;

4. Les mots imprimés en italique dans le texte latin sont ceux qu’on retrouve dans les Excerpta ;

5. Les tirets séparent les différents arguments apportés par un rhéteur ;

6. Les numéros de controverses entre parenthèses correspondent à l’ancienne numérotation des controverses.

SÉnÈque le RhÉteur

Controverses

traduction Henri Bornecque, 1932

II (17) POPILLIUS ASSASSIN DE CICÉRON

Il pourra y avoir procès pour conduite blâmable.

Popillius, accusé de parricide, avait été défendu par Cicéron et acquitté. Quand Cicéron fut proscrit. Popillius, envoyé par Antoine contre lui, le tua et rapporta sa tête à Antoine. On l’accuse pour sa conduite.

[CONTRE POPILLIUS]. 1. Sépullius Bassus. Si Cicéron avait accusé Popillius [au lieu de le défendre], il vivrait encore. — Popillius a tué Cicéron ; vous ne doutez plus, je l’espère, qu’il n’ait tué son père. — « Pour qu’il meure d’un seul coup, je te donnerai tant : » me sera-t-il permis de faire cette convention pour Cicéron ?

Gavius Sabinus. La seule chose qui dépendait de nous, nous l’avons faite : le moment est venu où Popillius regrette Cicéron. — « Popillius, lui dit < Antoine >, tu es capable de tuer Cicéron, car tu es capable de tuer même ton père. »

Porcius Latron. Certainement, puisqu’il était destiné à tuer Cicéron, il devait commencer par son père. — « Antoine, dit-il, m’a donné cet ordre. » Ne rougis-tu pas, Popillius ? Ton général t’a cru capable d’un parricide. — Il lui a tranché la tête, il lui a coupé la main, si bien que le moindre de ses crimes est d’avoir tué Cicéron. — Indignité ! Si heureuse pour nous que soit l’issue de ce procès, nous aboutirons uniquement à faire rougir celui qui a tué Cicéron. — Grands dieux ! L’assassinat de Cicéron, je dois le nommer une « conduite blâmable ».

2. Albucius Silus. Il frappe ce grand homme à la gorge et lui tranche la tête au ras de l’épaule. Va maintenant prétendre que tu n’es pas un parricide.  Tu as pourtant été favorisé du bonheur une fois, en tuant ton père avant Cicéron. — Cicéron a touché les juges pour un parricide, plus facilement que son client pour lui-même. — Défenseurs, cet exemple vous touche : Popillius déteste surtout les hommes auxquels il doit le plus. — Où que vous soyez, juges, qui avez siégé lors de son premier procès, ne vous repentez-vous pas de l’avoir acquitté ?

Argentarius. Il est impie, il est ingrat, et, j’ose le dire, il est parricide : celui qui l’avait défendu s’en est bien aperçu. — Tourne tes yeux vers le forum : c’est là que tu t’es assis au-dessous de Cicéron [qui te défendait] ; tourne tes yeux vers les rostres [où l’on avait cloué la tête et les mains de Cicéron] : c’est là que tu t’es tenu debout au-dessus de Cicéron. — Quel a été le pouvoir de ton éloquence, Cicéron ! C’est pour conduite blâmable que Popillius est accusé. — Il a coupé la tête de son défenseur voilà, longtemps après, les marques de respect de ce client acquitté. — Pitié maintenant, je t’en prie, Popillius, Antoine ne t’a ordonné que le meurtre de Cicéron.  Il a commis deux parricides : l’un, vous en avez entendu parler, l’autre, vous l’avez vu.

3. Cestius Pius. Si je dis : « Sa jeunesse a été honteuse, son enfance a été infâme, » il me répondra : « Cicéron les a déjà défendues. » — N’as-tu pas honte, Popillius ? Celui qui t’avait accusé vit encore [et ton défenseur est mort]. « Quoi de plus commun pour les vivants que l’air, pour les morts que la terre, pour ceux qui sont le jouet des flots que la mer, pour les naufragés que le rivage ? » Parricide, tu n’aurais même pas eu tout cela.

Fulvius Sparsus. Antoine n’aurait jamais cru que Popillius commettrait ce crime, s’il ne s’était souvenu qu’il avait été jusqu’au parricide.  Indignité ! C’est moi qui défends Cicéron, quand il a défendu Popillius !

Menton. Seul Popillius a eu le courage de tuer Cicéron, comme Cicéron seul a eu le courage de défendre Popillius. — Ce parricide, que niait Cicéron vivant, sa mort l’a prouvé. — Étrange destinée de Cicéron ! Antoine, qu’il avait accusé, l’a proscrit, Popillius, qu’il avait défendu, l’a tué. — Si tu avais été condamné, le bourreau t’aurait alors cousu dans un sac. — Je vois ce qu’il peut répondre Antoine ne croira pas que Popillius a tué Cicéron, à moins qu’il ne lui en apporte une preuve.

4. Triarius. Sois pour Cicéron comme les parents de Catilina, les amis de Verrès et les clients de Clodius : ne touche pas à un proscrit. — Il ose même porter ses mains sur un mort ; il mutile celui qu’il a tué : Popillius, c’est là ton troisième parricide.

Pompeius Silon. Comment faciliter ton rôle ? Ne sois pas, pour Cicéron, plus cruel qu’Antoine.

Cornélius Hispanus. Dis : « Antoine, je suis capable de ce crime ; j’ai tué mon père aussi. » — Les amis de Cicéron étaient tranquilles, du moment qu’on envoyait contre lui Popillius.

Arellius Fuscus. Tu as pu tuer Cicéron ? Et lui qui nous avait si bien persuadé que tu étais incapable d’un parricide ! Tu as tué, toi, Cicéron, quand il te disait : « As-tu à redouter quelque dénonciation de tes compagnons ! Cicéron doit-il craindre un seul de ceux qui accompagnent Popillius ? »

5. Q. Haterius. Celui qui, autrefois, est revenu < à Rome> porté sur les épaules de toute l’Italie, voilà comme, aujourd’hui, l’y ramène un Popillius ! — Quand la tête de Cicéron eut été placée en évidence sur les rostres, la crainte avait beau enchaîner les âmes, le peuple ne put retenir ses gémissements.

Julius Bassus. Il dit : « Cicéron était proscrit. » Dans tous les cas, ton père, lui, ne l’était pas.

Blandus. Les dieux mânes du vieux Popillius, et l’âme de ce père qui n’est pas encore vengé, voilà ce qui te poursuit, Cicéron, pour te forcer à reconnaître un parricide que tu as nié.

Capiton. J’ai traduit devant vous le criminel le plus coupable que porte la terre, ingrat, impie, assassin, deux fois parricide, un homme qui n’a de l’homme que le nom ; cependant je ne crains rien de sa colère : à ses défenseurs de s’en préoccuper. Popillius ne tue jamais que ses bienfaiteurs. Je ne désespère même pas d’obtenir une condamnation, car il n’a plus Cicéron pour le défendre. < Ce que > je crains, c’est de ne pas être à la hauteur de la cause : c’est une tâche plus lourde de venir se plaindre que Cicéron a été tué par Popillius, que de montrer, comme Cicéron autrefois, que Popillius n’avait pas tué son père. — 6. Un homme a pu tuer Cicéron après l’avoir entendu ? Le marais de Minturnes n’engloutit pas Marius exilé ; le Cimbre, même dans le captif, vit son général ; un préteur se détourna de sa route pour ne pas apercevoir l’exilé ; celui qui avait vu Marius assis sur le bord d’un chemin se le représenta sur sa chaise curule. — Pourquoi accuser Popillius ? Il a traité son défenseur comme son père. — Cn. Pompée, après avoir soumis les terres et la mer, ne craignit pas de se déclarer le client d’Hortensius ; pourtant Hortensius avait défendu les biens de Pompée, non sa vie. — Romulus, en fondant ces murs, Romulus, notre père placé dans le ciel parmi les dieux, a fait une Rome moins grande que celle que Cicéron a sauvée. 7. Métellus éteignit l’incendie du temple de Vesta, Cicéron l’incendie de Rome. Scipion [le premier Africain] peut se glorifier d’avoir triomphé d’Annibal, Fabricius de Pyrrhus, le deuxième Scipion [l’Asiatique] d’Antiochus, Paul-Emile de Persée, Crassus de Spartacus, Pompée de Sertorius et de Mithridate : aucun ennemi ne s’est jamais plus approché de Rome que Catilina. — Il apporte cette tête en la tenant par les cheveux, et le sang qui en coulait souille le lieu même où elle avait parlé pour Popillius.

Butéon Quel n’est pas le pouvoir de l’éloquence ! Elle a prouvé que cet homme n’avait pas tué son père, alors qu’il était capable de tuer Cicéron.

Marullus. Si j’étais l’ennemi des avocats, je souhaiterais l’acquittement de l’accusé. — J’ai jugé honteux que Cicéron ne trouvât pas de défenseur dans une ville où un Popillius même a pu en trouver un.

[DIVISION]. 8. Peu d’historiens nous ont donné Popillius comme l’assassin de Cicéron ; encore, d’après eux, avait-il été défendu par Cicéron, non contre une accusation de parricide, mais dans une cause privée : ce sont les déclamateurs qui jugèrent bon qu’il eût été accusé de parricide. Or, ils l’accusent comme s’il ne pouvait être défendu, et on pouvait si bien l’acquitter qu’il a même pu ne pas être accusé du tout. Latron n’aimait pas la façon dont certains orateurs s’y prenaient pour l’accuser : « je te reproche, <disaient-ils>, d’avoir tué un homme, un citoyen, un sénateur, un consulaire, Cicéron, ton défenseur. » En effet, ce procédé, au lieu d’augmenter l’indignation, la fatigue. Il faut en venir tout de suite au point que l’auditeur est impatient de voir toucher ; car, pour le reste, la cause de Popillius est si bonne que, si on retranche l’accusation d’avoir tué son défenseur, il ne court aucun risque : il s’excusera sur les contraintes qu’imposaient les guerres civiles. Aussi ne veux-je pas qu’on fasse passer l’accusé par des degrés, qui lui permettent de s’évader sans danger tant qu’il voudra. En effet la guerre lui donnait le droit de tuer un homme, un citoyen, un sénateur, un consulaire ; son crime même est d’avoir tué non pas Cicéron, mais son défenseur. Or il est tout naturel que ce crime, qui n’aurait jamais dû être commis contre un défenseur, quel qu’il fût, paraisse plus indigne, quand ce défenseur est Cicéron. » 9. Latron l’accusa pour sa conduite, d’abord parce qu’il avait vécu de telle façon qu’il avait été poursuivi pour parricide, ensuite parce qu’il avait tué son défenseur. Il posa les questions suivantes : peut-on l’accuser pour un crime dont il a été absous ? « Si quelqu’un, dit Popillius, voulait actuellement m’attaquer pour parricide, il ne le pourrait pas. Comment donc me punir pour un crime qu’on ne peut pas me reprocher ? » A-t-on le droit d’attaquer < devant les tribunaux > pour des actions faites durant les guerres civiles ?

En développant ce point, Varius Géminus dit joliment : « Mettre en accusation cette époque, c’est parler de la conduite non d’un homme, mais de l’Etat. » Si l’on peut attaquer des actions faites durant les guerres civiles, doit-on attaquer celle-là ? Il subdivisa cette question ainsi qu’il suit : même s’il a été forcé d’agir ainsi, faut-il l’excuser ? Il est des actes, en effet, auxquels nulle contrainte ne doit nous forcer. A cet endroit Latron s’écria au milieu des acclamations. « Ainsi toi, Popillius, sur l’ordre d’Antoine, tu irais jusqu’à tuer ton père. » Ensuite a-t-il été forcé d’agir ainsi ? « Tu aurais pu trouver une excuse, tu aurais pu envoyer un messager à Cicéron pour l’avertir et lui permettre de fuir ; dans tous les cas tu n’étais pas forcé de couper au cadavre la main et la tête. »

[COULEURS]. 10. Pour Popillius, Latron employa une couleur simple : il avait agi, contraint par la nécessité ; c’est à cet endroit qu’il plaça ce trait : « Tu t’étonnes que Popillius ait été contraint de tuer Cicéron, à une époque où Cicéron a été contraint de mourir. »

Albucius dit que, pour le châtiment de Cicéron, Antoine avait choisi un homme très lié avec Cicéron, comme pour lui faire toucher du doigt sa destinée. « La mort de la main de Popillius, dit-il, lui sera plus pénible que la mort < même > ».

Marcellus Aeserninus employa la même couleur, mais autrement. « Antoine, dit-il, se demandait : Quel supplice imaginer contre Cicéron ? Ordonnerai-je de le tuer ? Depuis longtemps déjà il a fortifié son âme contre la crainte de la mort : il sait que la mort n’est pas prématurée, quand on est consulaire, ni malheureuse, quand on est philosophe ; il me faut quelque chose de nouveau, qu’il n’attende pas, qu’il ne redoute pas ; s’il ne s’indigne pas de tendre la gorge à un ennemi, il s’indignera de la tendre à un client. Qu’on appelle Popillius, pour apprendre à Cicéron à quoi lui sert d’avoir défendu des accusés. »

11. Pompeius Silon se servit de la couleur suivante : « J’étais indigné de la proscription et le disais parfois assez librement. « Je ne m’en étonne pas, < observa Antoine > ; tu es un client de Cicéron : raison de plus pour que tu ailles mettre à mort ton cher Cicéron. » Et il imagina ce trait, qui tranche sur sa faiblesse habituelle « Nous avons été punis tous les deux, mais par des moyens opposés : la proscription, pour Cicéron, a été d’être tué, pour moi de le tuer. »

Voici la narration de Marullus, notre maître : « J’ai reçu un ordre du général, un ordre du vainqueur, un ordre de l’homme qui proscrivait. J’aurais pu, moi, lui opposer un refus, quand la république ne pouvait le faire ? »

Blandus adopta la couleur que voici : « J’ai voulu, dit Popillius, trouver une échappatoire ; je répondis : « Cicéron m’a défendu ; » il répliqua : « Je le sais ; moi, il m’a accusé. Va lui montrer que son accusation contre Antoine lui fait plus de tort que son plaidoyer pour Popillius ne lui fait de bien. »

12. Butéon se servit de cette couleur-ci : « Qu’on appelle le Cicéronien, son client, son ami ; j’ai imaginé de faire mourir Cicéron de sa main. »

Cestius imagina celle-ci : « Le service dans le camp d’Antoine était fort pénible pour moi, précisément parce que j’étais client de Cicéron ; on me confiait les expéditions les plus difficiles. Cette fois encore on m’a mandé comme pour me punir. « Va, m’a dit Antoine, va tuer Cicéron, et, ajouta-t-il, je ne te croirai pas, si tu ne m’apportes pas sa tête ; » et il admira beaucoup plus sa puissance en voyant que Popillius ne pouvait lui refuser de tuer Cicéron. »

Arellius Fuscus prit la couleur que voici : « Il s’était attaché au parti d’Antoine, pour être utile à Cicéron, s’il le pouvait ; une fois la liste publiée, il se jeta aux genoux d’Antoine et l’implora en faveur de Cicéron ; irrité, Antoine lui dit : « Raison de plus pour que tu ailles tuer cet homme que tu voudrais ne pas voir mourir. » Cette couleur déplaisait à Passiénus, parce qu’elle introduit un autre sujet car, si telle a été la conduite de Popillius, il n’a pas à s’en défendre, mais plutôt à s’en glorifier.

13. Romanius Hispon employa une couleur violente et dure ; car il donna un avocat à Popillius et dit qu’il défendrait de façon différente Popillius et Antoine ; il dirait pour Popillius : « Je voulais ne pas le tuer, j’y ai été forcé ; » pour Antoine : « Il fallait que Cicéron fût tué. » Et il développa cette idée que la république ne pouvait être pacifiée qu’en faisant disparaître cet homme qui en troublait le repos. De tous les déclamateurs, il fut seul à attaquer Cicéron. « Quoi, dit-il, lorsqu’il déclarait ennemis publics Antoine et tous les soldats d’Antoine, ne comprenait-il pas que, lui aussi, il proscrivait Popillius ? » Cette couleur, au premier abord, est un peu difficile à admettre, mais il la mania remarquablement.

Varius Géminus dit : « Lorsque Antoine me donna l’ordre, je l’acceptai, pour qu’on n’envoyât pas un client de P. Clodius, qui, avant de tuer Cicéron, l’accablerait d’outrages et le déchirerait vivant. »

14. Argentarius dit : « Antoine me fit demander ; je vins : depuis la proscription il était devenu plus terrible même pour ses amis. Je reçus l’ordre de tuer Cicéron que pouvais-je faire ? Ne pas obéir ? Je n’avais pour cela qu’un moyen : me tuer, et Cicéron même ne pouvait l’exiger ! »

En parlant pour l’accusateur, tous les orateurs voulurent dire quelque chose de nouveau, à propos du moment où Popillius arrive près de Cicéron. Latron dit : « Il avait condamné sa porte : personne n’entrait chez le proscrit. Popillius, lui, aussitôt arrivé, fut reçu. »

Cestius dit : « Dès qu’on l’annonça à Cicéron, il répondit : « Je suis toujours de loisir pour Popillius. »

Cornélius Hispanus supposa même que Cicéron lui fit des reproches : « Popillius, si tard ? »

Albucius dit : « Qu’y a-t-il, Popillius ? Ma retraite n’est-elle pas sûre ? Faut-il en changer ?

Maladroitement Sabidius Paulus représenta Cicéron en train de lire justement le discours qu’il avait prononcé pour Popillius.

Et Murrédius ne voulut pas que cette controverse s’achevât sans une preuve de sa sottise. Il décrivit en effet Popillius portant la tête et la main de Cicéron et il ajouta ce trait à la Publilius Syrus : « Popillius, de quelle façon différente, quand tu étais accusé, tu touchais la tête de Cicéron et lui tenais la main ! »