SATIRE DE SULPICIA

Traduction et notes de A. PERREAU (1863)

Muse, permets que je t’entretienne un moment sur le mode qui te sert à chanter les héros et les batailles. Oui, Muse de l’épopée, c’est à toi que je m’adresse ; c’est à toi que je confie mes sérieuses pensées. Je quitte donc et le phaleuce à la marche légère, et les trimètres de l’ïambique régulier, et les mesures brisées de cet autre ïambique, dont le poète de Cla­zomène a fait l’arme de la colère. Je fais plus : tous ces essais poétiques où j’osai défier les Grecques et donner à nos Romaines l’exemple d’une satire nouvelle, j’y renonce avec courage pour être à toi, pour prendre tes accents souverains, ô la plus éloquente des neuf Soeurs ! Daigne m’entendre, et descends à ma prière.

Que prépare-t-il, dis-moi, le père des immortels ? Veut-il changer la face de la terre et la marche des siècles ? Veut-il retirer aux humains les arts dont il avait doté leur jeunesse, leur ôter avec le langage la raison qui les guide, et les ramener au temps où ils se traînaient à plat ventre, cherchant le gland des bois et les sources d’eau claire ? Ou bien, continuant ses bienfaits et la civilisation au reste de la terre, frappe-t-il seule­ment la race italique et les descendants de Romulus ?

Car, enfin, à quoi Rome doit-elle sa grandeur ? À la force des armes et aux arts de la paix. Ses armes, exercées pendant longtemps par les combats intérieurs et la guerre sociale, elle les porta sur les mers de la Sicile et contre les remparts de Carthage, soumit les autres empires, et enfin toute la terre. Semblable alors à l’athlète vainqueur qui, resté seul sur l’arène, ne travaille plus qu’à se contenir lui-même, le peuple romain, n’ayant plus de rivaux à combattre, et ayant enchaîné au loin les nations sous les rênes de son gouvernement, se replie sur lui-même pour se policer, pour se donner les arts de la Grèce : alors tout ce qu’il avait conquis sur la terre et sur les eaux est régi par la sagesse les douces lois de la raison. C’étaient là ses appuis ; sans ces appuis, il n’aurait pu se maintenir, et Jupiter aurait menti dans ses promesses, quand il disait à son épouse : Leur empire ne finira plus.

Et voilà que celui qui gouverne aujourd’hui dans Rome, un tyran qu’ont vieilli les excès, et qui s’affaisse sous son propre poids, bannit tous les arts et ne veut plus, dans la capitale, rien du nom ni de la race des sages. Quelle inconséquence ! nous avions cessé d’aller chercher les lumières chez les Grecs et dans les villes étrangères, nous voulions attirer par là leurs savants dans nos murs : et maintenant, les voilà, ces doctes personnages, proscrits et errants, obligés, pour sauver leur tête, d’anéantir eux-mêmes leurs ouvrages ; ils fuient, comme autrefois les Barbares, à l’approche de Camille, s’échappaient du Capitole, abandonnant leurs armes et l’or dans la balance. Vous avez donc failli, en vous formant aux leçons du philosophe de Rhodes, héros vainqueur de Numance et de Carthage ; vous avez donc failli, vous tous guerrriers-orateurs qui conquîtes l’Afrique ! Caton, le vieux Caton, l’un de vous, se demandait alors si les enfants de Rome ne s’affermissaient pas davantage dans les revers que dans les succès. La question n’est plus douteuse quand l’amour de la patrie, quand une épouse captive au sein de ses foyers les anime à combattre, tous sont unis, tous se pressent l’un contre l’autre, comme les essaims jaunissants qui se hérissent de leurs dards contre les guêpes descendues des hauteurs de Monéta. Mais, le péril passé, l’abeille victorieuse néglige ses rayons : rois, peuples, tout s’endort dans un som­meil léthargique. Ainsi les Romains se perdent dans les dou­ceurs d’une trop longue paix.

Voici comment finit l’entretien : « Aimable déesse, toi qui fais pour moi tout le charme de l’existence, daigne inspirer désormais les sages, comme autrefois quand Smyrne périssait sous les coups des Barbares ; donne-leur l’avis d’émigrer au­jourd’hui comme alors, ou suggère-leur quelque autre de tes divins conseils ! daigne du moins, en faveur de Calénus, abais­ser tes regards sur les murs de Rome et sur notre cher Tibur ! »

A ces mots Calliope a bien voulu répondre : « Bannis pour mon culte de justes alarmes, le tyran a comblé la mesure, et sa mort va nous venger de ses outrages. Non, nous n’avons point quitté les bosquets de Numa et nos sources sacrées ; nous nous rions auprès d’Égérie d’une tentative insensée. Adieu, calme-toi ; ta noble douleur vivra dans l’avenir ; c’est le choeur des Muses, c’est l’Apollon romain qui te le promet par ma voix. »


NOTES DE LA SATIRE DE SULPICIA

On croit que Sulpicia était de l’illustre famille des Sulpicius, qui a brillé sous la république et sous l’empire. Si nous devons ajouter foi aux éloges du satirique Martial, Sulpicia aura été le modèle de son temps par ses vertus conjugales, comme par ses talents littéraires (X, 35).

Tandis que les querelles du ménage et les tracasseries de la vie domestique égaient trop souvent le public et défraient la satire ou la comédie, c’était, à ce qu’il paraît, le charme d’une union heureusement assortie, c’était la douceur d’une vie qu’embellissaient l’étude et l’amour, qui inspiraient à Sulpicia ses poésies, et qui lui attiraient tant de lecteurs. Voilà le phénomène qui ravit d’admiration le faiseur d’épigrammes Martial, et que célébrait le grave Sidoine Apollinaire plus de trois cents ans après que Sulpicia et son époux avaient cessé d’exister.

Non quod Sulpicia, jocos Thaliae ;

Scripsit blandiloquos suo Caleno.

L’heureux couple goûtait ces plaisirs que donnent aux âmes honnêtes la sagesse et l’amitié ; il s’égayait aux dépens des méchants et des sots, et mettait à profit pour sa gloire littéraire les travers de la société.

Ce bonheur, qui dura, dit-on, quinze années, fut troublé par l’édit de Domitien, qui exilait de Rome tout ce qui cultivait les lettres et la philosophie. « II ne voulait plus, dit Tacite, que quelque chose d’honnête vînt blesser les regards. » Calénus, pour sauver sa tête, fut obligé de renoncer à ses travaux et à ses livres, et d’aller vivre loin de Sulpicia.

C’est à cette occasion que fut composé le seul ouvrage qui nous reste de cette femme célèbre. Profondément blessée dans tous les sentiments de son âme, elle exhala en vers sa noble douleur, et entonna un chant qui fut comme l’hymne funèbre de la tyrannie.

Avant cette production originale, Sulpicia était déjà connue par plusieurs écrits : elle s’était exercée dans la poésie légère et sur tous les tons du mode ïambique ; elle avait, dans la satire, ouvert une route nouvelle aux dames romaines qui voudraient devenir les rivales de la Grèce :

Primaque Romanas docui contendere Graiis.

ARGUMENT

Cette satire a été écrite à l’occasion de l’édit de Domitien qui chassait de Rome les philosophes, et qui proscrivait la philosophie elle-même. La noblesse des sentiments et des idées, la dignité de l’expression, les formes grandioses de la composition, tout ici répond à la gravité du sujet. L’auteur s’élève au ton de la plus haute poésie, et c’est avec la Muse de l’épopée qu’elle s’entretient des malheurs des lettres et des destinées de Rome.

V. 1, 2, 3. Oui, Muse de l’épopée, c’est à toi que je m’adresse ; c’est à toi que je confie mes sérieuses pensées. C’est le vrai sens du Nam tibi secessi, tecum penetrale retractans consilium : cela n’a guère été compris des traducteurs, ni des commentateurs même. Ils ne sentent pas que Sulpicia cherche à élever les lecteurs à la hauteur de son sujet, comme elle s’y élève elle-même ; à les mettre dans le ton où elle-même se place ; et que pour cela elle est obligée de bien le marquer dans son début.

V. 4. Le phaleuce à la marche légère. Le vers phaleuce était ainsi nommé du nom du poête grec qui l’avait inventé. Ce qui en rendait la marche légère, c’est que, de ses cinq pieds, les trois derniers étaient des chorées. II était employé pour les petits sujets, pour ce que nous appelons la poésie fugitive.

V. 5. Les trimètres de l’ïambique régulier. C’est l’ïambique ordinaire, qui a six pieds ou trois mesures. Lorsque tous les pieds sont des ïambes, on dit que le vers est un ïambique pur ; lorsque les pieds pairs seulement, le 2e, le 4e et le 6e, sont des ïambes, on dit que le vers est ïambique régulier.

Et les mesures brisées de cet autre ïambique, etc. C’est l’ïambique scazon ou boiteux qu’elle désigne par cette périphrase ; c’est le mètre du Prologue de Perse.

Hipponax passait pour en être l’inventeur. Sulpicia appelle cet Hipponax le poète de Clazomène ; ce n’est pas qu’il fût réellement de Clazomène, mais il y alla vivre, lorsqu’il fut obligé de quitter Éphèse sa patrie. On dit qu’il imagina le scazon pour servir sa vengeance et punir Bupalus et Athénis, deux sculpteurs qui l’avaient représenté horiblement laid ; il paraît cependant qu’ils n’avaient, fait que le représenter tel qu’il était.

V. 8. Et donner à nos Romains l’exemple d’une satire nouvelle. Le genre satirique admet une licence que l’on ne pardonne point aux femmes, et qu’on ne leur passait point même dans l’antiquité. Il parait que Sulpicia aurait donné le modèle d’une satire innocente et chaste, puisque Martial vante la grâce pudique de ses ouvrages. Elle avait probablement fait pour la satire latine à peu près ce que Ménandre avait fait pour la comédie ancienne chez les Grecs : elle avait cessé de marquer les noms et les visages ; elle avait évité avec soin les obscénités. Au reste, on sait que si les dames romaines, avant Sulpicia, n’écrivaient pas des satires, elles n’étaient d’ailleurs étrangères, depuis longtemps, ni à la littérature, ni aux arts ; seulement elles ne se faisaient pas auteurs de profession.

V. 13. Changer la face de la terre et la marche des siècles ? Le sens de patria saecula n’a pas été bien saisi : cette expression patria est à la fois neuve, forte et rapide ; par ce seul mot, Sulpicia indique la filiation des âges, et cet héritage de civilisation qui passe d’un siècle à un autre. De la manière dont l’auteur envisage son sujet, cette locution est pleine de naturel et de vérité. Lucrèce avait dit :

........ Generatim saecla propagant.

 V. 14. Les arts dont il avait doté leur jeunesse. J’ai cherché à rendre le morientibus par un équivalent et une transposition.

V. 15. Leur ôter avec le langage la raison qui les guide. On croit, avec beaucoup de vraisemblance, que les signes et le langage sont à peu près indispensables pour penser, et que l’homme, redevenu muet, redeviendrait sauvage. Cette idée de Sulpicia, comme une foule d’autres de sa pièce, est d’un esprit très cultivé.

V. 17. Les sources d’eau claire. Lorsque l’eau était la seule boisson de l’homme, il était fort important que, du moins, elle fût claire. L’épithète n’est ici ni oiseuse, ni simplement d’ornement ; elle est juste et comme nécessaire. Remarquons encore la beauté de ces expressions pittoresques, procumbere et surreximus : deux mots suffisent à l’auteur pour peindre l’état sauvage de l’homme.

V. 24. Et enfin toute la terre. L’expression est presque rigoureusement exacte. Ils ont été maîtres de la plus grande partie de la terre avant la découverte du nouveau monde. Ils ont porté leurs armes dans le nord de l’Allemagne actuelle, et formé des établissements jusque dans le pays des Sarmates et des Scythes ; ils ont couvert le reste de l’Europe, soumis l’Asie Mineure et la haute Asie jusqu’à l’Euphrate et jusqu’à l’Indus, possédé toute l’Égypte et toute la Cyrénaïque, et poussé leurs établissements dans l’intérieur de l’Afrique, plus loin, selon toutes les apparences, que ne l’ont encore fait les modernes. Partout ils avaient des colonies, des cantonnements, des comptoirs de commerce, des voies militaires et des chariots de poste, des ouvrages d’architecture, des chaussées, des aqueducs, etc., etc.

V. 25. Semblable alors à l’athlète vainqueur, qui, resté seul sur l’arène, ne travaille plus qu’à se contenir lui-même. Belle image, grande et vraie. La plupart des images que les anciens tiraient du spectacle de leurs jeux ne sont si justes que parce qu’ils les avaient eues bien des fois sous les yeux, Nous empruntons trop souvent les nôtres à des objets que nous avons vus seulement en passant, ou que nous n’avons pas vus du tout, et dont nous n’avons quelquefois que des idées confuses.

V. 28. Enchaîné au loin les nations sous les rênes de son gouvernement. Quand les peuples n’étaient point abandonnés aux fureurs d’une milice terrible et aux exactions de proconsuls comme Verrès, quand ils n’étaient soumis qu’aux lois et à la police de Rome, ils devaient voler au-devant de son joug ; car elle leur apportait la civilisation au lieu de la barbarie, et la liberté au lieu de la tyrannie. Aussi, pendant longtemps, ne voit-on d’opposition et de soulèvement contre le gouvernement romain que parmi les Barbares qui ne le comprenaient pas. Les malheurs de l’empire tenaient aux révoltes des légions et aux guerres civiles de leurs chefs.

V. 31. Est régi par la sagesse et les douces lois de la raison. Sans doute les connaissances des modernes sont de beaucoup supérieures à celles des anciens, et la raison de l’homme a fait dans ces derniers siècles d’immenses progrès ; mais la science du gouvernement ne s’est point perfectionnée dans la même proportion que les autres sciences, que les arts industriels et les beaux-arts : les Romains, à bien des égards, sont encore nos maîtres en fait de politique et d’administration.

V. 32. Sans ces appuis, il n’aurait pu se maintenir. Comment expliquer, en effet, la fortune de Rome, si ce n’est par la supériorité de sa discipline militaire et par la supériorité de son administration ? Stabat in his.

V. 33. Quand il disait à son épouse : «Leur empire ne finira plus. » C’est à Virgile que Sulpicia emprunte cette belle pensée, imperium sine fine dedi, cette pensée du roi du ciel communiquant ses desseins à son immortelle épouse ; mais l’on voit que sa philosophie regarde comme quelque chose de plus sûr que les promesses des dieux, la sagesse et les vertus des hommes.

V. 36. Un tyran qu’ont vieilli les excès, et qui s’affaisse sous son propre poids. Le latin est fort obscur. Non trabe, sed tergo prolapsus, est une locution ou peu connue, ou entièrement neuve ; dont il n’est pas facile de se rendre compte. On en devine le sens, on ne s’en explique pas bien la lettre : les commentateurs, qui expliquent tout ce qui n’a pas besoin d’être expliqué, auraient bien dû nous éclaircir ceci.

V. 37. Ne veut plus, dans la capitale, ni du nom ni de la race des sages. C’est, en d’autres termes, la pensée de Tacite. (Agricola, ch. II : « Expulsis insuper sapientiae professoribus, atque omni bona arte in exsilium acta, ne quid usquam honestum occurreret. »

V. 39. Nous avions cessé d’allée chercher les lumières chez les Grecs. Encore au temps de Cicéron et même de Virgile, les jeunes Romains allaient s’instruire dans la Grèce par des voyages, par un séjour de quelques années à Athènes ou dans les autres villes les plus policées. Sulpicia nous explique comment Rome était devenue elle-même la métropole des arts et des sciences, le centre de la civilisation.

Et dans les villes étrangères. - Hominum urbes. Par ces expressions, Sulpicia a probablement en vue Babylone, Alexandrie, Marseille, Syracuse et Tarente, villes dont le savoir et les écoles rivalisaient avec celles de la Grèce. Vers cette époque, la ville d’Autun était aussi fort célèbre par les études qui s’y faisaient.

V. 43. Les voilà, ces doctes personnages, proscrits et errants, obligés, pour sauver leur tête, d’anéantir eux-mêmes leurs ouvrages. Cette proscription des philosophes et de la philosophie par Domitien est un fait bien avéré, bien démontré par le témoignage de tous les auteurs, et qui cependant ne se concilie guère avec l’établissement d’un cours public d’éloquence à Rome par les soins de ce prince, le choix du sage et vertueux Quintilien pour remplir cette chaire, et l’estime que lui témoigna la cour, en le chargeant de l’éducation des jeunes princes. Il faut croire que, depuis l’établissement de l’empire, il y eut toujours à Rome deux partis dans la littérature, comme dans le sénat et parmi les premiers citoyens : l’un dévoué au prince et à la cour, l’autre défendant des principes de la liberté ; l’un salarié par le gouvernement, l’autre en opposition avec lui. De là le langage contradictoire des écrivains de la même époque sur les mêmes faits et sur les mêmes hommes ; de là les éloges et les panégyriques des Auguste, des Tibère, des Néron, des Domitien, et aussi les satires, les épigrammes, les mémoires secrets, et quelquefois les invectives publiques contre eux. Ita multis modis veritas infracta, inter infensos et obnoxios ; c’est Tacite qui en fait la remarque.

Je soupçonne aussi que les écrivains postérieurs à cette époque, les écrivains ecclésiastiques surtout, ont quelquefois confondu la proscription des philosophes et de la philosophie avec la proscription des chrétiens et de leur culte. L’une et l’autre n’ont cependant rien de commun que d’avoir été ordonnées par des despotes auxquels déplaisait également toute espèce d’indépendance d’opinion, quelle qu’elle fût.

Ils fuient, comme autrefois les Barbares, etc. Cette comparaison semble, au premier abord, avoir plus d’éclat que de justesse. Il n’y a rien de commun entre les sauvages compagnons de Brennus et les plus doctes personnages de Rome civilisée ; entre Camille chassant de sa patrie les Barbares qui la ravagent, et Domitien exilant de la sienne les vertus qui l’éclairent. Mais peut-être ne faut-il pas donner le nom de comparaison à ce rapprochement ; c’est un tableau opposé à un tableau, c’est une opposition, un contraste, c’est de la satire ; et vu de cette manière, sub hac luce, le style de Sulpicia est heureux, loin d’être à blâmer.

V. 45. En vous formant aux leçons du philosophe de Rhodes, héros vainqueur de Numance et de Carthage. C’est le second des Scipions Africains, c’est Scipion Émilien qu’elle veut désigner : il avait pris des lecons de Panétius, qui était originaire de Rhodes, Rhodio magistro.

V. 47. Guerriers-orateurs. - Manus facunda. C’était le plus bel éloge que l’on pût donner, dans l’antiquité, à des citoyens. L’art militaire et l’art oratoire exigeant chacun séparément des travaux immenses, rarement le même homme excellait à la fois dans l’un et dans l’autre, rarement il réunissait les talents du guerrier et les vertus du sage.

V. 53. Tous sont unis. C’est le vrai sens du convenit. Les commentateurs en ont imaginé un autre, qui n’est ni aussi naturel ni aussi en rapport avec la latinité.

Les guêpes descendues des hauteurs de Monéta. - Monéta était le nom d’une chapelle ou d’un temple bâti en l’honneur de Junon sur le mont Capitolin, les uns disent par Camille après l’expulsion des Gaulois, les autres disent par les consuls après la retraite de Pyrrhus. C’était aussi le nom qu’on donnait à la monnaie.

V. 56. Rois, peuple, tout s’endort dans un sommeil léthargique. La phrase et la comparaison sont heureuses, poétiques : expriment-elles un fait d’histoire naturelle bien exact ? est-il vrai que les abeilles s’endorment et meurent, quand elles ne font plus la guerre Ce sont les blessures, c’est la perte de leur aiguillon, c’est le venin des guêpes, leurs ennemies, qui les tue ; ce n’est ni la paix ni le repos. N’ont-elles pas, pour s’exercer, les travaux de la ruche ?

V. 57. Les Romains se perdent dans les douceurs d’une trop longue paix. Cette pensée avait depuis longtemps passé en maxime à Rome. Ses écrivains l’ont répétée de mille manières en prose et en vers. Juvénal, sat. vi, v. 292

Nunc patimur longae pacis mala..........

V. 58. Voici comment finit l’entretien. Il semble qu’il y ait peu d’art dans cette forme de transition ; elle revient cependant chez les meilleurs poètes anciens, chez les lyriques même ; elle annonce que l’inspiration, que la force qui dictait leurs, vers va s’éteindre. Pindare et Horace en offrent plusieurs exemples, et Virgile a dit à la fin de sa dixième églogue :

Haec sat erit, Musae, vestrum cecinisse poetam.

Il faut lire avec Dousa : Hoc fabella modo pausam facit, au lieu de haec fabella modo pausam facit, qui ne forme une phrase ni bien latine, ni bien claire.

 V. 59. Daigne inspirer désormais les sages, comme autrefois quand Smyrne périssait sous les coups des Barbares ; donne-leur l’avis d’émigrer aujourd’hui comme alors. C’est, je crois, le vrai sens de ce passage, dont l’obscurité ne tient pas, comme l’ont cru les commentateurs, à la corruption du texte (on peut lire Lydus, comme Lydis), mais à ce que l’auteur fait allusion, en termes très rapides, à des faits généraux et qui se sont renouvelés plus d’une fois. Voici quels sont ces faits : Les habitants du littoral de l’Asie Mineure, Grecs d’origine et descendus des colonies parties d’Europe, tenaient pour la liberté et la philosophie, comme les habitants de la haute Asie pour le despotisme et l’autorité sacerdotale. Ils étaient toujours en guerre, et, quand les libéraux avaient le dessous, ils se réfugiaient dans les îles et dans la Grèce proprement dite, emportant avec eux la civilisation et les arts. C’est ainsi que la philosophie passa de Milet, de Smyrne et d’Éphèse dans l’Archipel, à Corinthe et dans Athènes, fuyant devant le fer des Barbares ou devant le despotisme des rois de Perse et de Lydie. Voilà, je crois, à quelles circonstances fait allusion Sulpicia ; elle se livre à une considération générale tout à fait analogue à son sujet, plutôt qu’elle ne s’arrête à un fait particulier : c’est sa manière.

V. 61. Ou suggère-leur quelque autre de tes divins conseils. C’est-à-dire, apparemment, quelqu’une de ces belles résolutions comme celles des Alcées qui entonnaient des hymnes contre la tyrannie, comme celles des Harmodius et des Aristogiton, qui frappaient les tyrans, et de tant d’autres martyrs ou héros de la liberté dans l’antiquité.

V. 62. Daigne du moins, en faveur de Calénus, abaisser tes regards sur les murs de Rome et sur notre cher Tibur. Il faut lire adverte, que portent les manuscrits et les meilleures éditions, et non pas averte, qui ne pourrait former un sens raisonnable qu’en forçant sa signification ordinaire et sa construction. Au contraire, adverte se construit très naturellement avec le reste de la phrase et donne un fort bon sens, sans changer son acception la plus usitée. Advertere, « faire attention à, songer à, n’oublier pas, ne pas négliger, etc. : Songe pour Calénus aux murs de Rome et à notre cher Tibur. »

V. 65. Le tyran a comblé la mesure, et sa mort va nous venger de ses outrages. Ce passage ferait presque croire que l’ouvrage de Sulpicia n’a été composé que quelque temps après l’événement qui en fait le sujet, et lorsque Domitien n’était plus ; car les poètes ne prédisent guère l’avenir, que lorsque l’avenir est arrivé.

V. 67. Nous n’avons point quitté les bosquets de Numa... nous nous rions auprès d’Égérie d’une tentative insensée. Ces allusions aux anciennes fables de Rome sont ici tout à fait de bon goût. Numa avait civilisé les Romains encore à demi sauvages ; il l’avait fait avec le secours d’une nymphe qui lui dictait les leçons de la sagesse : quoi de plus naturel que de supposer que les Muses fugitives sont accueillies dans la retraite de cette nymphe, et s’égaient avec elle sur les fureurs d’un tyran ? quoi de plus heureux que de faire, des bois de laurier et des sources sacrées de Numa et d’Égérie, l’habitation des Muses latines ?

V. 70. Ta noble douleur vivra dans l’avenir. Cette noble fierté ne déplaît pas au moment où la tyrannie cherche à avilir la littérature. On peut remarquer cependant que l’expression en revient bien des fois dans un ouvrage aussi court : le début et l’épilogue de la pièce, c’est-à-dire un bon tiers de cette pièce, sont consacrés presque tout entiers à l’exprimer. L’amour-propre de la femme ajoute à l’amour-propre d’auteur.

V. 71. C’est le choeur des Muses, c’est l’Apollon romain qui te le promet par ma voix. Il paraît qu’on disait à cette époque-là à Rome, le Parnasse romain, comme on a dit depuis en France le Parnasse français. Cette fiction des Grecs est si heureuse, que tous les peuples et tous les âges la copient. La mythologie a des choses si bien prises dans la nature, qui ont tant de charmes pour l’imagination de l’homme, qu’elles plairont toujours. Les commentateurs font remarquer, à propos de ce passage, qu’Auguste avait fait construire un temple à Apollon sur le mont Palatin, et qu’il avait renouvelé par tout l’empire le culte de ce dieu.