Valère-Maxime

Faits et paroles mémorables

Traduction A. Frémion

LIVRE IX, chapitre 12

DES MORTS EXTRAORDINAIRES.

Des morts extraordinaires chez les Romains.

Le sort de la vie humaine dépend surtout du premier et du dernier jour. Il importe principalement de considérer sous quels auspices elle commence et de quelle manière elle finit. Aussi pour mériter, selon nous, le titre d'heureux, il faut tout à la fois être venu au monde dans un instant prospère et en sortir paisiblement. L'espace intermédiaire est au pouvoir de la fortune ; elle tient le gouvernail, et nous procure, à son gré, une navigation orageuse ou tranquille. Mais la course n'égale jamais nos espérances ; les désirs la prolongent avidement, et elle se passe presque toujours sans but, à l'aventure. Cependant, si l'on en voulait user avec sagesse, un intervalle même très court prendrait une vaste étendue ; on suppléerait au nombre des années par la multitude des actions. Et que sert-il de jouir d'une longue existence, si elle est oiseuse, si l'on songe plus à vivre, qu'à vivre honorablement ? Mais, pour ne pas m'écarter davantage, je vais parler de ceux qui ont été enlevés par une mort extraordinaire.

1. Tullus Hostilius, frappé de la foudre, fut consumé avec toute sa maison. Étrange destinée de ce prince ! soutien de la patrie, il est tué au sein même de la patrie, sans qu'il puisse recevoir de ses citoyens les derniers honneurs. Le feu céleste le réduit à trouver et son bûcher et son tombeau dans ses pénates et dans son palais. (An de Rome 113.)

2. On a peine à le croire, la joie n'est pas moins puissante que la foudre pour ôter la vie ; cependant rien de plus vrai. A la nouvelle du désastre de Trasimène, une mère, venue à la porte de la ville, y rencontra son fils échappé de la bataille, et mourut en l'embrassant. Une autre, qui se tenait tristement renfermée chez elle sur le faux avis que son fils était mort, expira sitôt qu'elle le vit reparaître. Événements extraordinaires ! ces femmes avaient résisté à la douleur, elles succombèrent à la joie. (An de Rome 536.)

3. J'en suis peu surpris, parce que ce sont des femmes : mais que dire du consul M. Juventius Thalna, qui fut le collègue de Tib. Gracchus, consul pour la seconde fois ? Il avait soumis l'île de Corse, et comme il y faisait un sacrifice, il reçoit un message qui lui annonce que le sénat a décrété, en son honneur, des actions de grâces aux dieux. Il le lit attentivement, sa vue se trouble ; il tombe et expire au pied de l'autel. A quoi devons-nous attribuer sa mort, si ce n'est à l'excès de la joie ? Voilà celui qu'il fallait charger de la destruction de Numance et de Carthage ! (An de Rome 590.)

4. Avec plus de force d'âme le général Q. Catulus eut aussi une fin plus tragique. C'était lui que le sénat avait associé à C. Marius dans le triomphe des Cimbres. Opposé à ce même Marius pendant les discordes civiles, il en reçut l'ordre de mourir, fit chauffer à grand feu une chambre enduite de chaux vive, s'y renferma et s'y laissa périr. Affreuse nécessité, qui imprime une flétrissure profonde à la gloire de Marius. (An de Rome 666.)

5. Pendant le même orage politique, L. Cornelius Merula, prêtre de Jupiter et ancien consul, ne voulant pas servir de jouet à des vainqueurs insolents , s'ouvrit les veines dans le sanctuaire même du dieu. Il sut, par une mort volontaire, échapper à une injonction ignominieuse ; et l'autel le plus auguste fut arrosé du sang de son ministre. (An (le R. 666.)

6. Herennius le Sicilien termina aussi sa vie avec beaucoup de résolution et de courage. Il avait été l'aruspice et l'ami de C. Gracchus. On lui en fit un crime, et, comme on le menait en prison, il se brisa la tête contre le poteau de la porte : près d'entrer dans ce lieu d'opprobre, il tomba et rendit le dernier soupir ; un pas de plus le livrait à la honte du supplice, à la hache du bourreau. (An de Rome 632.)

7. Une mort également brusque fut celle de C. Licinius Macer, père de Licinius Calvus, et ancien préteur. Il était accusé de concussion. Comme on allait aux voix, il monta au Maenianum(1). Voyant que Cicéron, président du tribunal, quittait sa robe prétexte, il lui envoya dire, qu'il mourait prévenu et non pas condamné, et qu'ainsi on ne pouvait pas vendre ses biens au profit de l'état. Aussitôt, se serrant la gorge avec un mouchoir qu'il tenait par hasard à la main, il s'étrangla, et prévint par sa mort le châtiment de la justice. A cette nouvelle, Cicéron s'abstint de prononcer une sentence. Ainsi, un illustre orateur, grâce à l'étrange destinée de son père, fut préservé et de l'indigence et de l'opprobre d'une condamnation qui eût flétri toute la famille. (An de Rome 687.)

8. Voilà une fin courageuse ; en voici qui sont très risibles. Cornelius Gallus, ancien préteur, et T. Haterius, chevalier romain, expirèrent au moment qu'ils se livraient au plaisir de l'amour. Mais pourquoi tourner en ridicule des hommes qui ont été victimes, non pas de leur passion, mais de la fragilité de notre nature ? Le terme de nos jours dépend d'une foule de causes cachées : quelquefois on l'impute à des circonstances indifférentes, qui ont concouru avec l'instant de la mort, mais sans occasionner la mort même.

Des morts extraordinaires chez les étrangers.

1. On a vu aussi chez les étrangers des morts dignes de mémoire. Telle fut celle de Coma que l'on dit avoir été le frère de Cléon, ce fameux chef de brigands. Lorsque nous eûmes repris la ville d'Enna qui était tombée au pouvoir des esclaves fugitifs, ce Coma fut amené devant le consul Rupilius. Tandis qu'on l'interrogeait sur leurs forces et leurs desseins, il fit semblant de se recueillir ; il se couvrit la tête, l'appuya sur ses genoux, et comprima tellement sa respiration, qu'au milieu même des gardes et sous les yeux de l'autorité suprême, il trouva pour jamais le repos et la sécurité qu'il désirait. Que les malheureux, à qui il est plus avantageux de mourir que de vivre, se tourmentent et s'agitent, qu'ils cherchent avec anxiété les moyens de sortir de la vie, qu'ils aiguisent le fer, distillent le poison, saisissent des cordes, qu'ils montent sur des hauteurs très escarpées, comme s'il fallait un grand appareil et des efforts extraordinaires pour rompre le faible lien qui unit l'âme et le corps : Coma n'a recours à rien de semblable ; il ne fait que retenir son souffle dans sa poitrine, et il cesse d'exister. Certes on doit être fort peu empressé à conserver un bien fragile qui a pu s'évanouir d'une secousse ou plutôt d'une impression si légère. (An de Rome 621.)

2. La fin du poète Eschyle fut involontaire ; mais la singularité de l'événement mérite qu'on en fasse le récit. Étant un jour sorti de la ville qu'il habitait en Sicile, il s'assied dans un lieu exposé au soleil. Un aigle, portant une tortue dans ses serres, passe au dessus : trompé par la blancheur de sa tête qui était chauve, il la prend pour une pierre, et y laisse tomber la tortue afin de la briser et d'en manger la chair. Ce coup ôta la vie au poète, créateur et père de la mâle tragédie. (Av. J.-C. 463.)

3. On attribue aussi la mort d'Homère à une cause toute particulière. On croit qu'il expira de chagrin, dans une île, pour n'avoir pu résoudre une énigme que des pêcheurs lui avaient proposée(2).

4. Mais Euripide périt bien plus cruellement. Un soir, qu'il sortait de la table du roi Archélaus, en Macédoine, et qu'il s'en retournait chez son hôte, il fut mis en pièces par des chiens : affreuse destinée, que ne méritait pas un si grand génie. (Av. J.-C. 407.)

5. D'autres poètes illustres eurent aussi une fin bien indigne et de leur caractère et de leurs ouvrages. Sophocle, déjà fort avancé en âge, avait récité une tragédie nouvelle dans un concours de poésie. Les suffrages étant partagés, il fut longtemps inquiet de la décision ; enfin il l'emporta d'une seule voix, et la joie qu'il en ressentit lui causa la mort. (Av. J.-C. 406.)

6. Des éclats de rire immodérés terminèrent les jours de Philémon. On lui avait préparé des figues, et on les avait placées sous ses yeux. Voyant un âne qui les mangeait, il appela son esclave pour le chasser. Celui-ci n'arriva que lorsque les figues eurent disparu. " Puisque tu es venu si tard, lui dit, Philémon, donne maintenant du vin à cet âne " ; et il accompagna ce mot plaisant d'un rire excessif, dont les secousses réitérées, trop violentes pour les organes d'un vieillard, le mirent hors d'haleine et l'étouffèrent.

7. Quant à Pindare, il s'endormit dans un amphithéâtre, la tête appuyée sur les genoux d'un jeune homme qu'il aimait beaucoup, et l'on ne s'aperçut qu'il avait cessé de vivre, que lorsque le chef du gymnase, voulant fermer les portes, tenta vainement de l'éveiller. Ce fut, à mon avis, une égale faveur des dieux, d'avoir obtenu tout à la fois et un génie si sublime dans la poésie et un trépas si paisible. (Av. J.-C. 452.)

8. J'en dirai autant d'Anacréon, qui toutefois avait dépassé les limites de la vie humaine. Il suçait le jus d'un raisin cuit au soleil, pour entretenir un reste de forces, un fil d'existence : mais, un pépin s'étant arrêté invinciblement dans sa gorge desséchée de vieillesse, il expira.

9. Je vais joindre ici deux hommes, à qui un même dessein valut le même sort.

Milon de Crotone, passant dans une campagne, voit un chêne entr'ouvert par des coins qu'on y avait enfoncés. Plein de confiance dans la vigueur de ses bras, il s'en approche, il introduit ses deux mains et veut achever de le fendre. Ses efforts font tomber les coins ; l'arbre reprend son état naturel, serre les mains du Crotoniate, et le livre, tout couvert qu'il est de palmes gymniques, à la voracité des bêtes féroces. (Av. J.-C. 513.)

10. Il en est de même de l'athlète Polydamas. Le mauvais temps le força un jour à se réfugier dans un antre. Bientôt l'excès et l'impétuosité de la pluie ébranlèrent tellement la voûte de la caverne qu'elle commençait à s'écrouler. Tous ceux qui s'y trouvaient avec lui, s'enfuirent pour échapper au danger. Il resta seul, comptant soutenir la masse tout entière sur ses épaules. Mais accablé sous un poids, que nul homme n'était capable de supporter, il expia sa folle présomption ; l'asile où il avait cherché un abri contre l'orage, devint son tombeau.
L'exemple de ces deux athlètes peut servir à prouver que trop de force corporelle énerve les facultés de l'âme. Il semble que la nature se refuse à gratifier un mortel de cette double faveur, et que ce soit une félicité plus qu'humaine de réunir au plus haut degré la force et la sagesse.


1. Le Maenianum, ainsi nommé de Maenius, à qui avait appartenu le local où se tenaient les audiences, était une sorte de balcon qu'il s'était, dit-on, réservé en vendant sa maison. Le fils de ce Licinius Macer fut un célèbre orateur que l'on comparait à Cicéron même pour l'éloquence. (N.d.T.)
2. D'après (pseudo-) Hérodote, Homère est mort de maladie.