* Texte latin (lien externe)

FLAVIUS VOPISCUS

(fin du IVe début du IIIe siècle)

Vie D'AURÉLIEN

De J.-C. 270-275

Traduction Laas d’AGUEN, 1847

I. On célébrait les fêtes de Cybèle, qui sont pour tout le monde, on le sait, un temps de réjouissances et de liberté. Junius Tiberianus, préfet de la ville, personnage éminent, et qu’il ne faut citer qu’avec respect, m’avait fait monter dans son char de magistrat, dans sa propre litière. Or, comme il avait quelque loisir, délivré qu’il était des soucis du forum et des affaires publiques, il se mit à causer avec moi, depuis le palais jusqu’aux jardins Valériens ; et la conversation roula particulièrement sur la biographie des empereurs. Nous arrivâmes ainsi devant le temple du Soleil, consacré par Aurélien. Junius, qui descendait de ce prince, quoiqu’à un degré assez éloigné, me demanda qui avait écrit sa vie. « Je ne l’ai jamais lue en latin, lui répondis-je, mais je l’ai quelquefois lue en grec. » Alors cet homme vénérable exhala en ces termes son affliction : « Ainsi, les Thersite, les Sinon  et tant d’autres personnages, hontes de l’antiquité, nous les connaissons parfaitement, et la postérité les connaîtra comme nous ; mais le divin Aurélien : si grand comme empereur, si ferme comme général, lui qui a fait rentrer l’univers tout entier sous la puissance romaine, nos descendants ne le connaîtront pas ! Nous préservent les dieux d’une telle faute ! Pourtant, si je ne me trompe, nous avons les Éphémérides écrites de ce grand homme, et même la relation authentique de ses guerres : vous devriez les prendre et les mettre en ordre, en y ajoutant des détails sur sa vie. Vous les trouverez dans les annales officielles, où il faisait, jour par jour, consigner tous ses actes, et que vous étudieriez avec conscience. Je mettrais aussi à votre disposition les annales de la bibliothèque Ulpienne. Faites-moi donc le plaisir, puisque cela vous est si facile, de composer une Vie d’Aurélien. » J’ai dû obéir. Je me suis entouré des livres grecs et de tous les documents qui m’étaient nécessaires ; j’en ai pris ce qui m’a paru digne de mémoire : c’est l’ouvrage que je vous envoie. Veuillez agréer ce faible présent ; et s’il ne vous paraît pas complet, lisez les originaux grecs, et même les manuscrits officiels de la bibliothèque Ulpienne : elle vous sera toujours ouverte.

II. Dans cette même conversation, on parla de Trébellius Pollion, qui a publié la vie des empereurs tant obscurs que célèbres, depuis les deux Philippes jusqu’à Claude et à son frère Quintillus. Et, comme Tiberianus avançait que Pollion était souvent négligé, souvent incomplet, je répondis à cela, qu’en fait d’historiens, il n’y en avait pas un seul dont l’exactitude fût parfaite en tous points ; et je citai bien des passages de Tite-Live, de Salluste, de Cornelius Tacite, et de Trogue Pompée, où l’erreur est manifeste. Il finit par se rendre à mon avis, et, me rendant la main gracieusement : « Eh bien, me dit- il, faites comme vous l’entendrez, écrivez comme il vous plaira ; on peut mentir à son aise en compagnie de ces grands hommes, les maîtres admirés de l’éloquence historique. »

III. J’aborde mon sujet sans préambule inutile et fatigant pour le lecteur. Aurélien naquit à Sirmium, d’une famille inconnue : c’est l’opinion la plus commune. Quelques-uns le font naître sur les côtes de la Dacie ; un auteur que j’ai lu, le prétend originaire de Mésie. Ainsi l’on ignore quelquefois la patrie de ces hommes extraordinaires : nés dans l’obscurité, ils aiment à se donner eux-mêmes une patrie, afin d’ajouter à leur illustration l’éclat des lieux qui sont supposés les avoir vus naître. Pourtant, ce qui importe à la gloire des grands princes, ce n’est pas le pays où ils ont pris naissance, mais ce qu’ils ont fait pour la république. Platon est-il plus fameux, pour être né Athénien, que pour avoir été le plus brillant flambeau de la sagesse ? Et Aristote de Stagire, Zénon d’Élée, Anacharsis le Scythe, en sont-ils moins grands, pour être nés dans les moindres bourgades, quand, grâce à la philosophie, ils se sont élevés jusqu’au ciel ?

IV. Mais revenons à notre sujet. Aurélien, né de parents obscurs, montra dès l’enfance un caractère extrêmement vif. Doué d’une force remarquable, il se livrait tous les jours, même les jours de fête et de repos, aux différents exercices militaires : il lançait le javelot et tirait à l’arc. Callicrate de Tyr, le plus savant de tous les historiens grecs, assure que la mère d’Aurélien était prêtresse du Soleil dans le village où habitait sa famille ; il parait même qu’elle entendait assez la divination, s’il est vrai qu’un jour, reprochant à son mari son incapacité et sa bassesse, elle se serait écriée : « Voilà pourtant le père d’un empereur ! » ce qui prouverait que cette femme était dans le secret des destins. D’autres présages auraient, selon Callicrate, annoncé la haute fortune d’Aurélien : d’abord, le bassin où on le baignait dans son enfance, fut entouré presque entièrement par un serpent que l’on ne put jamais tuer. Ce que voyant, la mère avait défendu qu’on y touchât : c’était, dit-elle, un génie familier. Autre circonstance : l’empereur d’alors ayant offert au Soleil un petit manteau de pourpre, la prêtresse, dit-on, en fit un hochet pour son fils. Chose plus surprenante encore : un aigle enleva de son berceau l’enfant enveloppé de ses langes, et le porta, sans lui faire de mal, près du temple sur un autel, où par bonheur il n’y avait point de feu allumé. Enfin, il raconte que dans son étable il était né un veau d’une grandeur prodigieuse, blanc, mais marqué de taches pourprées, figurant d’un côté un oiseau, et de l’autre une couronne.

V. Ces détails ne sont pas les seuls que je me rappelle avoir lus dans le même historien : il dit, par exemple, qu’après la naissance d’Aurélien, il poussa dans la cour de sa mère un rosier rouge, ayant le parfum de la rose et des pétales d’or. Plus tard, pendant ses campagnes, Aurélien lui-même eut plusieurs présages de l’empire qui l’attendait, ainsi que l’événement l’a fait voir. Comme il entrait dans Antioche, porté sur un char, à cause d’une blessure qui l’empêchait de monter à cheval, un manteau de pourpre, tendu pour lui faire honneur, se détacha et vint justement lui tomber sur les épaules. Il voulut pourtant monter à cheval, parce qu’on n’aimait pas alors à voir faire usage de chars dans les villes ; et, dans sa précipitation, il sauta sur le cheval de l’empereur, qui se trouva là par hasard ; puis, s’apercevant de sa méprise, il monta sur le sien. Quand il se rendit en ambassade chez les Perses, on lui offrit une coupe, comme les rois de Perse en donnent ordinairement aux empereurs : elle représentait le Soleil avec les attributs mêmes sous lesquels on l’adorait dans le temple où sa mère était prêtresse. Il reçut en même temps un éléphant superbe qu’il offrit à l’empereur, et fut ainsi le seul particulier qui eut possédé un de ces animaux.

VI. Passons à d’autres détails. Aurélien était un homme de bonne mine ; il avait un air mâle et imposant, une taille élevée, une constitution puissante. Il recherchait un peu trop les jouissances de la table ; mais, presque étranger à d’autres plaisirs, il était extrêmement sévère, surtout grand observateur de la discipline, et sabreur par tempérament. Il y avait dans l’armée deux tribuns du même nom : lui, et un autre qui dans la suite fut fait prisonnier avec Valérien. Celui qui nous occupe, avait reçu des soldats le surnom de Bonne lame ; aussi, quand on demandait lequel de ces deux officiers avait fait telle ou telle chose, si l’on répondait : « C’est Aurélien la bonne lame, » tout le monde comprenait. On rapporte de lui, avant qu’il fût empereur, des exploits remarquables. En Illyrie, avec trois cents garnisaires seulement, il dissipa une invasion de Sarmates. Theoclius, auteur d’annales impériales, rapporte que, dans la guerre contre les Sarmates, il en tua quarante-huit en un jour, et qu’en plusieurs fois, dans un certain espace de temps, il en tua plus de neuf cent cinquante. C’est au point que, les jours de fête, on entendait les enfants chanter, en dansant des pas militaires, ce refrain bien connu :

« Mille, mille, mille, nous en avons tué mille.

Mille, mille, mille, un seul en a tué mille.

Mille ans, qu’il vive mille ans, celui qui en a tué mille !

Personne n’a autant de vin, qu’il a versé de sang. »

Ce sont là de frivoles détails, je le sais ; mais, comme l’auteur déjà cité nous a transmis ces paroles telles que je mes donne en latin, je n’ai pas cru devoir les supprimer.

VII. Il était tribun de la sixième légion Gallicane, près de Mayence, lorsque les Francs passèrent le Rhin, et se répandirent par toute la Gaule. Il les tailla en pièces, leur tua sept cents hommes, et fit trois cents prisonniers qu’il vendit comme esclaves. Ce nouvel exploit donna lieu à ce nouveau refrain : « Nous avons tué mille guerriers francs, et mille Sarmates : Il nous faut mille, mille, mille, il nous faut mille Perses. » Nous avons déjà dit l’effroi qu’il inspirait au soldat ; aussi n’eut-il jamais qu’un exemple à faire, et la même faute ne se représenta plus. On sait la punition étrange d’un soldat, convaincu d’adultère avec la femme de son hôte : aux sommets de deux arbres, violemment rapprochés, on lia les jambes du coupable, et les deux arbres, en reprenant leur position naturelle, emportèrent chacun une moitié de son cadavre palpitant : exécution terrible, et qui glaça l’armée tout entière. Voici quelques lignes de sa main, adressées à un lieutenant : « Si tu veux rester tribun, non, si tu veux vivre, empêche la maraude. Qu’on ne s’avise de voler ni un poulet, ni un mouton ; qu’on ne touche pas au raisin ; qu’on respecte les moissons ; qu’on n’obtienne de force ni l’huile, ni le sel, ni le bois : qu’on se contente de la ration. C’est du butin fait sur l’ennemi, et non des larmes des provinces, que le soldat doit vivre. Il faut des armes en bon état, des ustensiles bien entretenus, des chaussures solides, et des habillements neufs pour remplacer les vieux. Que le soldat garde sa paye dans son ceinturon, au lieu de la perdre au cabaret ; qu’il porte l’anneau et le bracelet ; qu’il panse lui-même son cheval ; qu’il ne vende pas le fourrage de sa monture ; qu’il ait surtout grand soin du mulet de la compagnie. J’entends que les soldats soient entre eux aussi complaisants que des esclaves ; que les médecins les traitent gratis ; qu’on ne donne rien aux aruspices ; je veux qu’on respecte les femmes : quiconque fera du désordre, sera battu de verges. »

VIII. J’ai retrouvé dernièrement, à la bibliothèque Ulpienne, dans les annales officielles, une lettre autographe de l’empereur Valérien, où il parle de notre héros. Je me garde bien d’en changer un seul mot : la voici.

« Valérien Auguste au consul Antoninus Gallus. — Vous me grondez dans une lettre confidentielle, d’avoir donné mon fils Gallien à Postumius, de préférence à Aurélien, pensant, dites-vous, que les enfants doivent, comme les armées, être toujours confiés au plus sévère. Vous cesserez de penser ainsi, quand vous saurez ce que c’est que la sévérité d’Aurélien : sévérité pressante, excessive, accablante, et peu faite pour le temps où nous sommes. J’en atteste les dieux : connaissant la frivolité naturelle de mon fils, j’ai eu peur qu’Aurélien ne le punît trop durement pour quelque légèreté qu’il aurait commise. »

On voit par cette lettre quelle était la sévérité d’Aurélien, puisque l’empereur lui-même avoue qu’il en a eu peur.

IX. Une autre lettre du même empereur contient l’éloge d’Aurélien ; en voici la copie : l’original est aux archives de la préfecture urbaine. Aurélien arrivait à Rome, et on lui avait décerné la haute paye de son grade.

« Valérien Auguste à Cejonius Albinus, préfet de la ville. — Nous voudrions bien donner aux serviteurs les plus zélés de l’État des récompenses plus considérables que celles qui sont affectées à leur rang, surtout quand leur vie honore la position qu’ils occupent : car il ne faut pas tenir compte seulement du grade, mais aussi des services. Malheureusement, une justice rigoureuse défend de prélever, sur les dons offerts par les provinces, au delà de ce qui est assigné à chaque grade. Quant au vaillant Aurélien, nous l’avons nommé inspecteur et directeur de tous les camps : c’est un homme à qui nous-même, et la république avec nous, de l’aveu unanime de l’armée tout entière, nous avons de telles obligations, qu’il n’est pas de récompenses au-dessus de son mérite : à peine en est-il qui soient dignes de lui. En effet, que manque-t-il à sa gloire ? N’est-il pas l’égal des Corvinus et des Scipion, lui, le libérateur de l’Illyrie, le restaurateur des Gaules, lui, enfin, le modèle accompli du général ? Et cependant je ne puis accorder à un si grand homme, pour reconnaître ses services, au delà de ce que permettent l’ordre général et l’administration régulière de l’État. Je m’en remets donc à votre dévouement, mon cher Albinus, pour faire offrir à ce héros, tout le temps de son séjour à Rome, seize pains militaires de première qualité, quarante pains de munition, quarante mesures de vin ordinaire, la moitié d’un cochon, deux poules, trente livres de charcuterie, quarante livres de boeuf, une mesure d’huile fine, une d’huile ordinaire, une de graisse, une de sel, et une quantité suffisante d’herbes et de légumes. De plus, comme il mérite certainement de faire exception, vous verrez à ce qu’on lui fournisse un supplément de fourrages. Pour sa personne et ses dépenses, il recevra de vous par jour deux antonins d’or, cinquante petits philippes d’argent, et cent deniers d’airain. Le reste lui sera compté par les employés du trésor ».

X. Or. trouvera peut-être tous ces détails bien frivoles ; mais, pour bien connaître l’histoire, il ne faut rien négliger. Il remplit donc plusieurs fois les fonctions de général et de tribun en chef, et près de quarante fois, à diverses époques, il les remplit par intérim. Une fois, entre autres, il suppléa ce fameux Ulpius Crinitus, qui faisait remonter son origine jusqu’à Trajan. C’était un vaillant homme, en effet, et bien digne d’être comparé à Trajan : c’est lui qu’on a représenté avec Aurélien dans le temple du Soleil, et que Valérien avait l’intention de faire César. À la tête de cette armée, Aurélien rétablit les frontières, fit faire un butin considérable aux soldats, enrichit la Thrace de bestiaux, de chevaux, d’esclaves, de captifs ; puis il plaça dans le palais des Césars une partie des dépouilles, et entassa dans la villa particulière de Valérien cinq cents esclaves, deux mille vaches, mille juments, dix mille brebis, et quinze mille chèvres. C’est alors que Crinitus rendit de publiques actions de grâces à l’empereur, qui était en ce moment aux thermes près de Byzance, et qu’il lui dit : « C’est un grand témoignage de votre estime, que de m’avoir donné un lieutenant comme Aurélien. » Aussi l’empereur voulut-il qu’il fût désigné consul.

Xl. On ne lira pas sans intérêt la lettre suivante écrite à Aurélien, et le récit de cette adoption.

Lettre de Valérien à Aurélien. —« Si un autre que vous, cher Aurélien, était capable de remplacer Ulpius, je me reposerais avec vous sur son zèle et sur ses talents. Vos conseils m’auraient aidé dans cette recherche. Chargez-vous donc de porter la guerre du côté de Nicopolis ; et que l’État, grâce à vous, ne s’aperçoive pas de la maladie d’Ulpius. Je ne vous dis pas : Faites beaucoup ; mais faites de votre mieux. L’armée entière est à vos ordres. Vous avez trois cents archers ituréens, six cents Arméniens, cent cinquante Arabes, deux cents Sarrasins, et quatre cents auxiliaires de la Mésopotamie ; vous avez la troisième légion, la légion Heureuse, et huit cents cavaliers portant cuirasse. Vous aurez avec vous Hartomond, Haldegaste, Hildemond et Cariovisque. Les vivres nécessaires ont été expédiés à tous les camps par les préfets. C’est à vous de faire votre plan de campagne, d’après vos connaissances et votre habileté, et de prendre vos quartiers d’hiver dans un pays où rien ne vous manquera. Tâchez de découvrir le campement des ennemis, et de savoir au juste leur nombre et leur force. Veillez a ce que l’on ne consomme pas en pure perte le vin, le pain ni les traits : vous savez combien cela est précieux à la guerre. Je compte sur vous, avec l’aide de Dieu, comme on compterait sur Trajan lui-même, s’il vivait encore ; et le général à la place duquel je vous envoie, ne le cède pas à ce grand homme. Vous pouvez, vous et Ulpius, compter sur le consulat pour l’année prochaine, à la place de Gallien et de Valérien ; le onzième jour des calendes de juin, vous entrerez en charge. L’État en payera tous les frais, car personne ne mérite mieux cette faveur que ceux qui, après l’avoir servi de longues années, sont restés pauvres. »

On voit par cette lettre même ce que c’était qu’Aurélien, et ce fut un grand homme en effet : on n’arrive guère au rang suprême, sans avoir, des sa jeunesse, passé par tous les degrés de la vertu.

XII. Lettre au sujet du consulat. « Valérien Auguste à Élius Xiphidius, préfet du trésor. — Nous avons nommé Aurélien consul. Mais, pour que sa pauvreté, qui l’honore, et le met au-dessus de tous, n’empêche pas les représentations du Cirque, vous lui compterez trois cents antonins d’or, trois mille petits philippes d’argent et cinquante mille sesterces de cuivre. Vous lui donnerez dix tuniques viriles de différentes façons, vingt, autres de lin d’Égypte, deux casaques de Chypre bien semblables, dix tapis d’Afrique, dix couvertures mauresques, cent porcs et cent brebis. De plus, vous payerez les frais du banquet donné aux sénateurs et aux chevaliers romains ; vous ferez immoler deux grandes victimes, et quatre petites. »

Comme j’ai dit que je parlerais de l’adoption, je prie le lecteur de ne pas s’impatienter de tous ces détails, lesquels, d’ailleurs, concernent un si grand prince. Pour plus d’exactitude, je les ai tirés des mémoires d’Acholius, ancien maître des cérémonies de l’empereur Valérien, au livre neuvième de ses Actes.

XIII. Valérien se trouvait alors aux thermes, près de Byzance. Là, en présence de l’armée et de tous les officiers du palais, ayant à sa droite Memmius Fuscus, consul légitime, Bébius Mater, préfet du prétoire, Quintus Ancarius, gouverneur de l’Orient ; ayant à sa gauche Avulvius Saturninus, commandant de la frontière scythique, Murentius, désigné gouverneur d’Égypte, Julius Tryphon, commandant de la frontière d’Orient, Meceus de Brindes, préfet des vivres d’Orient, Ulpius Crinitus, commandant des frontières de Thrace et d’Illyrie, et Fulvius Bojus, commandant de la frontière rhétique, Valérien Auguste parla en ces termes : « L’empire vous remercie, Aurélien, de l’avoir délivré des Goths. C’est à vous que nous devons tant de butin, tant de gloire, et tous ces bienfaits qui ajoutent à la prospérité publique. Recevez donc, comme prix de vos exploits, quatre couronnes murales, cinq couronnes vallaires, deux couronnes navales, deux couronnes civiques, dix lances sans fer, quatre enseignes de deux couleurs, quatre tuniques rouges, deux manteaux proconsulaires, une toge prétexte, une tunique brodée de palmes, une toge brodée, une cotte d’armes ciselée, une chaise d’ivoire. Car je vous désigne consul aujourd’hui, et je vais écrire au sénat pour qu’il vous envoie la baguette et les faisceaux consulaires : en effet, ce n’est pas l’empereur qui les donne, mais il les reçoit lui-même du sénat, quand il est nommé consul. »

XIV. Après ces paroles de l’empereur, Aurélien s’approcha, et lui rendit grâces dans des termes tout a fait militaires, que j’ai cru devoir rapporter ici : « Et moi, dit-il, seigneur Valérien, empereur Auguste, si j’ai fait de mon mieux, si j’ai souffert patiemment les blessures, si j’ai fatigué mes chevaux et mes équipages, c’était pour mériter les remerciements de l’État et l’approbation de ma conscience ; mais vous avez fait plus encore. Je rends donc grâces à votre bonté, et je reçois le consulat que vous me donnez. Fassent les dieux, et le Soleil, qui est un dieu aussi, que le sénat me soit aussi favorable ! » Puis, au milieu des actions de grâces de tous les assistants, Ulpius Crinitus se leva et prononça ces paroles : « Chez nos aïeux, Valérien Auguste, il existait une coutume qui a été particulièrement chère à ma famille, celle d’adopter comme fils les hommes les plus vaillants, pour qu’une sève nouvelle régénérât par sa fécondité les familles vieillissantes, ou suppléât à la stérilité des mariages. Aussi, me rappelant l’adoption de Trajan par Nerva, celle d’Adrien par Trajan, celle d’Antonin par Adrien ; songeant à ceux de leurs successeurs qui ont fait comme eux, j’ai résolu de les imiter, en adoptant Aurélien, que votre jugement si respectable m’a donné pour lieutenant. Ordonnez donc que la loi ait son cours, et qu’Ulpius Crinitus, consulaire, ait pour héritier de ses pénates, de son nom, de ses biens, en un mot de ses tous ses droits, Aurélien, qui, grâce à votre choix, sera bientôt consulaire lui-même. »

XV. Je n’ajouterai pas d’autres détails : Valérien remercia Crinitus, et les formalités e l’adoption s’accomplirent suivant l’usage. Je me rappelle avoir lu dans un livre grec une assertion que je ne crois pas devoir taire : c’est que Valérien aurait ordonné à Crinitus d’adopter Aurélien, à cause de sa pauvreté. Mais je ne discuterai pas cette question ; et, puisque j’ai rapporté plus haut une lettre qui faisait remise à Aurélien des frais de son consulat, je dois dire pourquoi j’ai fait mention d’un détail, en apparence si frivole. Nous avons vu naguère le consulat de Furius Placidus donner lieu dans le Cirque aux plus étranges folies ; il semble que les conducteurs de chars y aient gagné non des présents, mais un patrimoine ; car on leur donna des tuniques mi-soie, des franges précieuses, et même des chevaux, au grand scandale des gens modérés. Ainsi, le consulat est donné aux richesses et non plus à l’homme ; pourtant, dans le cas même où il est accordé au mérite, devrait-il donc ruiner ceux qui le reçoivent ? Que nous sommes loin de ces temps vertueux ! et la brigue populaire nous en éloigne chaque jour davantage. Quant à nous, selon notre habitude, nous éviterons encore de nous expliquer là-dessus.

XVI. De pareils antécédents avaient fait à Aurélien, dès le règne de Claude, une position tout exceptionnelle. Aussi, à la mort de ce prince, que suivit bientôt celle de son frère, Aurélien se trouva seul maître de l’empire, grâce à la fin tragique d’Aureolus, à qui Gallien avait jadis accordé la paix. Dans cet endroit, il y a, même chez les historiens grecs, une grande diversité d’opinions. Les uns veulent qu’Aureolus ait été tué par Aurélien, malgré Claude ; les autres prétendent que Claude en avait donné l’ordre formel ; les uns disent qu’Aurélien était déjà empereur, quand il le fit périr ; les autres placent cette mort avant son avènement. Mais nous nous abstiendrons encore de nous prononcer sur ce fait, en renvoyant le lecteur à ceux qui l’ont avancé. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’empereur Claude avait remis à Aurélien exclusivement la conduite de la guerre contre les Méotides.

XVII. Voici encore une lettre que j’ai cru, selon mon habitude, devoir reproduire comme un excellent témoignage.

« Flavius Claudius à son cher Aurélien, salut. — L’État réclame encore une fois les services que vous lui rendez si bien. Mettez-vous à l’oeuvre sans retard. Que les soldats vous suivent comme maître de la milice, et les tribuns comme général. Il s’agit d’attaquer les Goths, et de les éloigner de la Thrace ; car voilà encore une fois l’Hémimont et l’Europe désolés par ces barbares, qui ont déjà fui devant vous. Je mets sous votre autorité toutes les armées de Thrace et d’Illyrie, et toute la frontière : montrez votre valeur accoutumée. Quintillus, mon frère, ira se joindre à vous. Occupé que je suis d’autres affaires, je confie à vos talents toute la conduite de cette guerre. Je vous ai envoyé dix chevaux, deux cuirasses et tout l’équipage nécessaire à un général qui entre en campagne. »

C’est ainsi que, sous les auspices de Claude, par une suite de combats heureux, il rétablit dans son intégrité le territoire de l’empire, et aussitôt après comme nous l’avons dit plus haut, du consentement de toutes les légions, il fut élu empereur.

XVIII. Mais il est certain, qu’avant d’arriver à l’empire, Aurélien avait commandé toute la cavalerie, quand ses chefs eurent encouru la disgrâce de Claude, pour avoir combattu sans ses ordres. Dans le même temps, il fit la guerre avec le plus grand succès aux Suèves et aux Sarmates, et il remporta sur eux une victoire signalée. Cependant il fut lui-même battu par les Marcomans, grâce à une méprise funeste. En effet, ils attaquèrent à l’improviste, quand on ne croyait pas avoir à les repousser en avant ; et comme on se préparait à les poursuivre, tous les environs de Milan furent dévastés ; mais un peu plus tard, les Marcomans furent vaincus à leur tour. Dans le fort de la terreur que causaient leurs ravages, de violentes séditions éclatèrent à Rome ; et tout le monde craignit de voir se renouveler les désastres qui avaient eu lieu sous Gallien. Alors on eut recours aux livres Sibyllins, qui ont rendu à Rome tant de services ; et l’on y trouva l’ordre de faire des sacrifices dans certains lieux, que ne pourraient franchir les ennemis. On accomplit toutes les cérémonies qu’ils prescrivaient, et ainsi furent arrêtés ces barbares, qu’Aurélien battit ensuite séparément. Nous allons donner textuellement le sénatus-consulte, en vertu duquel les Clarissimes ordonnèrent l’inspection des livres sacrés.

XIX. Le troisième jour des ides de janvier, Fulvius Sabinus, préteur urbain, s’exprima ainsi : « Nous soumettons à vos lumières, pères conscrits, l’avis des pontifes, et la lettre de l’empereur, ordonnant l’inspection des livres Sibyllins, lesquels nous donnent l’espoir de terminer la guerre, conformément à la sainte volonté des dieux. Vous savez déjà que, dans toutes les guerres importantes, on les a consultés, et que le terme des calamités publiques est ordinairement dans les sacrifices qu’ils prescrivent. » Alors Ulpius Syllanus, qui opinait le premier, se levant : « Pères conscrits, dit-il, nous avons trop tardé à nous occuper du salut de l’État, trop tardé à consulter les arrêts du destin : semblables à ces malades qui n’envoient qu’en désespoir de cause chercher les grands médecins ; comme si les hommes habiles devaient être réservés pour les cures dangereuses, tandis qu’il est bien plus sûr de les appeler dans tous les cas. Vous vous souvenez sans doute, pères conscrits, que depuis longtemps déjà, quand on nous annonçait l’invasion des Marcomans, je vous ai conseillé d’ouvrir les livres Sibyllins, d’user des bienfaits d’Apollon, et d’obéir à l’ordre des dieux immortels ; mais quelques-uns ont repoussé ce conseil, ils l’ont repoussé outrageusement, disant, pour flatter l’empereur, sans doute, qu’avec un si grand général on n’avait pas besoin de consulter les dieux : comme si ce grand prince n’était pas le premier à les honorer, à compter sur leur appui ! Enfin, on vous a lu la lettre où il implore le secours des dieux, dont l’aide ne saurait avoir rien de déshonorant pour le guerrier le plus brave. Hâtez-vous donc, pontifes ; montez au temple avec la pureté, la sainteté, avec l’esprit et dans l’appareil qu’exigent de telles cérémonies. Alors que les banquettes auront été couvertes de lauriers, vos mains vieillies au service des dieux ouvriront les livres sacrés, et leur demanderont les destinées de l’État, dont la durée doit être éternelle. Aux jeunes enfants que la nature n’a privés ni d’un père ni d’une mère, apprenez les chants qu’ils doivent réciter. Nous, nous voterons les frais des cérémonies, l’appareil pour les sacrifices, et les victimes ordinaires. »

XX. Ensuite, on consulta la plupart des sénateurs, dont nous nous dispenserons de rapporter les avis : les uns étendant la main, les autres allant se ranger à côté de ceux dont ils partageaient le sentiment, la plupart enfin donnant de vive voix leur adhésion, le sénatus-consulte fut rédigé. Puis on se rendit au temple ; les livres furent examinés, les vers publiés ; l’eau lustrale purifia la ville, on chanta les hymnes pieux, on fit une procession solennelle autour des murs, on immola les victimes promises, ct ainsi furent accomplies les solennités prescrites. .Voici la lettre de l’empereur au sujet des livres Sibyllins : je la citerai tout entière, comme un témoignage irrécusable.

« Il me semble étonnant, sénateurs, que votre sainteté ait tardé si longtemps Ii ouvrir les livres Sibyllins : comme si vous délibériez dans une assemblée de chrétiens, et non dans le temple des dieux immortels ! Hâtez-vous donc, et, par la purification des prêtres, par les cérémonies imposantes de la religion, assistez l’empereur, qui souffre de la position difficile où se trouve la république. Que l’on examine les livres sacrés ; que l’on s’acquitte envers les dieux des devoirs qui auraient dû leur être déjà rendus. Toutes les dépenses, les captifs de toute nation, les victimes royales, loin de les refuser, je vous les offre avec empressement ; car il ne peut y avoir de honte à vaincre avec l’aide des dieux. C’est ainsi que nos pères ont entrepris, ainsi qu’ils ont terminé tant de guerres. Quant aux dépenses, j’y ai pourvu en écrivant au préfet du trésor. D’ailleurs, vous avez à votre disposition la caisse de l’État, et je le trouve plus riche que je ne le désire. »

XXI. Aurélien, voulant livrer bataille, avait réuni tous les corps d’armée, lorsqu’il essuya près de Plaisance une défaite si désastreuse, que l’empire en fut ébranlé. Ce qui le mit en si grand péril, ce furent les stratagèmes et la perfidie des barbares. Ne pouvant résister en plaine, ils se cachèrent dans d’épaisses forêts, d’où ils sortirent vers le soir, et jetèrent ainsi la confusion parmi les troupes. Enfin, si, grâce à une puissance supérieure, après l’inspection des livres et l’accomplissement des sacrifices, les barbares n’eussent été enveloppés par les prodiges que les dieux firent apparaître, la victoire n’aurait pas été pour nous. La guerre des Marcomans terminée, Aurélien, assez cruel de sa nature, revint a Rome, le coeur plein de colère, et d’autant plus altéré de vengeance, que les troubles avaient été plus sérieux. Prince en tout le reste accompli, mais violent de caractère, il éteignit dans le sang une révolte qu’il pouvait calmer par des moyens plus doux. Les auteurs des troubles furent mis à mort : on immola même avec eux de nobles sénateurs, pour des motifs légers, dont un prince plus clément n’aurait pas tenu compte, et sur la déposition d’un seul témoin, ou de témoins peu dignes de foi, ou même d’un rang inférieur. Enfin, ce règne si glorieux, si longtemps désiré, et que l’on n’avait pas espéré en vain, fut souillé par la d’une tache ineffaçable. Cet empereur, si parfait du reste, inspira désormais non plus l’amour, mais la crainte. Les uns disaient qu’il eût mieux valu se défaire d’un pareil homme, que de le nommer empereur ; les autres, que c’était un médecin habile, mais qui opérait avec violence. Alors, craignant de voir se renouveler ce qui était arrivé sous Gallien, après avoir pris conseil du sénat, il recula les murs de Rome. Cependant. ce n’est pas alors, mais plus tard seulement, qu’il ajouta au Pomérium : car les empereurs n’ont ce droit, que quand ils ont agrandi la république par des conquêtes sur les barbares. Les seuls qui l’aient fait, sont Auguste, Trajan et Néron, sous le règne duquel le Pont Polémoniaque et les Alpes Cottiennes furent soumis à l’empire romain.

XXII. Après avoir réglé ce qui avait rapport aux fortifications et aux affaires intérieures de I’État, I’empereur tourna ses forces contre Palmyre, ou plutôt contre Zénobie, qui, sous le nom de ses fils, gouvernait l’Orient. Chemin faisant, il termina diverses expéditions importantes. Il vainquit en Thrace et dans I’IlIyricum les barbares qu’il rencontra. Un chef des Goths, Cannabas, ou Cannabaudes, fut tué au-delà du Danube avec cinq mille de ses guerriers. De là, il passa par Byzance dans la Bithynie, qui fut soumise sans combat. On rapporte de lui des paroles et des actions mémorables, et en grand nombre : nous ne pouvons et ne voudrions même pas les citer ici, dans la crainte d’ennuyer nos lecteurs ; mais, pour bien comprendre et son caractère et sa vaillance, il faut en reproduire quelques-unes. Arrivé devant Thyane, et trouvant les portes fermées, on raconte qu’il dit dans sa colère : « Je n’y laisserai pas un chien. » Bientôt, grâce à l’ardeur des soldats excités par l’espoir du butin, grâce à la trahison d’un habitant, nommé Héraclamon, qui craignait d’être enveloppé dans le massacre général, la ville fut emportée.

XXIII. Aurélien prit aussitôt deux mesures importantes, dont l’une montre la sévérité de l’empereur, et l’autre, sa clémence. En sage vainqueur, il fit mettre à mort Héraclamon, comme traître à sa patrie ; puis, comme ses soldats, comptant sur sa promesse « de ne pas laisser un chien dans Thyane », réclamaient le sac de la ville : « II est vrai, dit-il, j’ai juré que je n’y laisserais pas un chien : eh bien ! tuez-les tous. » Noble parole d’Aurélien ! Mais ce qu’il y a de plus beau encore, c’est le bon esprit des soldats : toute l’armée reçut cet arrêt, qui la privait d’un butin attendu, et sauvait une ville conquise, comme si on l’eût comblée de dépouilles. Voici la lettre au sujet d’Héraclamon :

« Aurélien Auguste à Nallius Chilon. — J’ai laissé tuer celui à qui je dois, pour ainsi dire, la prise de Thyane. C’est que jamais je n’ai pu souffrir un traître ; aussi n’ai-je point empêché les soldats de le mettre à mort. Quelle fidélité, d’ailleurs, pouvais-je attendre d’un homme qui n’a pas épargné sa patrie ? Du reste, il est le seul de tous les assiégés qui ait péri. II était riche, j’en conviens ; mais j’ai rendu tous ses biens à sa famille, afin qu’on ne pût m’accuser d’avoir fait périr un homme riche dans un but intéressé. »

XXIV. La manière dont la ville fut prise a quelque chose d’étrange. Héraclamon avait indiqué une espèce de terrasse naturelle, par où l’empereur devait, sans être aperçu, monter sur le rempart : il y monta donc ; puis, agitant sa chlamyde de pourpre, il se fit voir en même temps de l’intérieur et du dehors, aux habitants de la ville et à ses soldats. Ainsi la ville fut prise, comme si l’armée tout entière eût été sur les murailles. Ici, je ne saurais passer sous silence un fait qui concerne un homme vénérable. On dit qu’Aurélien, avait, en effet, conçu et exprimé l’intention de détruire Thyane ; mais un citoyen de cette ville, Apollonius, un sage dont le crédit et la renommée ont traversé Ies âges, un philosophe des anciens temps, le véritable ami des dieux, et qui mériterait en quelque sorte les honneurs divins, lui apparut au moment où il se retirait dans sa tente, sous la forme où on le représente ordinairement, et, s’exprimant en latin, de manière à être compris d’un Pannonien : « Aurélien, dit-il, si tu veux être vainqueur, garde-toi de sévir contre mes concitoyens ; Aurélien, si tu veux régner, épargne le sang innocent ; Aurélien, sois clément, si tu veux vivre. » L’empereur connaissait le visage du vertueux philosophe, pour avoir vu son image dans plusieurs temples. Frappé d’étonnement, il lui promit aussitôt une image, des statues, un temple, et revint à des sentiments plus humains. Je tiens ce fait des hommes les plus graves ; je l’ai même lu, depuis, dans la bibliothèque Ulpienne, et, d’après la renommée d’Apollonius, je n’ai pas de peine à le croire. En effet, a-t-on jamais vu parmi les hommes un personnage plus respectable, plus auguste, plus divin ? Il a rendu la vie aux morts : ses actions, ses paroles sont au-dessus de l’humanité. Pour les connaître, on n’a qu’à consulter les livres grecs, où sa vie est racontée. Ah ! si les dieux m’en laissent le temps, et que ce soit toujours la volonté de mon protecteur, moi aussi j’essayerai de retracer les actions immortelles d’un si grand homme : non qu’une vie pareille ait besoin du secours de ma faible éloquence, mais pour que des faits si dignes de l’admiration des hommes soient célébrés par tout l’univers.

XXV. Après avoir pris Thyane, il s’empara d’Antioche, en publiant une amnistie, et après un léger combat près de Daphné. Désormais, et pour obéir, sans doute, aux conseils d’Apollonius, il montra plus d’humanité et de clémence. Il livra ensuite, près d’Émesse, à Zénobie et à son allié Zaba, une grande bataille qui devait décider du sort de l’Orient. La cavalerie d’Aurélien, harassée de fatigue, commençait à plier : elle allait tourner bride, quand une divinité, qui ne fut connue que plus tard, vint encourager nos soldats. Alors I’infanterie elle-même, animée par ce secours divin, soutint la cavalerie ; Zénobie et Zaba prirent la fuite, et la gloire fut complète. Maître de l’Orient, Aurélien entra dans Timesse en triomphateur, et sur-le-champ se rendit au temple d’Héliogabale, voulant s’acquitter envers les dieux. Là, il aperçut encore, et sous la même forme, la divinité qu’il avait vue dans le combat, encourageant l’effort de ses armes. Sa reconnaissance éleva aussitôt à ce dieu tutélaire des temples qu’il enrichit des plus précieuses offrandes ; et, de retour à Rome, il fit bâtir en l’honneur du Soleil, un temple dont la dédicace fut faite avec la plus grande magnificence, comme nous le dirons en son temps.

XXVI. Alors il marcha sur Palmyre, afin de terminer la guerre par la prise de cette capitale. Mais, en route, son armée fut harcelée par des brigands syriens, dont les fréquentes attaques la firent beaucoup souffrir ; et, pendant le siège, Aurélien courut de grands dangers : il fut même blessé d’une flèche. On a de lui une lettre à Mucapore, qui expose les difficultés de cette guerre, avec une franchise où l’orgueil impérial est trop mis de côté.

« Les Romains disent que je ne fais la guerre qu’à une femme : comme si je n’avais à combattre que Zénobie et ses seules forces ; mais j’ai tant d’ennemis sur les bras, que, pour ma gloire et ma sûreté, j’aimerais mieux avoir affaire à un homme. On ne saurait dire ce qu’ils ont de flèches, de machines, de traits et de pierres. Il n’y a pas un endroit des murailles, qui ne soit défendu par trois ou quatre rangs de balistes. Les machines lancent jusqu’à des flammes. En un mot, Zénobie ne combat point comme une femme, mais comme un coupable qui craint le supplice. Pourtant, j’espère en la protection des dieux, qui n’ont jamais trahi les efforts de la république. »

Enfin, découragé, et de guerre lasse, il écrivit à Zénobie de se rendre, lui promettant la vie sauve. Voici la copie de sa lettre :

« Aurélien, maître du monde romain, vainqueur de l’Orient, à Zénobie et à tous ses alliés dans la guerre. — Vous eussiez dû me prévenir, en accomplissant de vous-mêmes l’ordre que vous transmet la présente : rendez-vous, et je vous garantis la vie sauve. Zénobie ira s’établir avec les siens dans la résidence que lui auront assignée les décrets du sénat ; elle livrera au trésor romain tout ce qu’elle possède en pierres précieuses, argent, or, soie, chameaux et chevaux. Palmyre conservera son indépendance. »

XXVII. Zénobie fit à cette lettre une réponse plus fière, plus insolente, que ne le comportait l’état de ses affaires, sans doute pour effrayer son ennemi. Voici sa lettre :

« Zénobie, reine d’Orient, à Aurélien Auguste. — Personne, avant toi, n’avait fait par écrit une telle demande ; à la guerre, on n’obtient rien que par le courage. Tu me dis de me rendre, comme si tu ne savais pas que la reine Cléopâtre a préféré la mort à toutes les dignités qu’on lui promettait. Les secours de la Perse ne me manqueront pas : à chaque instant ils peuvent arriver. J’ai pour moi les Sarrasins et les Arméniens. Vaincu déjà par les brigands de la Syrie, Aurélien, comment pourrais-tu résister aux troupes que l’on attend de toutes parts ? Alors, sans doute, tombera cet orgueil ridicule, qui ose m’ordonner de me rendre, comme si la victoire ne pouvait t’échapper. »

Nicomaque dit avoir traduit du syrien en grec cette lettre que lui dicta Zénobie elle-même : celle d’Aurélien, citée plus haut, était en grec également.

XXVIII. Loin de confondre l’empereur, cette réponse ne fait que l’irriter. Il rassemble aussitôt ses troupes, ses lieutenants, et assiège Palmyre de tous les côtés à la fois. Aucun moyen de succès n’est oublié ; rien n’échappe à la vigilance de ce vaillant homme : les secours envoyés par les Perses, il les intercepte ; les auxiliaires sarrasins et arméniens, gagnés moitié par ruse, moitié par terreur, passent du côté des Romains. Enfin, après tant d’efforts, il réduit cette reine puissante. Fuyant vers la

Perse, sur un de ces chameaux que l’on appelle dromadaires, Zénobie fut prise par des cavaliers envoyés à sa poursuite, et tomba au pouvoir d’Aurélien. Celui-ci, vainqueur et maître de tout l’Orient, tenant en ses mains Zénobie, et avec elle les Perses, les Arméniens, les Sarrasins, montra, il faut le dire, tout l’orgueil, toute l’insolence que pouvait inspirer une si haute fortune. Alors parurent dans Rome ces robes couvertes de pierreries, que nous voyons dans le temple du Soleil, ces dragons venus de Perse, ces mitres d’or, cette pourpre merveilleuse, comme jamais depuis on n’en retrouva nulle part, comme jamais l’empire n’en vit de semblable ; et je veux dire quelques mots à ce sujet.

XXIX. Vous vous rappelez qu’il y avait au Capitole, dans le temple de Jupiter Très-Bon, Très-Grand, un petit manteau de laine pourpre. Il était si merveilleusement beau, que les plus riches vêtements des dames romaines et de l’empereur même, mis à côté de ce tissu divin, perdaient leur couleur et devenaient comme noirâtres. Ce tissu venait, dit-on, de l’intérieur des Indes. Le roi des Perses, en le donnant à Aurélien, lui écrivait cependant : « Recevez cet échantillon de la pourpre de notre pays. » Mais cela était faux : car, dans la suite, Aurélien lui-même, Probus, et plus tard Dioclétien, envoyèrent inutilement les plus habiles ouvriers, pour tâcher de s’en procurer de pareille. On dit, en effet, que c’est le vermillon de l’Inde qui la produit, quand il est traité avec soin. Mais revenons à notre récit.

XXX. Il se fit dans I’armée un grand tumulte : les soldats demandaient le supplice de Zénobie. Aurélien, trouvant indigne de faire périr une femme, se contenta de livrer au supplice ceux dont les conseils avaient déterminé la reine à entreprendre, à soutenir et à continuer la guerre. Quant à elle, réservée pour le triomphe, elle dut satisfaire l’avide curiosité des Romains. Parmi ceux que l’empereur fit mettre à mort, on regrette la perte du philosophe Longin, qui, dit-on, avait enseigné les lettres grecques à Zénobie. Aurélien le comprit dans l’arrêt de mort, parce qu’on le prétendait l’instigateur de cette lettre arrogante, qui cependant avait été rédigée en langue syriaque. L’Orient ainsi pacifié, Aurélien revint triomphant en Europe, et là il tailla en pièces la tribu des Carpiens. À la nouvelle de cette victoire, le sénat lui ayant décerné, en son absence, le titre de Carpicus, l’empereur répondit aussitôt : « Il ne vous reste plus, pères conscrits, qu’à m’appeler Carpisculus. » (On sait que ce mot désigne en latin une espèce de chaussure.) Le fait est qu’un tel surnom devait sembler bien ridicule, donné à un homme qu’on appelait déjà le Sarmatique, le Gothique, l’Arméniaque, le Parthique, I’Adiabénique.

XXXI. Il est rare, il est même bien difficile que les Syriens tiennent leurs serments. À peine vaincus et réduits, les Palmyréniens, pendant que l’empereur était occupé en Europe, se soulevèrent avec violence ; ils égorgèrent Sandarion, laissé en garnison chez eux avec six cents archers, et mirent sur le trône un certain AchilIeus, parent de Zénobie. Mais Aurélien accourt aussitôt d’Europe, et, furieux contre les révoltés, détruit leur ville de fond en comble. Enfin, la cruauté, ou, si l’on veut, la sévérité d’Aurélien alla si loin, qu’il existe de lui une lettre où se trouve l’aveu de la plus incroyable fureur. La voici :

« Aurélien Auguste à Cejonius Bassus. — Je ne veux pas que la cruauté des soldats aille plus loin : c’est assez de victimes comme cela dans Palmyre. Nous n’avons pas même épargné les femmes ; nous avons tué les enfants, immolé les vieillards, égorgé les gens des campagnes. À qui laisserons-nous donc les champs et la ville ? Il faut faire grâce à ceux qui restent. Tant de sang répandu a corrigé pour jamais le petit nombre de ceux qui leur survivent. Quant au temple du Soleil, que les aquilifères de la troisième légion ont pillé près de Palmyre avec les porte-enseigne, les porte-étendard, les clairons et les musiciens, j’entends qu’il soit rétabli dans son état primitif. Vous avez trois cents libres d’or, provenant des cassettes de Zénobie ; vous avez les mille huit cents livres d’argent, trouvées dans Palmyre, sans compter les joyaux de la reine. En voilà bien assez pour réparer magnifiquement ce temple, et vous rendre ainsi agréable à moi-même et aux dieux immortels. Je vais écrire au sénat d’envoyer un pontife, pour en faire la dédicace. »

On le voit, la manie sanguinaire de ce prince inflexible était assouvie.

XXXM. Revenu enfin dans la province d’Europe, et plus tranquille, cette fois, il extermina avec son courage ordinaire tous les ennemis qu’il y trouva courant la campagne. Or, tandis qu’Aurélien remplissait la Thrace et l’Europe entière du bruit de ses exploits, un certain Firmus, sans prendre les insignes du pouvoir impérial, s’empara de l’Égypte comme d’un pays indépendant. L’empereur revient sur ses pas, marche coutre lui, et, toujours suivi de la victoire, il reprend l’Égypte au pas de course ; puis, infatigable, prompt à se décider, irrité de voir Tetricus encore maître des Gaules, il passe en Occident, et reçoit les légions rebelles des mains de Tetricus, qui livra lui-même une armée dont il ne pouvait supporter les excès. Maître enfin du monde entier, pacificateur de l’Orient, des Gaules et de tant d’autres contrées, il revint à Rome célébrer au milieu des Romains son triomphe sur Zénobie et Tetricus, c’est-à-dire sur l’orient et sur l’occident.

XXXIII. Il n’est pas hors de propos de donner ici une idée de ce triomphe, qui fut, en effet, d’une magnificence extraordinaire. On y vit trois chars royaux : l’un, celui d’Odénat, richement incrusté d’or, d’argent et de pierres précieuses ; le second, offert à Aurélien par le roi des Perses, d’un travail aussi merveilleux que le premier ; enfin celui que Zénobie s’était fait faire pour elle-même, et sur lequel elle espérait faire son entrée dans Rome : et en effet, elle y entra sur ce même char, mais vaincue et menée en triomphe. On voyait encore un autre char attelé de quatre cerfs, qui passe pour avoir appartenu au roi des Goths ; et sur lequel Aurélien monta, dit-on, au Capitole, pour y sacrifier ces animaux qu’il avait pris, et voués en même temps que le char, à Jupiter Très-Bon, Très-Grand. En tête du cortège, s’avançaient vingt éléphants de Libye apprivoisés, deux cents bêtes diverses de la Palestine, que l’empereur offrit aussitôt à des particuliers, pour n’en pas surcharger le fisc ; deux paires de tigres, des girafes, des élans et des animaux de toute sorte ; venaient ensuite huit cents paires de gladiateurs, des prisonniers faits sur les nations barbares, des Blemmyes, des Axomytes, des habitants de l’Arabie Heureuse, des Indiens, des Bactriens, des Hibères, des Sarrasins, des Perses, portant chacun des productions de leur pays ; puis des Goths, des Alains, des Roxolans, des Sarmates, des Franks, des Suèves, des Vandales et des Germains, les mains liées derrière le dos. Parmi eux se trouvaient les principaux habitants de Palmyre échappés au massacre, et quelques Égyptiens rebelles.

XXXIV. On y voyait encore dix femmes, qui avaient été prises, déguisées en hommes, combattant parmi les Goths ; il en avait péri un grand nombre d’autres, qui, d’après une inscription, auraient appartenu à la race des Amazones. On porta aussi des écriteaux où se lisaient les noms des peuples vaincus. Au milieu de cette pompe, s’avançait Tetricus, en manteau de pourpre et en tunique verte, avec les braies gauloises ; à côté de lui marchait son fils, qu’il avait proclamé empereur en Gaule. Puis venait Lénobie, chargée de pierreries, les mains retenues par des chaînes d’or que soutenaient d’autres captifs. On portait aussi des couronnes d’or, présents de toutes les villes dont les noms étaient indiqués par des inscriptions. Enfin, le peuple romain, qui suivait les drapeaux des collèges et ceux des camps, puis les soldats armés de toutes pièces, les dépouilles des rois vaincus, l’armée tout entière et les sénateurs (un peu abattus peut-être, car ils voyaient Aurélien triompher, pour ainsi dire, de leur ordre), ajoutaient à la magnificence du cortège. On arriva vers la neuvième heure au Capitole, et, le soir seulement, au palais. Les jours suivants, on célébra des réjouissances publiques, représentations scéniques, combats du Cirque, chasses, gladiateurs et naumachies.

XXXV. Nous voulons mentionner un fait, conservé par la tradition et répété par l’histoire. On dit qu’Aurélien, en partant pour la guerre d’Orient, avait promis au peuple des couronnes de deux livres, s’il revenait vainqueur. Le peuple espérait qu’elles seraient en or : mais Aurélien, qui ne pouvait, ou ne voulait pas faire une telle dépense, fit fabriquer de ces couronnes de pain, appelées aujourd’hui pains de gruau ; or, chaque citoyen dut en recevoir une par jour durant toute sa vie, et même il transmit ce droit à ses enfants. C’est également Aurélien qui habitua le peuple a ces distributions de chair de porc, qui se font encore aujourd’hui. Il rendit plusieurs lois, et des lois fort utiles ; il établit des collèges de prêtres, éleva un temple au Soleil, et affermit l’autorité des pontifes. Il décréta même des rétributions aux architectes et aux ministres du culte. Après cela, il partit pour les Gaules, et délivra les Vindélitiens, assiégés par les barbares ; ensuite il repassa en Illyrie, et, à la tête d’une armée nombreuse, mais non innombrable, il déclara la guerre aux Perses, qu’il avait déjà si glorieusement vaincus pendant ses campagnes contre Zénobie. Il se trouvait près de Cénophrurium, point situé entre les villes d’Héraclée et de Byzance, lorsqu’il fut assassiné par la perfidie de son secrétaire, et de la main de Mucapore.

XXXVI. Or, comme un fait de cette importance ne peut demeurer inconnu, je vais donner quelques détails sur la cause de ce crime, et sur la manière dont il fut commis. Aurélien, ceci est incontestable, fut un prince sévère, cruel, sanguinaire. Ayant poussé la barbarie jusqu’à faire périr la fille de sa soeur, qui certainement n’avait pas mérité un châtiment pareil, il était devenu odieux à toute sa maison. Il avait auprès de lui un certain Mnesthée, son affranchi, dit-on, et qui lui servait de secrétaire. La fatalité voulut qu’il s’en fît un ennemi irréconciliable, en le menaçant par suite de je ne sais quel soupçon. Mnesthée, qui savait Aurélien fidèle à ses menaces et implacable dans ses rancunes, fit une liste où il mêla, aux noms de ceux qui avaient à redouter la vengeance de l’empereur, des gens auxquels il n’en voulait pas le moins du monde : puis il ajouta son nom, pour rendre plus vraisemblables les inquiétudes qu’il allait soulever. Enfin il lut sa liste à tous ceux dont les noms s’y trouvaient, les prévenant qu’Aurélien avait résolu leur perte : « c’était à eux, ajoutait-il, s’ils avaient du coeur, de pourvoir à leur sûreté. » Alors, ceux qui avaient encouru la disgrâce de l’empereur, l’âme remplie d’effroi, exaspérés d’ailleurs contre un maître qui, disaient-ils, payait d’ingratitude leur dévouement et leur fidélité, l’attaquèrent dans l’endroit que j’ai dit, et le tuèrent par surprise.

XXXVII. Ainsi finit Aurélien, prince nécessaire, plutôt que bon. Après sa mort, et lorsque l’odieux mystère en fut dévoilé, ses meurtriers mêmes lui élevèrent un tombeau magnifique et un temple. Quant à Mnesthée, attaché à un pieu, il fut livré aux bêtes, comme l’indiquent des statues de marbre, placées à droite et à gauche sur le théâtre de l’événement. On éleva même un portique et des statues en l’honneur d’Aurélien. Sa mort coûta de vifs regrets au sénat ; mais elle en excita de bien plus vifs encore chez le peuple, qui aimait h l’appeler la Férule des sénateurs. Il régna six ans moins quelques jours, et ses exploits le firent placer au nombre des dieux. Je ne puis omettre un détail, auquel j’ai déjà fait allusion, parce qu’il concerne Aurélien. On a dit souvent que Quintillus, frère de Claude, étant en garnison en Italie, avait pris la pourpre à la nouvelle de la mort de son frère. Mais quand on sut qu’il avait Aurélien pour compétiteur, son armée tout entière l’abandonna ; puis, comme ses soldats ne voulaient pas écouter ce qu’il leur disait contre son rival, il s’ouvrit lui-même les veines, et mourut le vingtième jour de son avènement. Aurélien poursuivit avec tant de rigueur les crimes de toute espèce, les désordres, les vices, les factions coupables, qu’on peut dire qu’il en purgea l’univers.

XXXVIII. Je ne pense pas qu’il soit étranger à cette histoire, de dire que Zénobie gouverna l’Orient pour son fils Balbatus, et non pour Timolaüs ni Herennianus. On vit aussi sous Aurélien, une guerre de monnayeurs, excitée par un comptable, nomme Felicissimus. Il l’éteignit dans le sang ; mais elle lui coûta sept mille de ses soldats, comme nous l’apprend une de ses lettres à Ulpius Crinitus, consul pour la troisième fois, et qui venait de l’adopter.

« Aurélien Auguste à Ulpius, son père. — C’est comme une fatalité, que la révolte vienne sans cesse entraver mes desseins. Une sédition survenue dans Rome m’a encore mis sur les bras une guerre dangereuse. Les monnayeurs, soulevés par un certain Felicissimus, le dernier des esclaves, à qui j’avais donné la procuration du fisc, ont organisé une révolte. Elle est apaisée ; mais j’y ai perdu sept mille Hibères, Ripariens, Castriens et Daces : on voit bien que les dieux veulent me faire payer cher toutes mes victoires ! »

XXXIX. Après avoir triomphé de Tetricus, il le nomma gouverneur de Lucanie, et garda son fils dans le sénat. Il éleva en l’honneur du Soleil un temple magnifique, et agrandit l’enceinte de Rome, au point que maintenant elle n’a pas moins de cinquante milles de tour. Il poursuivit avec une grande sévérité les délateurs et dénonciateurs de toute sorte. Pour rassurer les particuliers, il fit brûler une fois sur la place de Trajan les registres publics. Sous son règne, une amnistie pour tous les crimes d’état fut prononcée, d’après un exemple des Athéniens, cité par Cicéron même dans une de ses Philippiques. Les prévaricateurs, convaincus de péculat et de concussion, il les poursuivit avec une rigueur plus que militaire : il ne trouvait pas de supplices assez cruels pour eux. Dans le temple du Soleil, il amassa une grande quantité d’or et de pierres précieuses. Voyant la Mésie et l’Illyricum dévastés, il retira de la Dacie, cette province fondée au delà du Danube par Trajan, l’armée et les habitants ; puis il l’abandonna aux barbares, désespérant de la pouvoir sauver. Les populations ainsi déplacées, il les établit en Mésie, sur un territoire qu’il appela sa Dacie, à lui, et qui maintenant sépare les deux Mésies. Il porta, dit-on, la cruauté si loin, qu’il alla jusqu’à prêter à plusieurs sénateurs de chimériques idées de conspiration, pour les faire périr plus facilement. Selon quelques-uns même, il aurait mis a mort, non pas sa nièce, mais son neveu : le plus grand nombre dit aussi la fille de sa soeur.

XL. L’hésitation d’un corps aussi respectable que le sénat et aussi prudent que l’armée, prouve combien il est difficile de remplacer un bon empereur. Après le meurtre d’un prince aussi rigide, I’armée s’en remit au sénat pour la nomination d’un successeur, disant qu’elle ne voulait pas le choisir parmi les meurtriers d’un si grand homme. Mais le sénat renvoya cette élection à l’armée, sachant par expérience que les empereurs de son choix n’étaient pas bien vus des soldats. Ils en agirent ainsi par trois fois : ce qui entraîna six mois d’interrègne ; et tous les magistrats, nommés par Aurélien ou par le sénat, restèrent en charge, à l’exception d’Arellius Fustus, que Falconius Probus remplaça dans le proconsulat d’Asie.

XLl. On lira peut-être avec plaisir la lettre même de l’armée au sénat.

« Les heureuses et vaillantes armées au sénat et au peuple romain. — Aurélien, notre empereur, a succombé sous la perfidie d’un seul homme, victime d’une erreur commise autant par les bons que par les méchants. Mettez-le au rang des dieux, pères conscrits, nos maîtres respectés, et donnez à l’empire un chef tiré de votre corps, mais digne de votre choix. Car nous ne voulons pour empereur aucun de ceux qui, par erreur ou scélératesse, ont participé à la mort d’Aurélien. »

On leur répondit par un sénatus-consulte, le troisième jour des nones de février. Le sénat s’était réuni solennellement dans la salle de Pompilius, Aurelius Gordien, consul, parla en ces termes : « Nous mettons sous vos yeux, pères conscrits, une lettre de l’armée très heureuse. » Lecture faite, Aurélien Tacite, qui avait droit à parler le premier (c’est lui-même qui fut à l’unanimité proclamé successeur d’Aurélien), prononça le discours suivant :

« Les dieux immortels auraient bien fait, pères conscrits, de rendre les bons princes invulnérables au fer, pour leur garantir une existence plus longue : ainsi auraient été condamnées à l’impuissance les machinations des pervers, qui méditent froidement l’assassinat ; et nous aurions encore notre empereur Aurélien, le plus capable qui fut jamais. Sous le règne de Claude, il est vrai, l’empire, ébranlé par les malheurs de Valérien et les désastres de Gallien, avait respiré un peu ; mais Aurélien, marchant de victoire en victoire, avait de nouveau soumis l’univers à nos lois. C’est lui qui nous a donné les Gaules, lui qui a délivré l’Italie, lui qui a sauvé la Vindélicie du joug des barbares. Ne sont-ce pas ses victoires qui nous ont rendu l’Illyrie tout entière, qui ont replacé les deux Thraces sous la domination romaine ? L’Orient, quelle honte pour nous ! l’Orient subissait la loi d’une femme : il l’a remis en nos mains. Les Perses, encore triomphants de la mort de Valérien, il les a mis en fuite, taillés en pièces, anéantis. Les Sarrasins, les Blemmyes, les Axomites, les Bactriens, les Tartares, les Hibères, les Albanais, les Arméniens, les tribus de l’Inde elle-même, ont tremblé devant lui, comme devant un dieu. Le Capitole est rempli des richesses dont il a dépouillé les barbares : un de nos temples possède à lui seul quinze mille livres d’or, qu’il tient de sa libéralité. Rome a vu tous les sanctuaires de ses dieux enrichis de ses dons. Eh ! n’ai-je pas raison, pères conscrits, quand j’ose accuser les dieux eux-mêmes, qui ont laissé mourir un tel prince, à moins, peut-être, qu’ils n’aient préféré l’avoir au milieu d’eux ! Je vote donc pour son apothéose, et je pense que vous ferez tous comme moi. Quant à l’élection d’un successeur, je penche pour qu’on s’en remette à l’armée. Sinon, prenant sur vous une telle responsabilité, vous compromettez en même temps et I’élu et vous-mêmes. »

L’opinion de Tacite prévalut ; cependant, comme le sénat recevait message sur message, il rendit un sénatus-consulte qui déclarait Tacite empereur, comme nous le dirons dans sa biographie.

XLII. Aurélien n’a laissé qu’une fille, dont la postérité existe encore à Rome. Cet Aurélien, proconsul de Cilicie, et l’un des premiers sénateurs, moins respectable encore par son rang que par son caractère, et qui vit maintenant en Sicile, est le petit-fils de l’empereur. Mais comment se fait-il que, sur un si grand nombre de princes, il y en ait eu si peu de bons ? Car, d’Auguste à Dioclétien et Maximien, quelle longue liste d’hommes revêtus de la pourpre nous offrent les annales publiques ! Et parmi eux, en peut-on citer d’autres qu’Auguste lui-même, Vespasien, Titus, Nerva, Trajan, Adrien, les deux Antonin, Sévère, Alexandre fils de Mammée, Claude et Aurélien ? Quant à Valérien, il a été si malheureux, qu’on n’ose le mettre au rang des bons princes. Voyez donc comme il y en a peu ! N’est-il pas juste et vrai, ce mot d’un comédien du temps de Claude : « On mettrait sur un anneau la liste et le portrait de tous les bons empereurs » ? En revanche, quelle série de mauvais princes ! Car, sans parler des Vitellius, des Caligula, des Néron, quels hommes que les Maximien, les Philippe, et tant d’autres misérables, lie abjecte du trône ! Exceptons pourtant les Dèces, dont la vie et la mort rappellent les meilleurs temps de la république.

XLIII. On se demande ce qui fait les mauvais princes. C’est, avant tout, le droit de tout faire, et les illusions de la grandeur ; ajoutez à cela de faux amis, des satellites cruels, des eunuques pleins d’avidité, des courtisans insensés ou détestables ; enfin, une chose que l’on ne peut nier, l’ignorance des affaires publiques. Je me rappelle avoir entendu citer à mon père ce mot de Dioclétien, qui n’était plus empereur : « Rien n’est plus difficile que de bien gouverner. » Quatre ou cinq intrigants se liguent entre eux, et s’entendent pour abuser le prince ; ils lui soufllent ses décisions. L’empereur, enfermé au fond de son palais, ne connaît pas la vérité : forcé de s’en rapporter à des misérables, il nomme magistrats des gens indignes, il éloigne des affaires ceux qui seraient des serviteurs fidèles. « Et voilà, disait Dioclétien, comme l’on vend un prince, honnête homme, attentif, vertueux ! » Je cite exprès ce mot profond, pour vous bien convaincre qu’il n’est rien de plus difficile à trouver qu’un bon prince.

XLIV. Bien des gens ne veulent mettre Aurélien ni parmi les mauvais, ni parmi les bons princes, parce que la première vertu d’un empereur, la clémence, lui a manqué. Verconnius Herennianus, préfet du prétoire sous Dioclétien, répétait souvent, si l’on en croit Asclépiodote, un mot qu’il avait maintes fois entendu dire à ce prince, gourmandant Maximien de son caractère intraitable : «Aurélien était plus fait pour être général que pour être empereur ; » car il n’aimait pas non plus l’excessive dureté de ce prince. On s’étonnera peut-être que Dioclétien ait su et qu’il ait dit, suivant Asclépiodote, à son conseiller Celsinus, ce que je vais rapporter ; mais la postérité en jugera. Il assurait donc qu’Aurélien avait un jour consulté les druidesses gauloises, pour savoir si l’empire passerait à ses descendants ; et elles lui auraient répondu : « Aucun nom dans l’empire ne sera plus célèbre que celui des descendants de Claude. » Et, en effet, nous voyons aujourd’hui sur le trône un prince de cette famille, Constance, dont les descendants sont réservés, ce me semble, à l’illustration jadis prédite par les druidesses. J’ai parlé de cette circonstance à propos d’Aurélien, parce que c’est à lui-même que la réponse avait été faite.

XLV. Aurélien força l’Égypte à nous donner en tribut le verre, le papier, le lin, le chanvre, et ces tissus indigènes dont la durée est éternelle. Il avait commencé à construire au delà du Tibre des thermes pour l’hiver, parce que ce quartier manquait d’eau fraîche ; c’est lui également qui avait commencé, sur le bord de la mer, à Ostie, le forum, où l’on a dans la suite établi un prétoire public. Il enrichit ses amis, mais sans scandale et avec modération, pour les mettre au-dessus de la pauvreté, et voulant que la médiocrité de leur fortune ne pût exciter l’envie. Jamais il n’eut dans sa garde-robe une tunique de soie, et il n’en donna jamais à personne. Sa femme lui demandant la permission d’avoir un seul manteau de soie teinte en pourpre : « Non pas, dit-il ; car je n’entends point que le fil se vende au poids de l’or. » À cette époque, la livre de soie valait une livre d’or.

XLVI. Il ne voulait pas qu’on employât l’or dans les appartements, les tuniques, ou les chaussures, ni qu’on l’alliât avec l’argent. Il disait qu’il y avait plus d’or que d’argent dans la nature, mais que le premier s’en allait tous les jours en paillettes, en galons, ou par la fonte, tandis que l’argent conservait sa forme primitive. Il permettait l’usage des coupes et des vases d’or ; il autorisa même les particuliers à posséder des litières incrustées d’argent, bien qu’elles n’eussent été jusque-là enrichies que de cuivre et d’ivoire. Il laissa les dames s’habiller à leur fantaisie et porter des robes de pourpre, tandis qu’auparavant elles ne portaient que des étoffes de couleur, surtout couleur d’améthyste. C’est lui qui, le premier, permit aux soldats de remplacer les fibules d’argent par des fibules d’or ; le premier, aussi, il leur donna des tuniques bordées de soie : jusque-là, ils n’en avaient eu qu’en pourpre et tout unies. Il en donna qui avaient une seule bande de pourpre ; il en donna qui en avaient deux, trois, et même jusqu’à cinq, comme les robes de lin qu’on porte aujourd’hui.

XLVII. Avec l’argent de l’Égypte, il ajouta une once aux pains distribués à Rome, comme il s’en glorifie lui-même dans cette lettre au préfet des vivres :

« Aurélien Auguste à Flavius Arabianus, préfet des vivres. — Parmi les bienfaits que la faveur des dieux m’a permis d’accorder au peuple romain, il n’en est pas dont je sois plus fier, que d’avoir pu augmenter d’une once toutes les distributions de pain qui se font à la ville ; et, pour rendre cette faveur perpétuelle, j’ai établi de nouveaux transports sur le Nil et sur le Tibre. J’ai élevé les rives de ce fleuve ; j’ai creusé son lit pour empêcher les débordements ; j’ai institué de nouveaux sacrifices en l’honneur des dieux et de l’éternité de l’empire ; j’ai renouvelé le culte de Cérès. C’est à vous maintenant, cher Arabianus, de féconder les dispositions que j’ai prises. Voir le peuple romain bien nourri, ce serait mon plus grand bonheur. »

XLVIII. Il songeait à lui donner le vin gratuitement, comme il avait déjà l’huile, le pain, la chair de porc ; et voici comment il voulait lui assurer cet avantage pour toujours. Entre l’Étrurie (du côté qui porte le nom d’Aurélien) et les Alpes maritimes, s’étendent de vastes plaines, fertiles et boisées. L’empereur voulait acheter le terrain à ceux de ses possesseurs qui consentiraient à s’en défaire, pour y établir des colonies de captifs, et planter la vigne sur tous les coteaux. Les récoltes, exemptes d’impôt, auraient été affectées tout entières au peuple de Rome. On avait déjà fait le calcul pour les mesures, les tonneaux, la main d’oeuvre et le transport ; mais on assure que l’empereur fut circonvenu dans ce projet, et même qu’il en fut détourné par cette parole de son préfet du prétoire : « Si nous donnons le vin au peuple, il ne manquera plus que de lui donner aussi de la volaille. » La preuve qu’Aurélien avait eu vraiment cette intention, et qu’il y avait même déjà donné suite, au moins en partie, c’est qu’il fit placer dans les portiques du temple du Soleil des vins du fisc, lesquels, il est vrai, ne furent pas donnés, mais vendus. Il faut savoir, en outre, qu’il fit trois fois des largesses au peuple romain, qu’il lui donna même des tuniques blanches, venant de diverses provinces, des robes simples de lin d’Afrique et d’Égypte ; enfin, il est le premier qui lui ait donné les mouchoirs dont on s’est servi depuis pour témoigner son approbation.

XLIX. Il n’aimait pas, quand il était à Rome, le séjour du palais impérial ; il préférait les jardins de Salluste ou ceux de Domitia. Il embellit les jardins de Salluste, en y ajoutant un portique d’un mille de long, où il allait tous les jours fatiguer ses chevaux et sa personne, même quand il était souffrant. Il faisait fouetter devant lui ses esclaves et ses serviteurs pris en faute ; c’était, selon les uns, pour tenir sa sévérité en haleine ; selon les autres, c’était par cruauté. Il punit de mort une servante coupable d’adultère avec un esclave. Il livrait aux tribunaux publics ceux de ses propres esclaves qui avaient commis des fautes. Il avait voulu rendre aux dames leur sénat, c’est-à-dire une manière de petit sénat, où les premières en dignité étaient celles que le sénat avait jugées dignes du sacerdoce. Il interdit aux hommes les chaussures rouges, jaunes, blanches et vertes, pour ne les permettre qu’aux femmes. Les sénateurs purent avoir des coureurs semblables à ceux qu’il avait lui-même. Il défendit les concubines d’extraction libre. Il régla d’après les charges sénatoriales le nombre des eunuques, parce qu’ils avaient monté à un prix exorbitant. Jamais il n’eut un vase d’argent de plus de trente livres. Ses repas consistaient principalement en viandes rôties ; le vin rouge était celui qu’il préférait.

L. Dans aucune maladie il ne fit appeler un médecin ;il se traitait lui-même, et par la diète surtout. Il laissa, comme un particulier, à sa femme et à sa fille I’anneau qui lui servait de cachet. Il habillait ses esclaves étant empereur, comme du temps où il était simple particulier, à l’exception de deux vieillards, qu’il traitait en affranchis et avec une bonté toute particulière : ils se nommaient Antistius et Gillon, ceux-là mêmes auxquels, après la mort de leur maître, le sénat accorda la liberté. Aurélien s’adonnait rarement à la volupté ; mais il avait un goût prononcé pour les mimes. Il avait un plaisir extraordinaire à voir Phagon, ce consommateur intrépide qui, dans un seul repas, un jour, devant lui, mangea un sanglier toul entier, avec cent pains, un mouton, un porc, et but par un robinet à même d’une jarre énorme qu’il mit à sec. Aurélien eut un règne des plus heureux, à l’exception de quelques soulèvements intérieurs. Il fut cher au peuple romain, et redouté du sénat.