* Texte Latin (lien externe)
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I. Cest le destin qui régit la république, et qui tantôt Iélève au faîte de la puissance, et tantôt la réduit aux dernières extrémités : la mort de Probus la suffisamment prouvé. Après avoir traversé les temps, florissante ou affligée, suivant les phases diverses par lesquelles elle avait passé, aujourdhui agitée par la tempête, demain au comble de la félicité, après avoir été soumise à tous les événements auxquels la vie de lhomme est exposée, elle semblait, après une longue série de malheurs, se raffermir et commencer une suite durable de jours prospères sous Probus, entre les mains duquel le sénat et le peuple avaient remis les lois et les rênes de lempire, depuis quAurélien, ce prince fougueux, nétait plus ; mais, par une catastrophe épouvantable, aussi désastreuse quun naufrage ou quun incendie, des soldats furieux, qui semblaient être les instruments du destin, enlevèrent à la république cet excellent prince, et la replongèrent ainsi dans le désespoir, chacun craignant de voir surgir des Domitiens, des Vitellius et des Nérons : car on est plutôt porté à croire méchants que bons les princes dont on ne connaît pas le caractère ; ce qui devait être, surtout dans un État dont les plaies saignaient encore, et qui déplorait les perplexités où lavaient jeté la captivité de Valérien, les dérèglements de Gallien, et [la violence] de trente tyrans qui avaient morcelé lempire pour sen approprier les débris.
II. Si nous voulons récapituler les diverses révolutions subies par la république romaine depuis la fondation de Rome, nous trouverons que nul État ne peut se glorifier ou se plaindre davoir eu un plus grand nombre de bons ou de mauvais princes. Et, pour commencer par Romulus, qui est le véritable père et le créateur de la république, de quel bonheur ne jouit-elle pas sous lui, qui, après lavoir fondée, lordonna et affermit sa puissance, et qui, parmi tous les fondateurs, est le seul qui ait laissé une ville parfaite ? Parlerai-je ensuite de Numa, qui fortifia par la religion cette ville belliqueuse et grosse de triomphes ? Notre république fut ainsi florissante jusquau règne de Tarquin le Superbe ; mais si elle eut à souffrir de la tyrannie de ce prince, elle sut le punir, à quelque prix quait été la vengeance. Elle sagrandit ensuite jusquà lépoque de la guerre contre les Gaulois ; mais, submergée comme par un naufrage, Rome étant prise, à lexception de la citadelle, elle ressentit peut-être alors plus de maux que jusque-là elle navait eu de bonheur. Par la suite elle recouvra toute sa splendeur ; mais les guerres puniques, et la terreur que lui inspira Pyrrhus, laffectèrent tellement, que son découragement la réduisit aux dernières extrémités.
III. Carthage vaincue, elle saccrut encore et étendit son empire au delà des mers ; mais, affaiblie par la guerre Sociale, ayant perdu jusquau sentiment du bien-être, épuisée par les guerres civiles jusquau règne dAuguste, elle ne fut plus quun corps usé par la vieillesse. Auguste cependant la rétablit, si lon peut dire quil la rétablit en lui enlevant sa liberté. Quoi quil en soit, bien quaffligée au dedans, elle devint florissante au dehors. Elle eut bientôt à souffrir de la cruauté de tous ses Nérons, et ce nest que sous Vespasien quelle releva la tête. Avant quelle eût pu jouir de toute la félicité que semblait lui promettre Titus, le féroce Domitien lui fit de profondes blessures ; elle traversa ensuite, sous Nerva, Trajan et jusquà Marc Aurèle, des temps meilleurs, puis fut déchirée par le lâche et cruel Commode. De cette époque jusquà Alexandre, fils de Mammée, si lon en excepte le règne du belliqueux Sévère, elle ne goûta plus aucun bonheur. Pour ne point consigner ici tous les événements qui suivirent, quil nous suffise de dire quelle ne put jouir du gouvernement de Valérien, et quelle eut à gémir pendant quinze années sous celui de Gallien. La fortune inconstante et toujours ennemie de la justice, ne permit pas à Claude de gouverner longtemps lempire, et, par le meurtre dAurélien, par la mort de Tacite, par la fin tragique de Probus, elle a voulu montrer que rien ne lui est plus agréable que les changements incessants dans les affaires publiques. Mais pourquoi ces plaintes ? pourquoi nous occuper des vicissitudes des temps ? Parlons de Carus, qui tient le milieu, pour ainsi dire, entre les bons et les mauvais princes, mais qui pourtant doit plutôt être rangé parmi les premiers, et qui même devrait y occuper une place distinguée, sil navait point laissé lempire à Carin.
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IV. Le plus grand nombre des historiens émettent des opinions si peu fondées sur la patrie de Carus que je ne saurais sans hésiter dire à laquelle on doit accorder confiance. Onésime, qui a écrit avec beaucoup de soin la vie de Probus, prétend quil naquit à Rome et quil y étudia les belles-lettres, mais que ses parents étaient Illyriens. Dun autre côté, Fabius Cerilianus, auteur dune histoire fort estimable des temps de Carus, de Carin et de Numérien, affirme quil naquit non à Rome, mais dans llllyrique, et que ses parents nétaient point Pannoniens, mais Carthaginois. Je me souviens davoir lu dans les éphémérides, que Carus était de Milan, mais que son aïeul lavait inscrit au nombre des citoyens dAquilée. Ce quil y a de certain (et la lettre quil écrivit, étant proconsul, à son lieutenant pour lexhorter à lui accorder ses bons offices, en est une preuve), cest quil voulait quon le crût Romain.
Lettre de Carus :
« Carus Manlius Aurélien, proconsul de Cilicie, à Junius son lieutenant. Les princes romains nos ancêtres avaient la coutume, quand ils nommaient des lieutenants, de ne confier les intérêts de la république quà des hommes qui pouvaient donner une idée de leur propre caractère. Certes, je neusse pas agi autrement queux, quand même je naurais point eu à me prévaloir de leur exemple. Je pense que votre zèle ne me fera point repentir davoir suivi leurs principes. Faites donc en sorte que nous ne démentions point les Romains nos ancêtres. »
Comme on le voit, Carus, dans toute cette lettre, tend à persuader que ses ancêtres étaient Romains.
V. Dans sa harangue au sénat, il affecte aussi de se donner la même origine : car dès quil fut créé empereur, il écrivit entre autres choses à cet ordre illustre :
« Il faut se réjouir, pères conscrits, de ce quun des membres de votre ordre, un Romain comme vous, vient dêtre appelé à lempire. Nos efforts, nen doutez pas, tendront toujours à ce quon ne puisse croire que les princes étrangers sont meilleurs que les vôtres. »
On voit aussi clairement, par ce passage, quil voulait se faire passer pour Romain, cest-à-dire pour être né à Rome. Comme les inscriptions de ses statues Iindiquent, Carus passa par les grades civils et militaires ; élevé par Probus à la dignité de préfet du prétoire, il sut si bien conquérir laffection des soldats, quaprès la mort de ce grand prince, il parut seul digne de lempire.
VI. Je nignore pas que la plupart des écrivains ont pensé, et même consigné dans leurs histoires, que Probus avait été tué par la faction de Carus ; mais les bienfaits de Probus envers Carus, et la conduite de ce dernier, qui punit sévèrement, et sans distinction de personnes, les meurtriers de son prédécesseur, ne permettent guère que lon ajoute foi à cette assertion. La lettre que Probus écrivit au sénat relativement aux honneurs à accorder à Carus, montre quelle était son opinion sur lui.
« À son très affectueux sénat, Probus auguste, salut. Notre république serait heureuse (dit Probus entre autres choses), si je pouvais confier les charges de lÉtat à un grand nombre de sujets aussi distingués que Carus ou que la plupart dentre vous. Aussi je pense, sénateurs, et je crois ne point trouver dopposition parmi vous, quil convient de décerner une statue équestre à cet homme de moeurs vraiment antiques, et, de plus, de lui construire aux frais du trésor public une maison pour laquelle je fournirai les marbres : car il est de notre dignité de récompenser lintégrité dun homme aussi recommandable, » etc.
VII. Pour ne pas entrer dans des détails trop minutieux, et ne pas répéter ce quon peut trouver dans les autres auteurs, je me bornerai à dire que, dès quil fut parvenu à Iempire, il commença, avec lassentiment de tous les soldats, la guerre contre les Perses, dont Probus faisait les préparatifs, et conféra à ses fils la dignité de Césars. Il désigna donc Carin pour défendre les Gaules avec des hommes délite, et emmena avec lui Numérien, jeune homme aussi distingué quéloquent. On rapporte quil témoignait souvent ses regrets de ce quil lui fallait envoyer Carin dans les Gaules, lâge de Numérien ne lui permettant pas de confier à ce dernier le gouvernement de ce pays, qui réclamait un prince de la plus grande fermeté. Mais je reviendrai sur ce sujet. Il nous est parvenu une lettre de Carus adressée à son préfet, dans laquelle il se plaint de la conduite de Carin, ce qui confirme lopinion émise par Onésime, que Carus se proposait de retirer le titre de césar à ce fils. Mais, comme nous venons de le dire, ces détails trouveront place plus loin dans la Vie de Carin. Revenons donc à notre sujet.
VIII. La guerre des Sarmates, que Carus conduisait, étant en grande partie terminée, il marcha avec un appareil extraordinaire et toutes les forces de Probus contre les Perses, qui, étant alors occupés par une dissension domestique, le laissèrent semparer sans résistance de la Mésopotamie, et parvenir jusquà Ctésiphon. Ces succès lui méritèrent le titre dempereur Persique. Mais, avide de gloire, et à linstigation de son préfet, qui, visant au pouvoir, cherchait sa perte et celle de son fils, il savança trop loin, et mourut, selon les uns, de maladie, selon les autres, frappé par la foudre. Il est certain qua lépoque de sa mort, le tonnerre se fit entendre avec tant de fracas, que plusieurs personnes périrent, dit-on, de frayeur. Lempereur était donc malade et couché dans sa tente, lorsquil séleva un violent orage : un éclair terrible brilla, un coup de tonnerre plus terrible se fit entendre, et Carus avait cessé de vivre. Junius Calpurnius, historiographe du prince, adressa sur sa mort la lettre suivante au préfet de Rome (je nen cite quune partie) :
« Carus, notre empereur, dont le nom rappelle si bien lamitié que nous avions pour lui, était malade lorsquil séleva subitement une furieuse tempête accompagnée dune obscurité telle, quil nétait plus possible de distinguer personne ; bientôt des éclairs qui faisaient paraître le ciel tout en feu, et les coups répétés du tonnerre nous ôtèrent à tous le sang-froid nécessaire pour savoir ce qui se passa alors. Mais soudain part un cri, qui se fit surtout entendre après un grand éclat de tonnerre qui avait partout répandu leffroi : « Lempereur est mort ! » Joignez à cela que les officiers de la chambre du prince, désespérés de sa perte, brûlèrent sa tente. De là sest répandu le bruit que Carus avait été frappé par la foudre, tandis que, autant que nous pouvons le savoir, il est certain quil a succombé à sa maladie. »
IX. Ce qui ma engagé à rapporter cette lettre, cest la croyance généralement répandue que, par lordre du sort, un prince romain ne peut aller au-delà de Ctésiphon, et que Carus fut foudroyé parce quil avait voulu passer les bornes quavait posées le destin. Mais laissons à la timidité ses superstitions, que lhomme de courage doit fouler sous ses pieds. Le très vénérable césar Maximien peut, quand il le voudra, marcher en vainqueur sur la Perse, et porter ses armes plus loin encore ; ce qui arrivera, je lespère, si les, nôtres ne dédaignent point la protection que les dieux nous ont promise. Carus était un prince habile : plusieurs indices le prouvent et entre autres la conduite quil tint envers les Sarmates dès quil fut parvenu à lempire. Ces peuples, à la mort de Probus, se montraient arrogants à tel point, quils menaçaient denvahir non seulement lIllyrique, mais encore les Thraces et lItalie. Carus leur fit une guerre si opiniâtre, quen peu de jours il leur tua seize mille combattants, leur fit vingt mille prisonniers des deux sexes, et rendit ainsi la sécurité aux Pannoniens. En voilà, je pense, assez sur Carus.
X. Passons à Numérien, dont lhistoire, qui se rattache plus intimement à celle de son père, est rendue plus intéressante encore par le crime de son beau-père. Quoique Carin fût laîné, et eût reçu le premier le titre de césar, il nous a paru convenable de parler dabord de Numérien, qui suivit le premier son père au tombeau, nous réservant de revenir ensuite à Carin, que fit périr Dioclétien auguste, ce prince si nécessaire à la république, contre lequel il avait plusieurs fois combattu.
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XI. Numérien, fils de Carus, était doué dun heureux naturel, et vraiment digne de lempire ; il était aussi éloquent, au point quil prononça des harangues en public. Quelque estime que lon ait pour ceux de ses écrits qui sont venus jusquà nous, il faut convenir cependant quils se rapprochent plus du style déclamatoire que du style cicéronien. Il faisait, dit-on, si bien les vers, quil lemportait sur tous les poètes de son temps : il disputa même la palme à Olympius Némésien, auteur de poèmes didactiques sur la pêche, sur la chasse et sur la navigation, et que son talent avait rendu célèbre dans toutes les colonies. Semblable au soleil, dont léclat fait pâlir les autres astres, il éclipsa Aurelius Apollinaire, poète ïambique, qui avait célébré les actions de Carus, son père, en publiant un poème sur le même sujet. On dit que sa harangue adressée au sénat était si éloquente, quon décréta en son honneur, non en sa qualité de césar, mais en sa qualité de rhéteur, lérection dune statue dans la bibliothèque Ulpienne, avec cette inscription :
À NUMÉRIEN CÉSAR,
LORATEUR LE PLUS DISTINGUÉ DE SON TEMPS.
XII. Il accompagna son père à la guerre contre les Perses. Quand il le perdit, les pleurs abondants quil versa, lui ayant causé une ophthalmie, genre daffection auquel lexcès des veilles lavait rendu fort sujet, il se faisait porter dans une litière. Ce fut alors quil fut assassiné par la faction dArrius Aper, son beau-père, qui était dévoré de la soif de régner. Pendant plusieurs jours, lorsque les soldats sinformaient de létat de la santé de lempereur, Aper leur répondait quon ne pouvait le voir, parce quil craignait lirritation que pouvait produire sur ses yeux le vent et le soleil. Toutefois, lodeur du cadavre dévoila laffreuse vérité. La faction dAper ne put rester longtemps cachée ; tous se jetèrent sur son chef et le traînèrent devant les drapeaux et la place darmes du camp. Alors se tint une grande assemblée, et lon dressa un tribunal.
XIII. On se demandait quel était celui qui se chargerait de la juste vengeance de Numérien, quel était le prince qui serait donné à la république, quand, par une inspiration divine, toutes les voix proclament auguste Dioclétien, que déjà, dit-on, plusieurs présages avaient désigné pour lempire. Dioclétien, qui commandait alors la garde du prince, était un homme remarquable, expérimenté, dévoué à la république et aux siens, toujours prêt a satisfaire aux exigences du moment, dune perspicacité que rien ne mettait en défaut ; quelquefois cependant il affectait de leffronterie, mais ce nétait que par prudence et pour cacher, sous les dehors dune fermeté excessive, les chagrins dun esprit en proie à linquiétude. Quand Dioclétien fut monté sur son tribunal et quon leut salué auguste, on sinformait comment Numérien avait été tué. Tirant alors son glaive, il montra le préfet du prétoire, Aper, et frappa le traître en disant : « Voilà lauteur de la mort de Numérien ! » Ainsi Aper, après sêtre souillé dun crime auquel lavait poussé sa coupable ambition, eut une fin digne de son caractère. Mon aïeul ma rapporté quil assistait à lassemblée lorsque Aper périt par la main de Dioclétien. Le nouveau césar, en frappant le meurtrier, me disait-il, prononça ces paroles : « Félicite-toi, Aper,
« tu tombes sous la main du grand Énée ; »
ce qui me surprend de la part dun homme de guerre, quoique je nignore pas quun fort grand nombre de guerriers ont cité des passages, soit grecs, soit latins, tirés dauteurs comiques et dautres poètes, et que les auteurs comiques eux-mêmes se plaisent souvent à mettre danciens proverbes dans la bouche des soldats. On peut citer comme exemple ce mot de Livius Andronicus :
« Tu cherches bien loin ce que tu as sous la main ; »
et beaucoup dautres que Plaute et Cécilius ont employés.
XIV. Je pense piquer la curiosité du lecteur en rapportant ici, comme y trouvant naturellement sa place, une histoire peu connue sur Dioclétien auguste, et qui fut pour lui le présage de lempire. Mon aïeul ma assuré quil la tenait de Dioclétien lui-même. Ce prince (me dit-il), encore dans un des plus bas grades militaires, se trouvait dans une hôtellerie de Tongres, ville des Gaules. Un jour quil réglait avec une druidesse le compte de sa dépense journalière, cette femme lui dit : « Vous êtes trop avare, Dioclétien ; vous êtes trop économe. Je serai prodigue quand je serai empereur, » répliqua Dioclétien en riant et en badinant. « Ne plaisantez pas, Dioclétien, reprit alors la druidesse : car vous serez empereur quand vous aurez tué un sanglier[1]. »
XV. Depuis lors Dioclétien nourrissait dans son esprit le désir de régner, ce que nignorait point Maximien, non plus que mon aïeul, à qui il avait rapporté le mot de la druidesse ; mais il finit par dissimuler, rire et se taire. Cependant, quand il allait à la chasse, jamais il ne laissait échapper loccasion de tuer des sangliers. Enfin, après avoir vu Aurélien, Probus, Tacite et Carus lui- même successivement appelés à lempire, Dioclétien dit : « Je tue toujours les sangliers, mais toujours un autre les mange. » Tout le monde connaît, et il nest pas permis dignorer les paroles que prononça Dioclétien en immolant le préfet Aper : « Je lai enfin tué, ce sanglier que mavait désigné loracle ! » Mon aïeul ma encore rapporté que Dioclétien lui avait dit quen tuant Aper de sa main, il navait eu dautre but que daccomplir la prédiction de la druidesse, et que daffermir son empire : car il naurait pas voulu paraître si cruel, surtout dans les premiers jours de son règne, si la nécessité ne leût poussé à commettre ce meurtre. Après avoir parlé de Carus, puis de Numérien, nous allons terminer par lhistoire de Carin.
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XVI. Carin, souillé de tous les crimes plus quaucun homme du monde, adultère, corrupteur assidu de la jeunesse (jai honte de dire ce quOnésime en rapporte), poussa linfamie jusquà se prêter à des débauches que son sexe semblait rendre impossibles. Son père, en partant pour la guerre, lui ayant confié le gouvernement des Gaules, de lItalie, de IIllyrique, de lEspagne, de la Grande-Bretagne et de lAfrique, à condition quil aurait, quoique césar seulement, toutes les prérogatives dun auguste, il se souilla des vices les plus dégradants et des turpitudes les plus incroyables. II éloigna tous ceux de ses amis qui étaient hommes de bien, et ne retint près de lui ou ne rechercha que ceux qui avaient le caractère le plus méprisable : il nomma préfet de la ville un de ses huissiers, dont la dépravation était au-dessus de tout ce quon peut penser et dire. Il fit tuer son préfet du prétoire et le remplaça par un nommé Matronianus, ancien entremetteur de ses débauches. Malgré son père, il déféra le consulat à un de ses secrétaires quil avait toujours eu pour confident et pour complice de ses infamies et de ses débordements. Il écrivit au sénat des lettres arrogantes. Il promit à la populace de Rome, quil regardait comme le peuple romain, les biens des sénateurs. Il épousa et répudia successivement neuf femmes, quil renvoya enceintes pour la plupart. Il remplit le palais de mimes, de courtisanes, de pantomimes, de chanteurs et de corrupteurs de la jeunesse. Il lui répugnait tant de donner sa signature, quil avait préposé, pour signer à sa place, un homme de moeurs impures, avec lequel il avait coutume de jouer tous les jours à midi. Il lui arrivait souvent de le gronder de ce quil imitait trop bien son écriture.
XVII. Il portait des pierres précieuses sur ses souliers ; il ne se servait daucune fibule qui ne fût ornée de pierreries, et souvent même son baudrier en était enrichi ; enfin, la plupart des Illyriens lappelaient roi. II nalla jamais au-devant des préfets ni des consuls. Il montrait beaucoup de déférence pour les hommes pervers, et les invitait fréquemment à sa table, où souvent, dans un seul repas, on servait cent livres doiseaux, cent livres de poisson et mille livres de viandes diverses ; le vin y était versé avec profusion. Il nageait parmi les pommes et les melons. Il jonchait ses salles à manger et ses chambres à coucher de roses de Milan. Il prenait comme tièdes les bains froids, et ces derniers pour lui devaient toujours être à la température de la neige. On rapporte quétant venu en hiver dans un endroit où se trouvait une fontaine dont leau était très tiède, comme cela est naturel dans cette saison, il dit, aux gens de service, après sêtre baigné dans cette eau : « Vous me donnez de leau de femme ; » plaisanterie qui passe pour la meilleure quil ait faite. Son père, en apprenant quelle était sa conduite, sécria : « Ce nest point là mon fils. » Carus avait enfin pris la résolution de le faire mourir (si lon en croit Onésime) et de lui substituer Constance (qui plus tard fut fait césar, et qui alors était préside de Dalmatie), lhomme le meilleur quil connût alors. Il serait trop long de parler davantage de la luxure de Carin ; les personnes qui voudront connaître en détail ses turpitudes, pourront lire Fulvius Asprianus, qui les expose toutes jusquà provoquer le dégoût.
XVIII. Dès quil eut appris que son père avait été frappé de la foudre, que son frère était mort assassiné par son beau-père, et que Dioclétien avait été salué auguste, comme sil eût été affranchi, par la mort des siens, des entraves que lui imposaient ses devoirs de famille, il se montra plus dissolu et plus criminel que jamais. Toutefois, il ne manqua pas de coeur pour conquérir lempire quon lui disputait : il combattit plusieurs fois contre Dioclétien ; mais il fut défait dans un dernier combat qui fut livré près de Murtium, et y perdit la vie. Ainsi finirent les trois princes Carus, Numérien et Carin, après lesquels les dieux nous donnèrent Dioclétien et Maximien, ces grands hommes auxquels ils joignirent Galérien et Constance, dont lun est né pour laver lignominie de la captivité de Valérien, lautre pour remettre les Gaules sous les lois romaines. Ces quatre maîtres du monde furent courageux, sages, bienveillants, généreux, animés du même désir de faire prospérer la république, modérés envers le sénat, amis du peuple, pénétrés des devoirs que leur imposait leur puissance, tels, en un mot, que nous avons toujours demandé des empereurs aux dieux. Claudius Eusthenius, secrétaire de Dioclétien, a publié séparément leur biographie. Je mentionne ce fait, pour mexcuser à lavance de ne pas entreprendre un travail aussi difficile : car on est toujours exposé à la critique, surtout lorsqu'on écrit lhistoire de princes vivants.
XIX. Carin et Numérien rendirent surtout leur règne remarquable en donnant au peuple romain des jeux embellis de nouveaux spectacles quon voit encore représentés en peinture dans le palais situé près du portique de IÉtable. On y offrit à la curiosité du public un acrobate chaussé de cothurnes, qui semblait suspendu dans les airs ; un tichobate qui, pour éviter un ours, courait sur un mur ; des ours qui jouaient la pantomime ; des concerts de cent trompettes, de cent cors, de cent flûtes, de cent cornemuses ; mille pantomimes et gymniques ; en outre, une machine de théâtre dont les flammes consumèrent la scène, que Dioclétien, par la suite, fit reconstruire avec plus de magnificence encore quauparavant. On fit venir aussi de toutes parts des mimes ; on exécuta, de plus, des exercices sarmates, la chose du monde la plus agréable à voir ; on montra un cyclope. Les artistes grecs, les gymniques, les histrions et les musiciens reçurent en présent de lor, de largent et des vêtements de soie.
XX. Je ne sais combien toutes ces choses peuvent plaire au peuple, mais il est bien certain que les bons princes ny attachent aucune importance. On rapporte quun des préposés aux menus plaisirs de Dioclétien, lui vantait un jour les spectacles donnés par Carus, disant que ces princes sétaient rendus fort populaires par les représentations théâtrales et les jeux du Cirque. « Carus a donc bien ri [ou on a donc bien ri aux dépens de Carus] pendant son règne, » reprit lempereur. Enfin Dioclétien ayant donné lui-même des jeux où il avait convoqué toutes les nations, et nayant pas fait preuve dans cette occasion dune grande libéralité, dit : « II faut de la réserve dans les jeux quand le censeur y assiste. » Jengage Junius Messalla, que jose ici blâmer sans crainte, à lire ce passage, lui qui priva ses héritiers de son patrimoine pour loffrir à des histrions, lui qui donna la tunique de sa mère à une comédienne, et la Iacerne de son père à un comédien : je lexcuserais encore sil avait couvert quelque acteur tragique du manteau de pourpre rehaussé dor de son aïeul, pour lui tenir lieu de robe traînante. On voit encore brodé sur un manteau de couleur pourpre violette dun joueur de flûte, dont celui-ci senorgueillit comme dun noble trophée, le nom de Messalla et celui de son épouse. Que dirai-je maintenant du lin tiré dÉgypte ? des étoffes de Tyr et de Sidon, si fines que loeil pénètre leur tissu, si brillantes de pourpre, et que le travail difficile de la broderie rend plus précieuses encore ? On y donna aussi des soies tirées du pays des Atrébates, des mantelets de Canusium, et de riches tuniques dAfrique quon navait point encore vues sur la scène.
XXI. Je consigne ici ces faits, afin dexciter, chez ceux qui, à lavenir, donneront des jeux, un sentiment honnête qui les empêche de dissiper pour des histrions et des bateleurs un patrimoine qui doit passer à de légitimes héritiers. Acceptez, mon cher ami, cet ouvrage : je ne le publie point, je vous lai souvent dit, comme un modèle déloquence, mais parce quil me semble propre à piquer la curiosité du lecteur, et que jai surtout à coeur dépargner des recherches à ceux qui voudraient écrire lhistoire des empereurs en lornant des agréments du style : ils trouveront dans ce petit volume des matériaux qui nattendent que leur talent. Soyez donc assez indulgent pour ne pas dédaigner mon offrande, et persuadez-vous bien que si ce livre nest pas mieux écrit, cest quil na pas été en mon pouvoir de mieux faire.
[1] Allusion à Aper, nom propre et nom commun signifiant sanglier.