XÉNOPHON

CYROPÉDIE

ou

ÉDUCATION DE CYRUS

LIVRE VI

SOMMAIRE. — L’armée demande à poursuivre la guerre. Cyrus conseille de prendre des forts à l’ennemi et d’en construire de nouveaux. Il prend ses quartiers d’hiver. Il augmente la cavalerie des Perses et fait construire des chars à faux. Araspas, dénoncé par Panthée, passe à l’ennemi, après s’être entendu avec Cyrus. Abradatas vient rejoindre sa femme. Cyrus imagine des tours mobiles. Des ambassadeurs indiens lui apportent de l’argent. Il en envoie trois à Babylone pour s’informer des préparatifs de l’ennemi. Leur rapport jette l’inquiétude dans l’armée. Discours de Cyrus et de Chrysantas. On décide de marcher aussitôt à l’ennemi. Instructions données aux troupes. Ordre de marche. Renseignements obtenus des prisonniers. Araspas, de retour, indique les dispositions de l’ennemi. Dispositions prises par Cyrus. Adieux d’Abradatas et de Panthée. Harangue de Cyrus.

CHAPITRE PREMIER

L’armée demande à poursuivre la guerre. Cyrus conseille de prendre des forts à l’ennemi et d’en construire de nouveaux. Pendant l’hiver, il augmente la cavalerie des Perses et il fait construire des chars armés de faux. Amour d’Araspas pour Panthée. Dénoncé par elle, il passe à l’ennemi à la prière de Cyrus. Panthée fait venir son mari, Abradatas. Construction de chars à tours.

Ayant ainsi passé cette journée, ils dînèrent et allèrent prendre du repos. Le lendemain, de bonne heure, tous les chefs alliés se rendirent aux portes de Cyaxare. En apprenant qu’une grande foule était à sa porte, Cyaxare s’habilla. Pendant ce temps, ses amis amenaient à Cyrus, les uns, des Cadusiens qui le priaient de rester, les autres, des Hyrcaniens, celui-ci, des Saces, celui-là, Gobryas. Hystaspe de son côté amenait l’eunuque Gadatas qui priait également Cyrus de rester. Cyrus, qui savait que Gadatas mourait de peur de voir licencier l’armée, lui dit en riant : « Il est évident, Gadatas, que c’est Hystaspe qui t’a soufflé l’opinion que tu émets ». Gadatas alors, levant les bras vers le ciel, jura que ce n’était pas Hystaspe qui la lui avait suggérée. « Mais je sais bien, dit-il, que si vous vous retirez, c’en est fait absolument de mes possessions. C’est pour cela, ajouta-t-il, que j’étais venu de moi-même lui demander s’il connaissait ce que tu pensais faire à propos du licenciement de l’armée. — Je vois bien que j’ai tort d’accuser Hystaspe, dit Cyrus. — Oui, par Zeus, tu as tort, Cyrus, repartit Hystaspe ; car voici exactement ce que je lui disais, c’est que tu ne pouvais pas continuer la guerre, parce que ton père te rappelait. — Que dis-tu ? reprit Cyrus. Toi aussi, tu as osé bavarder sur ce que je veux ou ne veux pas faire ? — Oui, par Zeus, répliqua Hystaspe ; car je te vois brûler du désir de te promener parmi les Perses pour être le point de mire de tous les yeux et de faire à ton père un récit détaillé de tes exploits. — Et toi, dit Cyrus, n’as-tu pas envie de retourner au pays ? — Non, par Zeus, répondit Hystaspe, non je n’y retournerai pas, et je reste à mon poste de commandement, jusqu’à ce que j’aie rendu Gadatas ici présent maître de l’Assyrien. »

C’est ainsi qu’ils badinaient en affectant entre eux un grand sérieux. Cependant Cyaxare, revêtu d’un costume imposant, sortit et alla s’asseoir sur un trône médique. Quand tous ceux qui devaient assister au conseil furent réunis et qu’on eut fait silence, Cyaxare s’exprima ainsi : « Alliés, puisque je me trouve ici et que je suis plus âgé que Cyrus, il est peut-être convenable que j’ouvre le débat : Or donc, je crois qu’il serait à propos aujourd’hui de discuter d’abord l’opportunité de continuer la guerre ou de licencier l’armée. Que celui qui le veut dise donc son avis sur ce point même. »

Le roi d’Hyrcanie parla le premier : « Je me demande pour ma part s’il est besoin de paroles, quand les faits mêmes font voir ce qu’il y a de mieux à faire. Nous savons tous en effet que, réunis ensemble, nous faisons aux ennemis plus de mal qu’ils ne nous en font, tandis que, lorsque nous étions séparés les uns des autres, c’est eux qui nous traitaient de la manière la plus agréable pour eux, mais la plus désagréable pour nous. »

Après lui, le Cadusien dit : « Pourquoi délibérer si nous devons regagner chacun notre pays et nous séparer, alors que, même en campagne, nous l’avons vu, il ne nous vaut rien d’être séparés ? En tout cas, il n’y a pas longtemps que, pour avoir fait une incursion séparément du gros de votre armée, nous en avons été punis, comme vous le savez vous-mêmes. »

Après lui, Artabaze, celui qui s’était dit jadis le parent de Cyrus, prononça ces paroles : « Pour moi, Cyaxare, il y a un point sur lequel je diffère de ceux qui ont parlé avant moi. Ils prétendent qu’il faut rester encore pour faire la guerre, et moi je soutiens que c’est lorsque j’étais chez moi que je faisais la guerre. J’allais souvent à la rescousse, quand on pillait nos biens, et nos châteaux forts exposés aux surprises me causaient bien des tourments, obligé que j’étais de craindre pour eux et d’y tenir garnison, et tout cela je le faisais à mes dépens. Maintenant nous occupons leurs forteresses, je n’ai plus peur d’eux, je fais bonne chère à leurs dépens et je bois leur vin. Chez nous, c’était la guerre ; ici, c’est la fête ; aussi je ne suis pas d’avis, dit-il en terminant, de dissoudre cette assemblée de fête. »

Après lui, Gobryas prit la parole : « Pour moi, alliés, je n’ai jusqu’ici qu’à me louer de la loyauté de Cyrus : il a été fidèle à toutes ses promesses. Mais, s’il s’éloigne de ce pays, il est évident que l’Assyrien sera bien tranquille, et ne sera point puni du mal qu’il a essayé de vous faire et de celui qu’il m’a fait ; et en ce qui me concerne, je serai puni une deuxième fois, parce que je suis devenu votre ami. »

Quand ils eurent tous donné leur avis, Cyrus prit la parole : « Amis, il ne m’échappe pas à moi non plus, que, si nous licencions l’armée, notre parti perdra de ses forces, tandis que celui des ennemis en reprendra de nouvelles. Tous ceux d’entre eux, en effet, qu’on a dépouillés de leurs armes auront vite fait de s’en fabriquer d’autres, tous ceux qui ont été privés de leurs chevaux se procureront vite d’autres montures ; pour remplacer les morts, les enfants deviendront des hommes et, après eux, il en viendra d’autres, en sorte qu’il ne serait pas étonnant que les ennemis soient très vite à même de nous susciter de nouveaux embarras. Pourquoi donc ai-je engagé Cyaxare à mettre en délibération le licenciement de l’armée ? C’est que, sachez-le, je crains pour l’avenir. Je vois en effet venir à nous des adversaires contre lesquels, si nous continuons la guerre dans les mêmes conditions, nous ne pourrons pas lutter ; car c’est l’hiver qui vient, et si nous avons, nous, des abris, par Zeus, les chevaux, les valets et les simples soldats n’en ont pas, eux sans qui toute guerre est impossible. Quant aux vivres, partout où nous avons passé, nous les avons épuisés ; là où nous ne sommes pas allés, les ennemis, redoutant notre venue, les ont ramenés dans les forteresses, si bien qu’ils en ont, eux, et que nous ne pouvons pas nous en emparer. Qui donc est assez courageux ou assez robuste pour faire la guerre en se battant contre la faim et le froid ? S’il nous faut tenir campagne dans ces conditions, j’affirme, moi, qu’il faut licencier volontairement l’armée plutôt que d’être chassés du pays par le dénuement où nous serions. Mais si nous voulons continuer la guerre, voici ce que je prétends qu’il faut faire ; c’est d’essayer au plus vite de leur prendre autant de forteresses que nous pourrons, et d’en construire pour nous le plus possible. Cela fait, ceux-là auront le plus de vivres qui pourront en prendre et en mettre en réserve davantage, et les plus faibles seront bloqués. A présent, nous ressemblons tout à fait à des navigateurs ; ils ont beau naviguer : l’espace qu’ils ont parcouru n’est pas plus à eux que celui qu’ils n’ont pas parcouru. Mais quand nous posséderons des places fortes, elles détacheront de l’ennemi la contrée, et nous aurons partout un calme plus assuré. Peut-être certains d’entre vous craignent-ils d’avoir à tenir garnison loin de leur patrie ; qu’ils se rassurent : c’est nous, puisque aussi bien nous sommes loin de chez nous, qui nous chargerons de garder pour vous les forteresses les plus proches de l’ennemi. Pour vous, appropriez-vous et cultivez les cantons d’Assyrie voisins de vos terres. Si nous réussissons à conserver, en y tenant garnison ceux qui avoisinent l’ennemi, vous vivrez dans une paix profonde, vous qui serez loin de lui ; car il ne pourra pas, je pense, négliger les dangers qui sont à sa porte pour aller vous dresser des embûches, à vous qui en êtes loin. »

A la fin de ce discours, tous les assistants, y compris Cyaxare, se levèrent et déclarèrent qu’ils étaient tout prêts à aider Cyrus dans l’exécution de son plan. Gadatas et Gobryas s’engagèrent, si les alliés y consentaient, à construire chacun une forteresse qu’ils mettraient à la disposition des alliés. Quand Cyrus vit qu’ils entraient tous avec ardeur dans ses vues, il leur dit pour terminer : « Si nous sommes décidés à exécuter tout ce que nous jugeons nécessaire, il faut nous procurer au plus vite des machines[1] pour battre en brèche les murailles ennemies, et des constructeurs pour élever des forts garnis de tours. » Alors Cyaxare promit une machine qu’il se chargeait de faire construire, Gadatas et Gobryas s’engagèrent à en donner une en commun, Tigrane, une autre ; Cyrus, de son côté dit qu’il tâcherait d’en construire deux. Ces décisions prises, on se procura des constructeurs de machines et chacun rassembla les matériaux nécessaires à la fabrication des machines, et la surveillance des travaux fut confiée à ceux qui parurent être les plus compétents pour s’en occuper.

Cyrus, prévoyant que ces travaux demanderaient du temps, établit son camp à l’endroit qu’il jugea le plus sain et le plus commode pour y apporter les choses nécessaires, et fortifia tous les points qui avaient besoin de protection, afin que ceux qui, à tour de rôle, restaient au camp fussent en sûreté, quand parfois il allait camper au loin avec le gros de l’armée. En outre il questionnait ceux qu’il croyait les mieux renseignés sur la contrée, pour savoir de quel côté l’armée pouvait faire le plus de butin, et il emmenait toujours les hommes au fourrage, afin de ramasser le plus de vivres possible pour ses troupes et en même temps d’entretenir leur santé et leur vigueur par la fatigue de ces courses, et enfin pour qu’ils se souvinssent de garder les rangs dans les convois. Voilà ce dont s’occupait Cyrus.

Cependant les transfuges et les prisonniers venus de Babylone s’accordaient à dire que le roi d’Assyrie était parti pour la Lydie, emportant un grand nombre de talents d’or[2] et d’argent, d’autres trésors, et des joyaux de toute sorte. La foule des soldats disait que c’est parce qu’il avait peur qu’il transportait déjà secrètement ses richesses en lieu sûr. Mais Cyrus, convaincu qu’il était parti pour former, s’il le pouvait, une coalition contre lui, poussa vigoureusement ses préparatifs, pensant qu’il faudrait encore livrer bataille. Aussi compléta-t-il la cavalerie perse avec les chevaux des prisonniers et d’autres qu’il reçut de ses amis ; car ces sortes de présents, il les acceptait de tout le monde, et ne refusait jamais les belles armes, ni les chevaux qu’on pouvait lui offrir.

Il organisa aussi un corps de chars, soit avec ceux qu’il avait enlevés à l’ennemi, soit avec d’autres tirés d’où il pouvait. Il abolit l’usage des chars tels qu’étaient jadis ceux des Troyens et tels que sont encore ceux des Cyrénéens. En effet, jusque-là, les peuples de Médie, de Syrie, d’Arabie et tous ceux de l’Asie se servaient de chars tels qu’en ont encore maintenant les Cyrénéens. Il avait observé que les gens de cette arme, qui sont sans doute l’élite de l’armée, puisque ce sont les meilleurs qui montent les chars, ne servaient qu’à escarmoucher et ne contribuaient que faiblement à la victoire ; car trois cents chars exigent trois cents combattants qui emploient douze cents chevaux et qui ont naturellement pour cochers les hommes qui leur inspirent le plus de confiance, et partant les plus braves ; cela fait trois cents autres hommes qui ne font pas le moindre mal à l’ennemi. Il abolit donc l’usage de ces chars et les remplaça par des chars de guerre munis de roues solides, difficiles à briser, et de larges essieux, parce que ce qui est large est moins sujet à se renverser. Il fit le siège du cocher en bois dur et en forme de tour ; ce siège s’élevait jusqu’aux coudes, pour permettre aux cochers de guider leurs chevaux du haut de leur siège ; Cyrus leur couvrit tout le corps d’une armure, à l’exception des yeux. Il adapta des faux de fer, longues d’environ deux coudées, aux essieux, de chaque côté des roues, et en plaça d’autres, en bas, sous l’essieu, pointées vers le sol ; car les cochers devaient lancer leurs chars au milieu des ennemis. Cette disposition inventée alors par Cyrus est encore en usage aujourd’hui dans le pays du roi. Il avait aussi rassemblé un grand nombre de chameaux reçus de ses amis, et il avait ramassé tous ceux qu’on avait pris à l’ennemi. C’est ainsi qu’on achevait les préparatifs.

Désirant envoyer un espion en Lydie pour apprendre ce que tramait l’Assyrien, Cyrus pensa qu’Araspas, le gardien de la belle femme, était propre à remplir cette mission. Voici ce qui lui était arrivé. Saisi d’amour pour cette femme, il ne put se retenir de lui faire des propositions pour obtenir ses faveurs. Elle refusa, car elle restait fidèle à son mari, bien qu’absent ; elle l’aimait en effet d’un violent amour. Cependant elle n’accusa pas Araspas auprès de Cyrus, hésitant à mettre aux prises deux amis. Mais quand Araspas, espérant avancer par là la réalisation de ses désirs, la menaça, si elle ne voulait point se donner volontairement, de la prendre de force, alors, redoutant la violence, elle ne garda plus le secret et dépêcha son eunuque à Cyrus avec ordre de lui tout révéler. A cette nouvelle, Cyrus se mit à rire de cet homme qui prétendait être plus fort que l’amour, et lui envoya Artabaze avec l’eunuque, en le chargeant de lui dire que Cyrus lui interdisait de faire violence à une femme de ce rang, mais qu’il ne l’empêchait point de la persuader, s’il le pouvait. En arrivant chez Araspe, Artabaze l’accabla de reproches, disant que cette femme était un dépôt sacré, et réprouvant son impiété, son injustice, son intempérance, si bien qu’Araspas fondit en larmes de chagrin, se sentit abîmé de honte, et qu’il mourait de crainte d’être puni par Cyrus.

Cyrus, mis au courant de son aventure, le fit appeler et, lui parlant seul à seul : « Je vois, Araspas, dit-il, que tu as peur de moi et que tu es terriblement honteux. Tranquillise-toi ; car j’ai entendu dire que des dieux ont été vaincus par l’amour et je sais ce que des hommes réputés même pour leur sagesse ont souffert par lui ; moi-même je sens bien que je n’aurais pas la force, si je vivais avec de belles personnes, de rester indifférent à leur beauté. Et puis, c’est moi qui suis cause de ce qui t’arrive : c’est moi en effet qui t’ai enfermé avec cet objet irrésistible. — Ah ! Cyrus, répondit Araspas, je te trouve tel ici que tu as toujours été, plein de douceur et d’indulgence pour les faiblesses humaines, tandis que les autres, dit-il, me plongent dans le chagrin ; car depuis que le bruit de mon aventure s’est répandu, mes ennemis se gaussent de moi et mes amis viennent me conseiller de m’éloigner, de peur que tu ne me punisses, parce que ma faute est grande. » Cyrus reprit : « Eh bien, apprends, Araspas, que ce qu’on dit de toi te met à même de me rendre un service important et d’être fort utile à nos alliés. — Puissé-je, s’écria Araspas, avoir encore une occasion de te servir ! — Eh bien donc, dit Cyrus, si, sous prétexte de me fuir, tu consentais à te rendre chez les ennemis, je crois qu’ils auraient confiance en toi. — Oui, par Zeus, dit Araspas, et je suis convaincu que mon départ ferait dire même à mes amis que j’ai fui ta colère. — Tu nous reviendrais, reprit Cyrus, instruit de tous les secrets des ennemis ; car je pense qu’ayant confiance en toi, ils te feraient participer à leurs délibérations et à leurs desseins, si bien que pas un seul des points que nous voulons connaître n’échapperait à ta perspicacité. — Tu peux compter que je vais partir tout de suite, dit Araspas ; ce sera peut-être un de mes moyens d’inspirer confiance que d’avoir l’air de te fuir au moment où j’allais être puni par toi. — Mais pourras-tu aussi, demanda Cyrus, abandonner la belle Panthée ? — Oui, Cyrus, répondit-il ; car je sais fort bien que j’ai deux âmes[3] ; j’ai philosophé sur cette question avec ce méchant sophiste qu’est Éros[4]. Si l’on n’avait qu’une âme, elle ne pourrait être en même temps bonne et mauvaise, éprise en même temps des belles et des laides actions, ni vouloir en même temps faire et ne pas faire les mêmes choses. Il est donc évident qu’il y a deux âmes, et lorsque la bonne domine, ce sont les belles actions qu’on accomplit ; quand c’est la mauvaise, ce sont les mauvaises actions qu’on entreprend. Maintenant que ma bonne âme est forte de ton alliance, c’est elle qui l’emporte, et de beaucoup. — Si donc tu es disposé à partir, reprit Cyrus, voici ce que tu devras faire pour inspirer plus de confiance aux ennemis : rapporte leur ce qui se passe chez nous ; mais fais ce rapport de manière à entraver le plus possible leurs desseins, et tu les entraveras, si tu leur dis que nous préparons une invasion sur un point de leur territoire ; car, à cette nouvelle, ils seront moins disposés à concentrer toutes leurs forces, chacun craignant pour son propre pays. Et reste chez eux le plus longtemps possible, ajouta-t-il ; car c’est ce qu’ils feront quand ils seront tout près de nous qu’il nous importera le plus de savoir. Conseille-leur de se ranger dans l’ordre qui paraîtra le meilleur, car, quand tu les quitteras, ils auront beau savoir que tu connais leur formation, ils seront contraints de la garder ; ils hésiteront à la changer, et s’ils en changent pour en adopter soudain une autre, ils n’échapperont pas à la confusion. » Là-dessus, Araspas sortit. Il prit avec lui ses plus fidèles serviteurs, et, après avoir tenu à quelques personnes les propos qu’il jugea les plus propres à favoriser son dessein, il s’en alla.

Quand Panthée apprit le départ d’Araspas, elle envoya dire à Cyrus : « Ne te chagrine pas, Cyrus, si Araspas a passé à l’ennemi. Si tu me permets d’envoyer un courrier à mon mari, je te garantis qu’il te viendra un ami beaucoup plus fidèle qu’Araspas, et je suis sûr qu’il t’amènera autant de troupes qu’il en aura pu rassembler. Car si le père du roi qui règne aujourd’hui était son ami, le roi actuel a essayé autrefois de nous séparer l’un de l’autre, mon mari et moi. Je sais que mon mari le regarde comme un homme sans foi ni loi et qu’il embrassera volontiers le parti d’un homme tel que toi. » Sur ces offres, il la pressa d’envoyer un courrier à son mari, et elle l’envoya.

Lorsque Abradatas eut reconnu les chiffres de sa femme et appris ce qui se passait, il s’empressa de venir vers Cyrus, suivi d’environ mille chevaux. Arrivé aux avantpostes des Perses, il envoya dire à Cyrus qui il était. Cyrus le fit aussitôt conduire chez sa femme. Aussitôt que les deux époux s’aperçurent, ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, comme il était naturel, en se revoyant contre toute attente. Puis Panthée lui parla de la vertu, de la réserve, de la compassion de Cyrus pour elle. Abradatas, l’ayant entendue, lui demanda : « Et que pourraisje faire, Panthée, pour lui témoigner ma reconnaissance en ton nom et au mien ? — Que pourrais-tu faire, répondit Panthée, sinon d’essayer d’être pour lui ce qu’il a été pour toi ? »

Ensuite Abradatas se rendit chez Cyrus. Dès qu’il le vit, il lui prit la main droite et lui dit : « En retour de tout le bien que tu nous as fait, Cyrus, je ne puis rien te dire de mieux que ceci, c’est que je me donne à toi comme ami, comme serviteur et comme allié, et dans tout ce que je te verrai entreprendre, je consacrerai toutes mes forces à te seconder. — J’accepte, répondit Cyrus. Et pour aujourd’hui, ajouta-t-il, je te laisse aller dîner avec ta femme ; mais dorénavant tu viendras manger dans ma tente avec tes amis et les miens. » Quelque temps après, Abradatas, voyant que Cyrus s’occupait activement des chars à faux, des chevaux bardés, des cavaliers cuirassés, se mit en devoir de lui fournir sur sa cavalerie une centaine de chars semblables à ceux de Cyrus, et il se préparait à les conduire lui-même sur son propre char, qu’il fit construire à quatre timons pour être traîné par huit chevaux. [Panthée, sa femme, lui fit faire, de son propre bien, un corselet d’or, un casque d’or et des brassards en or aussi.] Et il fit couvrir les chevaux de son char de caparaçons tout entiers d’airain. Voilà ce que fit Abradatas.

En voyant ce char à quatre timons, Cyrus eut l’idée que l’on pourrait en faire à huit timons, de manière à faire traîner par huit paires de boeufs l’étage inférieur des tours mobiles ; ce char avait environ trois brasses de hauteur à partir du sol, en comptant les roues. Il pensait que les tours de ce genre, placées derrière les rangs, seraient d’un grand secours à la phalange et causeraient de grands ravages dans les rangs ennemis. Sur les différents étages il fit pratiquer des galeries et des créneaux, et il fit monter vingt hommes sur chaque tour. Quand toutes les pièces des tours furent assemblées, il en fit essayer la traction. Les huit paires de boeufs tirèrent la tour et les vingt hommes qu’elle portait plus facilement qu’un attelage unique ne tire sa charge de bagages ; car, tandis que le poids des bagages était d’environ vingt cinq talents[5] par attelage, la tour, dont le bois avait l’épaisseur de celui des scènes tragiques, avec les vingt hommes et leurs armes, pesait moins de quinze talents pour chaque paire de boeufs. Cyrus, voyant que ces machines étaient faciles à traîner, prit ses dispositions pour emmener les tours avec son armée, pensant qu’à la guerre prendre ses avantages, c’est à la fois salut, justice et bonheur.

CHAPITRE II

Cyrus envoie trois des ambassadeurs indiens à Babylone, pour épier l’Assyrien. Il exerce son armée. Le rapport des Indiens jette l’inquiétude parmi les soldats. Cyrus et Chrysantas les rassurent. On décide de marcher aussitôt contre l’ennemi. Instructions données aux troupes.

Dans ce même temps, arrivèrent des députés du roi de l’Inde ; ils apportaient de l’argent et un message de leur maître ainsi conçu : « Je suis bien aise, Cyrus, que tu m’aies fait dire ce dont tu avais besoin ; je veux me lier d’hospitalité avec toi, et je t’envoie de l’argent. S’il ne te suffit pas, envoies-en chercher encore. Mes gens ont l’ordre de faire tout ce que tu leur commanderas. » Après les avoir entendus, Cyrus répondit : « Eh bien, je vous commande de rester dans vos tentes pour y garder l’argent et d’y vivre comme il vous plaira. Seulement que trois d’entre vous me fassent le plaisir d’aller chez les ennemis, comme si le roi les envoyait traiter d’une alliance. Quand vous aurez appris, poursuivit-il, tout ce que l’on dit et fait là-bas, revenez nous le dire au plus vite, au roi et à moi. Si vous me servez bien dans cette affaire, je vous en saurai encore plus de gré que de l’argent que vous venez m’apporter. Les espions déguisés en esclaves ne peuvent apprendre et rapporter que ce que tout le monde sait ; mais des hommes tels que vous découvrent souvent jusqu’aux pensées de l’ennemi. » Les Indiens acceptèrent volontiers sa proposition ; ils furent traités en hôtes par Cyrus ; puis, leurs préparatifs terminés, ils partirent le lendemain, promettant de recueillir de la bouche des ennemis le plus de renseignements qu’ils pourraient et de revenir le plus tôt possible.

Cependant Cyrus faisait de grandioses préparatifs en vue de la guerre, comme un homme qui n’a que de grandes vues sur toutes choses. Il ne s’occupait pas seulement de ce que les alliés avaient décidé ; il excitait encore la rivalité entre ses amis, afin que chacun d’eux fût jaloux de se montrer le mieux armé, le plus habile à manier un cheval, à lancer le javelot ou la flèche, le plus endurant. Il y parvenait en les emmenant à la chasse et en récompensant les meilleurs en chaque genre. Voyait-il un chef appliqué à rendre ses soldats les plus parfaits, il l’encourageait de ses éloges et de toutes les faveurs qui étaient en son pouvoir. Faisait-il un sacrifice, célébrait-il une fête, en ces occasions aussi il faisait des concours de tous les exercices qu’on pratique en vue de la guerre et il récompensait magnifiquement les vainqueurs. Et une grande allégresse régnait dans l’armée.

Presque tout ce que Cyrus voulait avoir pour se mettre en campagne était achevé, sauf les machines. La cavalerie perse avait été complétée à dix mille hommes. Pour les chars à faux, ceux qu’il avait construits lui-même s’élevaient à la centaine complète et ceux qu’Abradatas le Susien s’était chargé d’équiper à la façon de ceux de Cyrus atteignaient également la centaine. Cyrus avait persuadé à Cyaxare de transformer les chars médiques sur ce même modèle, au lieu de garder la forme troyenne et libyenne ; et ceux-là aussi formaient une autre centaine complète. Quant au corps des chameaux, chacun d’eux portait deux archers. La plus grande partie des soldats étaient si confiants qu’ils se croyaient déjà complètement vainqueurs et comptaient pour rien les forces des ennemis.

Tel était leur état d’esprit, quand les Indiens revinrent de chez les ennemis, où Cyrus les avait envoyés comme espions. Ils annoncèrent que Crésus avait été élu général en chef des armées ennemies, qu’il avait été décidé par tous les rois alliés que chacun le rejoindrait avec toutes ses forces, et apporterait des sommes considérables qu’on dépenserait à soudoyer tous les mercenaires que l’on pourrait et à faire des largesses à propos, que déjà on avait engagé un grand nombre de Thraces armés de sabres, que les Égyptiens avaient mis à la voile avec un effectif qui, d’après eux, montait à cent vingt mille hommes environ ; ils avaient des boucliers qui descendaient jusqu’aux pieds, de grandes piques, comme ils en ont encore aujourd’hui, et des coutelas ; qu’on attendait aussi un corps de Cypriens, que déjà tous les Ciliciens étaient arrivés, ainsi que les contingents des deux Phrygies, de la Lycaonie, de la Paphlagonie, de la Cappadoce, de l’Arabie, de la Phénicie, et celui de l’Assyrie avec le roi de Babylone ; que les Ioniens, les Éoliens et presque tous les Grecs établis en Asie avaient été contraints de suivre Crésus, que celuici avait député à Lacédémone[6] pour négocier une alliance, que l’armée se réunissait sur les bords du Pactole[7], mais qu’elle devait s’avancer vers Thymbrara, où se fait encore aujourd’hui le rassemblement des barbares du littoral soumis à l’autorité du grand Roi, et qu’on avait fait passer partout l’ordre d’y apporter des vivres. Les prisonniers donnèrent à peu près les mêmes informations ; car Cyrus veillait aussi à ce qu’on fît des prisonniers, pour en obtenir des renseignements, et il envoyait des espions déguisés en esclaves qui se donnaient pour des transfuges.

En apprenant ces nouvelles, l’armée de Cyrus fut prise d’inquiétude, comme cela devait être ; l’allure des soldats était plus lente que par le passé ; ils ne se montraient plus guère allègres ; ils faisaient cercle et on les voyait partout se questionner les uns les autres et s’entretenir de la situation.

Cyrus, s’apercevant que la peur courait dans les rangs des troupes, convoque les chefs des armées et tous ceux dont le découragement lui semblait être préjudiciable et l’ardeur réconfortante, et il prévint ses aides de camp, si quelques simples soldats voulaient s’approcher pour entendre son discours, de ne pas les en empêcher. Quand ils furent assemblés, il leur parla ainsi : « Alliés, je vous ai réunis maintenant, parce que j’ai remarqué que certains d’entre vous, depuis les nouvelles qui nous sont venues des ennemis, ont tout à fait l’air effrayé. Il me semble étrange que quelqu’un parmi vous tremble, parce que les ennemis se rassemblent, et qu’en nous voyant réunis en bien plus grand nombre que le jour où nous les avons vaincus, et grâce aux dieux bien mieux préparés que nous ne l’étions, vous ne soyez pas remplis de confiance. Au nom des dieux, s’écria-t-il, qu’auriez-vous donc fait, vous qui avez peur à présent, si l’on vous avait annoncé qu’une armée comme celle que nous avons aujourd’hui s’avançait pour vous attaquer, et que vous eussiez entendu tenir un propos comme celui-ci d’abord : « Ceux qui nous ont déjà vaincus, les voici qui reviennent pleins du souvenir de cette victoire » ; ensuite : « Ceux qui ont arrêté court les escarmouches de nos archers et de nos lanceurs de javelots, ceux-là reviennent à présent avec un renfort considérable de gens qui les valent » ; puis un troisième ainsi conçu : « Comme les ennemis ont remporté la victoire en donnant à leurs gens de pied les armes des hoplites, leurs cavaliers aujourd’hui se sont armés de même pour s’élancer sur les vôtres ; ils ont renoncé aux ares et aux javelots et ils projettent de charger avec une lance solide pour combattre corps à corps » ; puis celui-ci encore : « Ils ont des chars, qui ne resteront plus immobiles comme autrefois et ne tourneront plus le derrière à l’ennemi pour faciliter la fuite ; ils sont attelés de chevaux caparaçonnés, et les conducteurs debout dans des tours de bois ont des cuirasses et des casques pour protéger toute la partie de leur corps qui dépasse les tours ; en outre des faux de fer ont été ajustées aux essieux ; car les chars aussi vont pénétrer tout de suite dans les rangs des ennemis », et encore : « Ils ont des chameaux qu’ils monteront pour nous charger, et une seule de ces bêtes suffit à épouvanter cent chevaux », et enfin : « Ils s’avanceront avec des tours du haut desquelles ils protégeront les leurs et nous accableront de traits et nous empêcheront de combattre en rase campagne » ; si, dis-je, l’on vous avait rapporté que tous ces avantages étaient du côté des ennemis, qu’auriez-vous fait, vous qui avez peur, maintenant qu’on vous informe que Crésus a été choisi comme général en chef des troupes ennemies, Crésus plus lâche que les Syriens, car les Syriens n’ont fui qu’après avoir eu le dessous dans la bataille, tandis que Crésus, les voyant vaincus, au lieu de secourir ses alliés, s’est enfui et a disparu ? D’ailleurs on nous annonce bien, n’est-ce pas ? que, réduits à eux-mêmes, les ennemis ne se croient pas capables de se mesurer avec vous, mais qu’ils soudoient des étrangers, dans l’espérance qu’ils combattront pour eux mieux qu’eux-mêmes. Si, malgré cet exposé fidèle, certains trouvent les forces de l’ennemi redoutables et les nôtres méprisables, ceux-là, mes amis, je suis d’avis de les renvoyer chez les ennemis ; car ils nous seront, là-bas, beaucoup plus utiles qu’ici. »

Lorsque Cyrus eut fini son discours, le Perse Chrysantas se leva et parla ainsi : « Cyrus, ne t’étonne pas si quelques-uns se sont assombris en entendant ces nouvelles ; car ce n’était point un effet de la crainte, mais du dépit. Imagine-toi des gens qui désirent et pensent déjeuner tout de suite, et à qui l’on annonce un travail à exécuter avant le repas ; m’est avis que cette nouvelle ne ferait plaisir à personne. Eh bien, c’est notre cas nous pensions être à la veille de nous enrichir, et l’on vient nous dire qu’il reste une entreprise à exécuter alors nous nous sommes renfrognés, non par peur, mais parce que nous voudrions qu’elle fût déjà terminée. Mais puisqu’il ne s’agit plus de combattre seulement pour la Syrie, pays riche en blé, en bétail, en palmiers-dattiers, mais encore pour la Lydie, fertile en vin, en figues, en huile, et baignée par la mer, par où arrivent plus de richesses qu’on n’en a jamais vu, en pensant à cela, poursuivit Chrysantas, nous oublions notre dépit et nous nous sentons pleins de courage pour jouir au plus vite de ces biens de la Lydie. » Tel fut son discours : il fit plaisir à tous les alliés, qui l’applaudirent.

« Et maintenant, mes amis, dit Cyrus, je suis d’avis de marcher contre eux le plus vite possible, d’abord afin d’arriver les premiers, si nous le pouvons, à l’endroit où on leur rassemble des vivres ; ensuite, plus nous irons vite, moins nous les trouverons pourvus et plus il leur manquera de choses. Voilà mon opinion. Si quelqu’un voit un moyen plus sûr ou plus facile, qu’il nous l’apprenne. » Plusieurs prirent la parole pour appuyer cet avis, qu’il fallait marcher au plus vite contre l’ennemi, et il ne se trouva personne pour le contredire. Alors Cyrus reprit la parole en ces termes : « Depuis longtemps, alliés, nos âmes, nos corps, les armes dont nous aurons à nous servir sont, grâce au ciel, en excellent état ; ce qui nous reste à faire, c’est de nous munir pour la route, tant pour nous que pour toutes les bêtes de somme qui sont à notre service, d’au moins vingt jours de vivres. Car, à mon compte, nous aurons plus de quinze jours de marche à faire sans rencontrer aucune subsistance, parce que nous en avons enlevé nous-mêmes une partie, et l’ennemi a emporté tout ce qu’il a pu. Il faudra donc nous munir de vivres en quantité suffisante, sans quoi nous ne pourrons ni combattre, ni subsister. Quant au vin, que chacun n’en prenne que ce qu’il lui en faut pour s’habituer à boire de l’eau. Durant une grande partie de notre marche, nous ne trouverons pas de vin, et lors même que nous en emporterions une grande quantité, nous n’en aurons jamais assez. Aussi pour ne pas tomber malades en nous privant brusquement de vin, voici comment nous devons nous y prendre pendant nos repas, mettons-nous tout de suite à boire de l’eau ; si nous le faisons dès à présent, le changement nous sera peu sensible ; car, si l’on se nourrit de farine d’orge, le gâteau d’orge que l’on mange est toujours pétri avec de l’eau, et si l’on se nourrit de froment, le pain de froment a toujours été délayé dans de l’eau, et tous les aliments cuits sont apprêtés avec une très grande proportion d’eau ; si donc nous ne buvons du vin qu’à la fin du repas, notre estomac n’en aura pas moins son compte et sera satisfait. Il faudra ensuite retrancher aussi sur le vin bu après le repas, jusqu’à ce que, sans nous en apercevoir, nous soyons devenus buveurs d’eau. La transition graduelle rend le changement supportable à tous les tempéraments ; c’est ce que la Divinité elle-même nous apprend en nous faisant passer petit à petit de l’hiver aux fortes chaleurs pour nous habituer à les supporter, et de la chaleur aux rigueurs de l’hiver. Imitons-la pour arriver, par un entraînement préalable, au point où il faut que nous arrivions.

« Au lieu de couvertures, achetez un égal poids de provisions : les provisions, fussent-elles superflues, ne seront pas inutiles. Mais vous pouvez manquer de couvertures ; soyez sûrs que vous n’en dormirez pas moins bien ; sinon, prenez-vous en à moi. Pour des vêtements, il y a grand avantage à en avoir beaucoup, soit qu’on se porte bien, soit qu’on soit malade. Pour manger avec votre pain, approvisionnez-vous d’aliments acides, piquants et salés ; ils excitent l’appétit et se conservent très longtemps. Lorsque nous arriverons dans des lieux intacts, où nous pourrons sans doute prendre du blé, ayons des moulins à bras[8] préparés dès aujourd’hui, pour faire de la farine : c’est le plus léger des instruments à faire le pain. Il faut se munir aussi des médicaments indispensables aux malades ; ils sont très peu volumineux et, le cas échéant, tout à fait nécessaires. Il faut aussi des courroies ; car presque tout ce que portent les hommes et les chevaux s’attache avec des courroies. Si elles s’usent ou se rompent, on ne peut plus rien faire, à moins que l’on n’en ait de rechange. Ceux qui ont appris à lisser une hampe feront bien de ne pas oublier leur râpe. Il est bon aussi d’emporter une lime ; car, en aiguisant sa pique, on aiguise aussi son courage ; il y a de la honte en effet à être lâche quand on a affilé sa lance. Il faut encore emporter du bois supplémentaire pour les chars et les chariots ; à force de servir, beaucoup de pièces deviennent forcément inutilisables. Il faut aussi avoir les outils les plus nécessaires pour ces travaux ; car on ne trouve pas des artisans partout ; mais il y a peu de gens qui ne soient pas capables de faire une réparation pour un jour. Il faut emporter sur chaque voiture une bêche et un hoyau, et sur chaque bête de somme une hache et une faux. Ces instruments sont utiles aux particuliers et servent souvent pour le bien de la communauté.

«Pour ce qui est du ravitaillement, c’est à vous, les chefs des soldats armés, à faire une enquête parmi vos subordonnés ; il ne faut rien négliger de ce qui leur est nécessaire ; car c’est nous qui en sentirions le manque. Pour ce que j’ordonne de charger sur les bêtes de somme, c’est à vous, les chefs du train, à surveiller vos hommes et à les contraindre de le charger, s’ils ne l’ont pas fait. Pour vous, chefs des pionniers, je vous ai remis la liste des acontistes, archers et frondeurs que j’ai réformés ; faites marcher les anciens acontistes avec une hache à couper du bois, les archers avec un hoyau, les frondeurs avec une bêche ; munis de ces outils, qu’ils marchent par pelotons devant les chariots, afin que vous vous mettiez au travail tout de suite, s’il faut frayer un chemin, et que, si j’ai besoin d’eux, je sache où les trouver pour les employer. J’emmènerai aussi des forgerons, des charpentiers, des cordonniers, tous de l’âge où l’on porte les armes, et munis de leurs outils, afin que si, dans l’armée, on a besoin d’une chose qui dépende de leur métier, on ne soit pas obligé de s’en passer. Ils seront exemptés du service armé et, placés à un endroit qu’on leur assignera, ils mettront leur art au service de tout le monde moyennant salaire. Si quelque marchand veut nous suivre pour vendre ses marchandises, il le peut ; mais si on le prend à vendre pendant les jours pour lesquels j’ai ordonné aux troupes d’emporter leurs provisions, on saisira tout son stock ; quand ces jours seront écoulés, il vendra comme il voudra. Ceux de ces marchands qui paraîtront les mieux approvisionnés obtiendront des alliés et de moi des récompenses et des honneurs. Si quelqu’un d’eux juge qu’il n’a pas assez d’argent pour ses achats, qu’il me présente des gens qui le connaissent et qui répondent qu’il fera route avec l’armée, et nous lui avancerons des fonds sur notre caisse. Voilà les instructions que j’avais à vous donner à l’avance. Si quelqu’un voit quelque chose qui nous manque encore, qu’il me le signale. Et maintenant allez préparer vos bagages ; moi je vais faire un sacrifice pour le départ. Quand les auspices envoyés par les dieux seront favorables, nous donnerons le signal. Que tous les hommes, munis de ce que j’ai prescrit, viennent joindre leurs chefs et prendre la place qui leur est assignée ; et vous, les chefs, quand vous aurez bien rangé vos compagnies respectives, rassemblez-vous tous près de moi, pour que je vous dise le poste où chacun de vous doit se placer. »

CHAPITRE III

Ordre de marche. Rapport des prisonniers. Retour d’Araspas qui indique à Cyrus les dispositions prises par l’ennemi. Dispositions prises par Cyrus.

Après avoir entendu ces instructions, on se prépare à partir et Cyrus offre son sacrifice. Quand les auspices furent favorables, il se mit en marche avec l’armée. Le premier jour il campa le plus près possible de son point de départ, afin que, si l’on avait oublié quelque chose, on pût aller le chercher, et, si l’on s’apercevait qu’on manquait de quelque objet, on pût encore se le procurer. Cyaxare demeura là avec le tiers des Mèdes, pour ne pas laisser son pays sans défense. Quant à Cyrus, il avança avec la plus grande diligence, ses cavaliers en tête, et devant eux des batteurs d’estrade et des éclaireurs qu’il faisait toujours monter sur les points les plus favorables pour observer le pays devant soi ; ensuite venaient les bagages. Se trouvait-on en plaine, il mettait sur plusieurs files les chariots et les bêtes de somme ; derrière venait la phalange, et, si quelque bête de somme restait en arrière, les officiers qui survenaient veillaient à ce que la marche ne fût point entravée. Là où la route se resserrait, les soldats, plaçant les bagages au milieu, marchaient de chaque côté, et si quelque obstacle se présentait, ceux qui se trouvaient sur les lieux l’aplanissaient. Les compagnies marchaient ordinairement avec leurs bagages près d’elles ; car tous les porteurs de bagages avaient ordre d’avancer chacun près de sa compagnie, à moins d’empêchement absolu. Le porte-bagages du taxiarque tenait la tête avec une enseigne connue de toute la compagnie. De cette façon ils marchaient serrés et chacun veillait soigneusement sur ses affaires, pour qu’elles ne demeurent pas en arrière. En maintenant ces dispositions, les soldats n’avaient pas à se chercher les uns les autres, et ils avaient sous la main toutes leurs affaires ; elles étaient plus en sûreté, et ils avaient plus vite ce qu’il leur fallait.

Cependant les éclaireurs envoyés en avant crurent apercevoir dans la plaine des gens qui ramassaient du fourrage et du bois ; ils voyaient aussi des bêtes de somme qui en emportaient de même et d’autres qui paissaient. En portant à nouveau leurs regards en avant, ils crurent voir de la fumée ou de la poussière qui s’élevait dans les airs. A tous ces signes, ils furent à peu près certains que l’armée ennemie était quelque part dans le voisinage. En conséquence, le chef des éclaireurs envoie tout de suite annoncer cela à Cyrus. Après l’avoir entendu, Cyrus leur enjoint de rester à leur poste d’observation, et, s’ils voient quelque chose de nouveau, de lui en donner avis ; puis il envoie en avant un escadron de cavalerie avec l’ordre d’essayer de faire prisonniers quelques-uns de ceux qui couraient la plaine, pour avoir des renseignements plus sûrs sur le véritable état des choses.

Pendant que cet ordre s’exécute, Cyrus arrête là son armée, afin de prendre les dispositions qu’il jugeait nécessaires avant d’être tout près de l’ennemi. Il fit passer l’ordre d’abord de déjeuner, puis de rester à son poste, attentif à ses commandements. Le repas fini, il réunit les chefs de la cavalerie, de l’infanterie et des chars, les commandants des machines, du train des bagages et des voitures couvertes. Ils se rendirent à son appel. Pendant ce temps, les coureurs qui s’étaient élancés dans la plaine avaient fait des prisonniers et les avaient ramenés. Ceux-ci, interrogés par Cyrus, dirent qu’ils étaient de l’armée ennemie, qu’ils étaient sortis pour aller, les uns, au fourrage, les autres, au bois, et qu’ils avaient dépassé les gardes avancées, parce que l’armée était si nombreuse que tout était rare. En entendant cela, Cyrus demanda : « A quelle distance d’ici se trouve l’armée ? » Ils répondirent qu’elle était à environ deux parasanges. Continuant son interrogatoire : « Parle-t-on de nous chez les vôtres ? dit-il. — Oui, par Zeus, dirent-ils, et l’on s’entretenait beaucoup de votre avance. — Et se réjouissait-on d’apprendre notre approche ? » demanda Cyrus. Il posait cette question pour les assistants. « Non, par Zeus, répondirent-ils ; on en était au contraire bien ennuyé. — Et maintenant, poursuivit Cyrus, que font-ils ? — Ils se rangent en bataille, répondirent-ils ; hier et avant-hier ils n’ont pas fait autre chose. — Et celui qui les range, dit Cyrus, qui est-il ? — Crésus en personne, dirent-ils, et avec lui un Grec et un certain Mède qui, dit-on, est un transfuge de chez vous. — Zeus tout-puissant, s’écria Cyrus, puissé-je le prendre, comme je le désire ! »

Il fit ensuite emmener les prisonniers, et il se tournait vers l’assemblée pour dire quelque chose, quand un autre envoyé du chef des éclaireurs se présenta et dit que l’on voyait s’avancer dans la plaine un gros corps de cavalerie. « Nous supposons, ajouta-t-il, qu’il vient pour observer notre armée ; car à une distance considérable en avant de ce corps une trentaine de cavaliers courent certainement dans notre direction, peut-être pour enlever, s’ils le peuvent, notre observatoire : or nous ne sommes qu’une décade sur cet observatoire. » Alors Cyrus ordonna à quelques-uns des cavaliers qu’il avait toujours sous la main d’aller se poster au pied de l’observatoire, sans se laisser voir aux ennemis et d’y demeurer sans bouger. « Lorsque nos dix hommes, ajouta-t-il, abandonneront l’observatoire, élancez-vous et fondez sur les ennemis, tandis qu’ils graviront la colline. Pour que le gros corps ne vous inquiète pas, toi, Hystaspe, marche à sa rencontre avec ton millier d’hommes et montre-toi en face de lui ; mais ne le poursuis pas dans des lieux où la vue est bornée et, quand tu auras pris tes mesures pour que les observatoires restent en ta possession, reviens. Si quelques ennemis accourent à vous en levant la main droite en l’air, accueillez-les amicalement. »

Hystaspe alla revêtir ses armes. Les cavaliers de l’escorte de Cyrus partirent aussitôt, comme il le leur avait ordonné ; sur leur chemin, en deçà même de l’observatoire, ils rencontrent celui qui était parti avec ses serviteurs quelque temps auparavant pour espionner l’ennemi, le gardien de la Susienne. Cyrus n’en est pas plus tôt informé qu’il court à sa rencontre et lui tend la main. Les autres, qui ne savaient rien, furent naturellement très surpris de cet accueil, jusqu’au moment où Cyrus dit : « Voici, mes amis, un homme excellent qui nous revient. Il faut que tout le monde sache ce qu’il a fait ; ce n’est point parce qu’il se serait laissé aller à une vilenie ou parce qu’il avait peur de moi que notre ami est parti : c’est moi qui l’ai envoyé pour apprendre ce qui se passait chez les ennemis et nous en donner des nouvelles sûres. Et maintenant, ce que je t’ai promis, Araspas, je ne l’ai pas oublié : je m’en acquitterai et tous ceux-ci m’y aideront. Il est en effet juste que vous tous, amis, vous l’honoriez comme un vaillant homme, car c’est pour notre bien qu’il a exposé sa vie et encouru le blâme dont il était chargé. » A ces mots, tous saluèrent Araspas et lui serrèrent la main. « Voilà qui suffit, dit Cyrus. Maintenant, Araspas, exposenous ce qu’il nous importe de savoir ; n’atténue en rien la vérité et ne ravale pas les forces ennemies. Mieux vaut les croire plus grandes et les trouver moindres que d’entendre dire qu’elles sont moindres et de les trouver plus grandes. — J’ai fait tout ce que j’ai pu, dit Araspas, pour connaître le plus sûrement possible l’effectif de leurs troupes ; car j’étais présent en personne et j’ai aidé leurs chefs à les ranger. — Alors, dit Cyrus, tu ne connais pas seulement leur nombre, mais encore leur ordonnance ? — Oui, par Zeus, répondit Araspas, et je sais même comment ils se proposent d’engager la bataille. — En attendant, dit Cyrus, commence par nous dire quel est en gros le nombre de leurs troupes. — Ils sont tous, dit Araspas, rangés sur trente en profondeur, fantassins et cavaliers, sauf les Égyptiens, et ils couvrent environ quarante stades ; car j’ai pris grand soin, ajouta-t-il, de savoir l’espace qu’ils occupaient. — Et les Égyptiens, dit Cyrus, comment sont-ils rangés ? car tu as dit : sauf les Égyptiens. — Les myriarques ont rangé chacun leurs dix mille hommes sur cent de front comme de profondeur ; c’est, disaient-ils, l’ordonnance en usage dans leur pays. Cependant Crésus n’a consenti qu’à grand-peine à les laisser se ranger ainsi ; car il voulait déborder largement ton armée. — Et pourquoi avait-il ce désir ? demanda Cyrus. — C’est que, par Zeus, répondit Araspas, il voulait t’envelopper avec les troupes qui déborderaient tes lignes. — Ah ! répliqua Cyrus, ils pourraient bien apprendre que tel qui croyait envelopper se trouve enveloppé lui-même. Mais nous avons entendu ce qu’il nous importait d’apprendre de toi. Pour vous, mes amis, voici ce que vous avez à faire. En sortant d’ici, passez en revue les équipements de vos chevaux et les vôtres ; car il arrive que, faute d’une bagatelle, homme, cheval et char deviennent inutiles. Demain matin, pendant que je sacrifierai, faites d’abord manger vos hommes et vos chevaux, pour que, si l’occasion d’agir se présente, nous ne nous passions pas de déjeuner. Ensuite, ajouta-t-il, toi, Araspas, tu prendras le commandement de l’aile droite comme tu l’as fait jusqu’ici, et vous, les autres myriarques, gardez vos postes accoutumés ; ce n’est pas quand la course va commencer qu’il faut changer les chevaux d’un char. Ordonnez aux taxiarques et aux lochages de se ranger en bataille en mettant chaque loche sur deux rangs. » Le loche comprenait vingt-quatre hommes.

A ce moment, un des myriarques dit : « Crois-tu, Cyrus, qu’avec des rangs si minces, nous serons de force à lutter contre une phalange aussi profonde ? — Et toi, répliqua Cyrus, crois-tu que les phalanges trop profondes pour que les hommes puissent atteindre de leurs armes les adversaires qu’ils ont en face fassent du mal à l’ennemi ou puissent aider leurs alliés ? Pour moi, dit-il, je voudrais que ces hoplites, au lieu d’être sur cent, fussent sur dix mille en profondeur ; car alors nous n’aurions à combattre que très peu d’hommes. Par contre, vu la profondeur que je donnerai à nos troupes, j’estime qu’elles seront tout entières en action et en état de s’aider mutuellement. Je placerai les lanceurs de javelots derrière les hommes armés de cuirasses, et derrière les lanceurs de javelots, les archers. Qui en effet placerait au premier rang des hommes qui s’avouent eux-mêmes incapables de soutenir aucun combat corps à corps ? Mais, couverts par les fantassins cuirassés, ils tiendront ferme et ils endommageront sûrement l’ennemi en lançant, les uns-leurs javelots, les autres leurs flèches pardessus les têtes de ceux qui sont devant eux. Et tout le mal qu’on fait à l’ennemi allège d’autant la tâche des camarades. En dernière ligne, je placerai ce qu’on appelle les réserves. Car de même qu’une maison qui n’a pas de solides fondations ni de toit n’est d’aucun usage, de même une armée dont les premiers et les derniers rangs ne sont pas formés de vaillants soldats n’est d’aucune utilité. Mettez-vous donc en bataille, chefs de l’infanterie, comme je l’ai commandé, et vous, commandants des peltastes, rangez pareillement vos loches derrière l’infanterie, et vous, chefs des archers, rangez-vous de même derrière les peltastes. Et toi, commandant de l’arrière-garde, puisque tu es derrière les autres avec tes hommes, recommande-leur de surveiller chacun ceux qui sont devant lui, d’encourager ceux qui font leur devoir, de ne pas ménager les fortes menaces aux lâches, et, si quelqu’un tourne le dos pour trahir, de le punir de mort. Car c’est à ceux qui sont devant d’encourager ceux qui les suivent par leurs discours et par leurs actions ; mais vous, qui êtes aux derniers rangs, vous devez inspirer plus de crainte aux lâches que l’ennemi même. Voilà ce que vous devez faire. Toi, Euphratas, qui commandes les machines, fais en sorte que les attelages qui traînent les tours suivent la phalange le plus près possible. Toi, Daouchos, commandant des bagages, fais marcher toute ta troupe derrière les tours et les machines, et que tes adjudants châtient sévèrement ceux qui s’avancent plus loin qu’il ne faut ou qui traînent en arrière. Toi, Cardouchos, commandant des voitures où sont les femmes, place-les en arrière après les bagages. Toute cette suite, en donnant l’illusion d’une armée nombreuse, nous procurera le moyen de tendre quelque piège à l’ennemi, et, s’il tente de nous envelopper, elle l’obligera à faire un plus grand circuit, et, plus il embrassera de terrain, plus il s’affaiblira forcément. Voilà ce que vous avez à faire. Toi, Artaozos, et toi, Artagersas, prenez chacun le millier de fantassins que vous commandez et placez-les derrière les voitures. Et vous, Pharnouchos et Asiadatas, au lieu de ranger en ligne avec les autres le millier de cavaliers que chacun de vous commande, allez vous poster en armes derrière les voitures couvertes, à part du reste de l’armée, puis venez me rejoindre avec les autres chefs ; mais tenezvous prêts, comme si vous deviez les premiers engager l’action. Toi, capitaine des archers montés sur les chameaux, place-toi aussi derrière les voitures couvertes et fais ce qu’Artagersas t’ordonnera. Vous, commandants des chars, tirez au sort ; celui que le sort aura désigné se placera devant la ligne de bataille avec ses cent chars ; quant aux autres centaines, l’une marchera sur le flanc droit de l’armée, l’autre sur le flanc gauche et elles suivront la phalange, chacune sur une seule file. » Telles furent les dispositions que prit Cyrus.

Abradatas, roi de Suse, lui dit alors : « Je me chargerai volontiers, Cyrus, de me ranger en face de la phalange ennemie, si tu n’es pas d’un autre avis. » Cyrus, saisi d’admiration pour lui, lui serra la main et demanda aux Perses qui commandaient les autres chars : « Y consentez-vous de votre côté ? » Ils répondirent qu’ils ne pouvaient avec honneur céder une telle place. Alors Cyrus les fit tirer au sort, et le sort donna à Abradatas le poste dont il voulait se charger, et il fut placé face aux Égyptiens. Les chefs se retirèrent ensuite, veillèrent à l’exécution des ordres dont j’ai parlé, puis ils prirent leur repas, établirent des sentinelles et se couchèrent.

CHAPITRE IV

On s’arme. Adieux d’Abradatas et de Panthée. Discours de Cyrus.

Le lendemain de bonne heure, tandis que Cyrus sacrifiait, l’armée, ayant déjeuné et fait des libations, s’équipait et se paraît d’une multitude de belles tuniques, de belles cuirasses et de beaux casques. On armait aussi les chevaux de chanfreins et de bardes ; les chevaux de selle avaient en outre des cuissards, et les chevaux attelés aux chars, des plaques de fer sur les flancs, si bien que toute l’armée étincelait d’airain et resplendissait de pourpre.

Le char d’Abradatas, à quatre timons et à huit chevaux était magnifiquement orné. Au moment où il allait endosser sa cuirasse faite de lin, suivant l’usage de son pays, Panthée lui apporta un casque d’or, des brassards et de larges bracelets d’or pour couvrir ses poignets, une tunique de pourpre plissée par le bas qui tombait jusqu’aux pieds et un panache couleur d’hyacinthe. Elle avait fait faire ces armes à l’insu de son mari sur la mesure de celles dont il se servait. A la vue de ces armes, il fut étonné et demanda à Panthée « C’est toi, n’est-ce pas ? chère femme, qui as fondu tes parures pour me faire faire ces armes ? — Non, par Zeus, répliqua-t-elle, pas du moins la plus précieuse ; car c’est toi, si tu parais aux yeux des autres tel que tu es aux miens, qui seras mon plus bel ornement. » Tout en parlant, elle le revêtait de ses armes, et, quoiqu’elle s’efforçât de les cacher, les larmes lui coulaient le long des joues. Quand Abradatas, qui déjà auparavant méritait d’attirer les regards, eut endossé son armure, il parut tout à fait beau et noble, d’autant plus que la nature l’avait favorisé sous ce rapport. Il prit les rênes des mains de son cocher, et il se disposait à monter sur son char. Mais à ce moment, Panthée pria ceux qui les entouraient de s’écarter et lui dit : « Abradatas, s’il y a jamais eu des femmes qui ont prisé leur époux plus que leur vie, tu sais, je pense, que je suis une de celles-là. A quoi me servirait de le prouver par le détail ? Je pense que ma conduite t’en fournit des preuves plus convaincantes que ce que je pourrais dire à présent. Cependant, malgré l’affection que tu me connais pour toi, je le jure par notre amour mutuel, je préférerais être ensevelie sous terre avec toi, mort en brave, plutôt que de vivre déshonorée avec un mari déshonoré, tant il me paraît que nous sommes faits, toi et moi, pour la gloire la plus haute. Et puis j’estime que nous devons à Cyrus une immense reconnaissance, parce que, prisonnière et réservée pour lui, il n’a point voulu me traiter en esclave, ni en femme libre avec un nom infamant, mais qu’il m’a gardée à toi, comme s’il avait fait prisonnière la femme de son frère. En outre, quand Araspas, mon gardien, l’a abandonné, je lui ai promis, s’il me permettait de t’envoyer un courrier, que tu viendrais lui offrir en toi un allié beaucoup plus fidèle et meilleur qu’Araspas. »

Ainsi parla Panthée. Abradatas, transporté de ce qu’il venait d’entendre, posa la main sur la tête de sa femme, et, levant les yeux au ciel, il fit cette prière « O Zeus tout-puissant, accorde-moi d’être un époux digne de Panthée, et un ami digne de Cyrus, qui nous a traités avec tant d’égards. » A ces mots, il monta sur son char par la porte du siège. Quand il fut monté et que le cocher eut fermé la porte, Panthée n’ayant plus d’autre moyen d’embrasser son mari, couvrit le siège de baisers. Et comme Abradatas faisait avancer son char, Panthée le suivit, sans être vue de lui, jusqu’à ce que, se retournant et l’apercevant, il lui dit : « Courage, Panthée ; adieu ; retire-toi maintenant. » Alors ses eunuques et ses servantes la prirent et l’emmenèrent dans sa voiture, puis la couchèrent et tirèrent les rideaux sur elle. C’était un beau spectacle que celui d’Abradatas et de son char ; mais les soldats n’eurent pas d’yeux pour le voir, avant que Panthée se fût retirée.

Quand Cyrus eut obtenu des présages favorables et que l’armée fut rangée en bataille, comme il l’avait prescrit, il établit des postes d’observation les uns en avant des autres, puis il assembla les chefs et leur dit : « Amis et alliés, les dieux nous offrent les mêmes auspices que lorsqu’ils nous ont accordé notre première victoire. De mon côté, je veux vous rappeler les raisons qui doivent, à mon avis, si vous voulez bien vous en souvenir, décupler notre allégresse à marcher à la bataille. Vous êtes beaucoup plus aguerris que les ennemis ; vous êtes nourris ensemble et réunis en corps depuis bien plus longtemps qu’eux, et vous avez participé à la même victoire. La plupart des ennemis au contraire ont été battus ensemble. Quant à ceux des deux camps qui n’ont pas combattu, ceux de l’armée ennemie savent qu’ils auront à côté d’eux des lâches ; mais vous qui êtes avec nous, vous savez que vous combattez avec des hommes résolus à secourir leurs compagnons. Or il est naturel, quand on a confiance les uns dans les autres, que l’on combatte du même coeur et qu’on demeure inébranlable, tandis que, si l’on se défie les uns des autres, il est inévitable que chacun songe à se tirer d’affaire au plus vite. Marchons donc à l’ennemi, mes camarades, et engageons une lutte corps à corps avec nos chars armés contre ses chars sans protection, et avec nos cavaliers et nos chevaux bardés contre une cavalerie découverte. Quant aux fantassins, ce sont les mêmes que précédemment que vous aurez à combattre, sauf les Égyptiens. Ceux-ci sont d’ailleurs aussi mal rangés que mal armés ; car leurs boucliers trop grands les empêchent d’agir et de voir, et rangés sur cent de profondeur, il est clair qu’ils se feront obstacle pour combattre, hormis un petit nombre. S’ils espèrent, en pressant sur nous, nous enfoncer, il leur faudra d’abord soutenir la charge de notre cavalerie et des faux dont la force sera doublée de celle des chevaux. Si même quelques-uns tiennent ferme, comment pourront-ils lutter à la fois contre notre cavalerie, contre notre infanterie et contre nos tours ? car les soldats des tours nous viendront en aide et en faisant pleuvoir les traits sur eux les paralyseront et les empêcheront de combattre. Cependant, si vous croyez qu’il vous manque encore quelque chose, dites-le-moi ; avec l’aide des dieux, nous pourvoirons à tout. Quelqu’un a-t-il un avis à donner, qu’il le donne ; sinon, retournez au lieu du sacrifice, et, après avoir prié les dieux auxquels nous avons sacrifié, retournez à vos postes, et que chacun de vous rappelle à ses hommes ce que je viens de vous dire, et prouve à ceux qu’il commande qu’il est digne du commandement, en montrant par son maintien, son visage et ses paroles qu’il ne connaît pas la peur. »


[1] Hérodote nous apprend (VI, 18) qu’au siège de Milet, les Perses firent approcher des remparts des machines de toutes sortes.
[2] Le talent d’or désignait tantôt un poids de 6 drachmes d’or égal en valeur à 72 drachmes d’argent, le rapport de l’or à l’argent étant de 12 à 1, tantôt une somme égale à 12 talents d’argent. Or le talent d’argent valait 5.894 fr. 25.
[3] C’est sans doute à Socrate que Xénophon emprunte cette doctrine des deux âmes ou d’une âme double, composée d’une partie raisonnable et d’une partie déraisonnable. C’est aussi la doctrine d’Aristote, Polit. VII, 15, p. 209, 29, petite éd., Bekker.
[4] Cette expression rappelle celle du Banquet de Platon, qui appelle Éros un habile sorcier, magicien et sophiste.
[5] Le talent, comme poids, valait soixante mines ou 26 kilos, 196.
[6] L’alliance de Crésus et des Lacédémoniens est mentionnée par Hérodote, I, 69, 77, 82.
[7] Le Pactole, affluent de l’Hermus, sort du Tmolus. Il passait à Sardes. Il était célèbre par ses sables aurifères. Il s’appelle aujourd’hui Sarabat.
[8] Ces moulins à bras se composaient de deux pierres : celle du dessus tournait dans celle de dessous. On a trouvé à Abbeville deux moulins de cette sorte, dont les deux pierres ne pèsent pas plus de cinq livres.