XÉNOPHON

CYROPÉDIE

ou

ÉDUCATION DE CYRUS

LIVRE VIII

SOMMAIRE. — Mesures que prend Cyrus pour assurer la solidité de son empire. Qualités de Cyrus : son intelligence, sa prévoyance, sa bonté, sa générosité. Ses affaires terminées, il revient en Perse et épouse la fille de Cyaxare. De retour à Babylone, il distribue à ses amis les différentes satrapies de son empire. Sa mort : recommandations à ses fils. Epilogue décadence actuelle des Perses.

CHAPITRE PREMIER

Chrysantas conseille aux grands de se tenir à la disposition de Cyrus. Organisation des différents services, en particulier des finances. Il force les grands à venir à sa cour. Il forme ses fonctionnaires par son exemple. Comment il en impose à ses sujets.

Ainsi parla Cyrus. Après lui, Chrysantas se leva et prononça ce discours : « Mes amis, j’ai remarqué en beaucoup d’autres circonstances qu’un bon chef ne diffère en rien d’un bon père de famille. Un père, en effet, se préoccupe d’assurer solidement l’avenir de ses enfants, et je vois qu’à présent Cyrus nous donne les conseils les plus propres à conserver notre bonheur. Mais il y a une chose, ce me semble, sur laquelle il a moins insisté qu’il n’aurait fallu : c’est celle-là que je vais essayer d’exposer à ceux qui n’en sont pas instruits. Demandez-vous quelle ville ennemie pourrait être prise, quelle ville amie conservée par des soldats qui n’obéiraient pas, quelle armée indisciplinée pourrait jamais remporter la victoire, quelles troupes sont plus faciles à battre que celles où chacun songe à pourvoir à sa sûreté particulière, quelle belle action pourrait-être accomplie par des gens insubordonnés, quel État pourrait être gouverné selon les lois, quelle maison pourrait être conservée, quels vaisseaux arriver à destination ; et nousmêmes, si nous avons des biens, par quel autre moyen les avons-nous obtenus que par l’obéissance ? C’est parce que nous savions obéir que, nuit et jour, nous nous rendions rapidement où le devoir nous appelait, que, suivant en rangs serrés notre général, nous étions irrésistibles et ne laissions aucun ordre à demi accompli. Or, si l’obéissance paraît être le meilleur moyen d’acquérir les biens, sachez qu’elle est aussi le meilleur moyen de conserver ce qu’il faut conserver. J’ajoute qu’auparavant beaucoup d’entre nous ne commandaient personne, mais étaient commandés ; maintenant vous tous qui êtes ici, vous êtes arrivés à commander un nombre plus ou moins grand de subordonnés. Or, si vous prétendez être obéis de vos subordonnés, nous devons obéir nous aussi à nos supérieurs. Mais il doit y avoir une différence entre notre obéissance et celle des esclaves : tandis que les esclaves ne servent leurs maîtres que par force, nous devons, nous, si nous prétendons être des hommes libres, faire de bon gré ce que nous estimons le plus digne de louange. Vous trouvez, même parmi les États qui ne sont pas soumis au gouvernement d’un seul, que le plus soumis à ses chefs est aussi celui qui est le moins exposé à subir la loi de ses ennemis. Soyons donc assidus, comme Cyrus nous le demande, à la porte de ce palais, et exerçons-nous à ce qui peut le mieux nous garantir la possession des biens qu’il nous importe de conserver, et mettons-nous à la disposition de Cyrus pour tout ce qui sera nécessaire ; car il faut bien nous persuader qu’il est impossible que Cyrus trouve quoi que ce soit à faire pour son bien propre, sans que ce soit aussi pour le nôtre, puisque nous avons les mêmes intérêts et les mêmes ennemis. »

Lorsque Chrysantas eut fini son discours, plusieurs autres, Perses ou alliés, se levèrent pour appuyer son avis, et il fut décidé que les grands se présenteraient toujours aux portes du palais et se tiendraient à la disposition du prince pour exécuter ses ordres, jusqu’à ce qu’il les renvoyât. Et ce qui fut décidé alors est encore pratiqué aujourd’hui par les Asiatiques qui sont sous l’autorité du roi : ils viennent faire leur cour à la porte de leurs chefs. Et les mesures que Cyrus prit, comme je l’ai montré dans mon récit, pour affermir sa puissance et celle des Perses, ces mêmes mesures sont encore en usage sous les rois qui lui ont succédé. Mais il en est ici comme en toutes choses quand le chef est bon, les lois sont observées exactement ; quand il est mauvais, elles le sont médiocrement. Ainsi donc les grands venaient tous les jours à la porte de Cyrus avec leurs chevaux et leurs lances. Il en avait été décidé ainsi par les meilleurs de ceux qui l’avaient aidé à soumettre l’empire.

A la tête de chaque service, Cyrus mit un administrateur particulier : il eut ainsi des percepteurs de revenus, des trésoriers payeurs, des inspecteurs des travaux, des gardiens de ses domaines et des intendants pour l’approvisionnement de sa maison. Pour surveiller les chevaux et les chiens[1], il nomma ceux qu’il croyait capables de les dresser le plus parfaitement pour son usage. Pour ceux qu’il crut devoir associer à la garde de sa fortune, il veillait lui-même à ce qu’ils fussent les meilleurs possible, et il n’en laissait point le soin à d’autres, persuadé que c’était sa tâche à lui. Il savait en effet que, s’il fallait jamais livrer bataille, c’était parmi ceux-là qu’il devrait prendre ceux qui marcheraient à ses côtés et à sa suite pour partager avec lui les plus grands dangers, parmi eux qu’il aurait à choisir les taxiarques de son infanterie et de sa cavalerie. Et s’il avait besoin de généraux pour commander sans lui, il savait que c’était l’un de ceux-là qu’il devrait envoyer, et que, pour garder et gouverner des villes et des nations entières, c’était à eux qu’il devrait recourir, chez eux encore qu’il devrait choisir ses ambassadeurs, choix qui lui paraissait être de la première importance pour arriver à ses fins sans faire la guerre. Or Il sentait que, si les fonctionnaires chargés des affaires les plus graves et les plus nombreuses, n’étaient point ce qu’ils devaient être, tout trait mal, pour lui ; si au contraire ils étalent ce qu’ils devaient être, il croyait que tout irait bien. C’est dans cette conviction qu’il se chargea de cette surveillance. Il estimait qu’il devait comme eux s’exercer à la vertu ; car il n’était pas possible, à son avis, si l’on n’était pas soi-même un homme de devoir, d’exciter les autres à pratiquer le beau et le bien,

Ces réflexions l’amenèrent à conclure qu’il avait, avant tout, besoin de loisir, s’il voulait pouvoir s’occuper de l’essentiel. D’un côté, il ne croyait pas possible de négliger les finances, parce que la grandeur de l’empire devait entraîner de grandes dépenses ; de l’autre, étant donnée l’étendue de ses possessions, s’il s’en occupait constamment lui-même, il s’ôterait, pensait-Il, tout loisir pour veiller au salut de l’empire, Examinant donc les moyens d’avoir des finances en bon état et de se ménager des loisirs, il imagina une organisation semblable à celle de l’armée. D’ordinaire dans l’armée, les dizainiers veillent sur leur dizaine, les lochages sur les dizainiers, les chiliarques sur les lochages, et les myriarques sur les chiliarques. Ainsi personne ne reste sans surveillance, quel que soit le nombre des myriades, et quand le général a besoin de l’armée pour quelque entreprise, il lui suffit de donner ses ordres aux myriarques. C’est sur ce modèle que Cyrus centralisa l’administration des finances. Il put ainsi, en conférant avec un petit nombre d’hommes, régler parfaitement les affaires de sa maison, et désormais il lui resta plus de temps libre que n’en a l’intendant d’une seule maison ou le capitaine d’un seul vaisseau. Ayant ainsi réglé ses affaires, il "prit à ses amis à user de la même organisation.

S’étant ainsi assuré du loisir pour lui et ses ministres, il entreprit, avec l’autorité qu’il avait sur eux, de rendre ses associés tels qu’ils devaient être. — Tant d’abord, si, étant assez riche pour vivre du travail d’autrui, un ne se présentait pas à sa porte, il s’informait de la raison. Il estimait que ceux qui fréquentaient ses portes n’oseraient rien faire de mal ni de honteux, d’abord à cause de la présence du chef, ensuite parce qu’ils étaient sûrs qu’aucune de leurs actions n’échapperait aux regards des meilleurs ; pour ceux au contraire qui se dispensaient de venir, il pensait que leur abstention était due à la débauche, à quelque mauvais dessein ou à la négligence. Nous allons d’abord expliquer par quels moyens il forçait les négligents à se présenter. Par son ordre, quelqu’un de ses plus intimes amis allait se saisir des biens de l’absent, en disant qu’il prenait ce qui était à lui. Chaque fois, ceux qui étaient ainsi dépouillés accouraient se plaindre de l’injustice dont ils se croyaient victimes. Pendant un certain temps, Cyrus ne se donnait pas le loisir de leur donner audience, et, quand il les avait entendus, il renvoyait à un terme éloigné le jugement de leur affaire. Il espérait ainsi les accoutumer à faire leur cour et se rendre moins odieux que s’il les avait contraints à venir en les châtiant lui-même. C’était là son premier moyen de leur apprendre à se présenter. Il en avait un autre, qui était de charger des commissions les plus faciles et les plus fructueuses ceux qui fréquentaient ses portes et un autre encore, qui était de n’accorder aucune grâce aux absents. Mais le moyen de contrainte le plus efficace, c’était, quand ils restaient insensibles à tous ses avertissements, de leur enlever les biens qu’ils possédaient pour les donner à un autre qu’il croyait disposé à venir toutes les fois qu’il le fallait ; il se faisait ainsi un ami utile, au lieu d’un inutile : Le roi actuel fait rechercher encore ceux qui sont absents, quand ils devraient être présents.

Telle était sa conduite à l’égard des absents. Pour ceux qui se tenaient à sa disposition, il pensa qu’il ne pouvait mieux les engager à rechercher le beau et le bien qu’en tâchant lui-même, puisqu’il se croyait leur chef légitime, d’offrir en sa personne à ses sujets le plus parfait modèle de vertu. Il lui semblait bien certain que les lois écrites aussi rendent les hommes meilleurs ; mais il regardait un bon chef comme une loi voyante, puisqu’il est capable de commander et de voir celui qui désobéit et de le punir.

D’après ces principes, on le vit alors s’appliquer au culte des dieux avec une piété accrue par la prospérité. C’est alors que fut établi le collège des mages ; lui-même ne manquait jamais de chanter des hymnes aux dieux au lever du jour et d’offrir chaque jour des sacrifices aux dieux que les mages lui désignaient. Et ce qu’il institua alors dure encore aujourd’hui chez tous les rois qui se succèdent sur le trône de Perse. Les Perses suivirent d’abord son exemple, dans la pensée qu’eux aussi seraient plus heureux, s’ils honoraient les dieux comme celui qui était à la fois leur maître et l’idéal de l’homme heureux, et aussi qu’ils lui plairaient en l’imitant. Cyrus, de son côté, regardait la piété de ses amis comme sa sauve-garde. Il raisonnait comme ceux qui préfèrent naviguer avec des hommes pieux plutôt qu’avec des gens qui passent pour être impies. Il se disait en outre que, si tous ses associés étaient pieux, ils seraient moins disposés à commettre quelque crime les uns contre les autres et contre lui-même, qui se considérait comme leur bienfaiteur. Il faisait voir aussi qu’il attachait un grand prix à ce qu’on ne fît tort à aucun ami ni à aucun allié, et il était persuadé qu’en se montrant scrupuleux observateur de la justice, les autres aussi seraient moins portés à faire des profits illicites et ne chercheraient à s’enrichir que par des voies légitimes. Il croyait qu’il inspirerait mieux la pudeur à tous, s’il laissait voir lui-même qu’il respectait assez les autres pour ne rien dire ou faire de honteux, et il fondait sa conviction sur cette observation, c’est que les hommes respectent plus, je ne dis pas leur chef, mais celui même qu’ils ne craignent point, s’il se respecte lui-même, que s’il est impudent, de même que, pour les femmes qu’on sent pudiques, on les regarde avec des yeux plus chastes.

Quant à l’obéissance, le meillour moyen, à ses yeux, de la maintenir parmi ceux qui l’approchaient, c’était de montrer qu’il réservait plus d’honneur à ceux qui obéissaient sans hésiter qu’à ceux qui faisaient montre des vertus les plus brillantes et les plus laborieuses. Et il conforma toujours sa conduite à cette conviction. En donnant l’exemple de la tempérance, il excitait les autres à pratiquer cette vertu ; car, quand on voit celui qui pourrait le plus abuser de sa puissance rester fidèle à la modération, cela dispose les moins puissants à ne commettre ouvertement aucun excès. Il faisait entre la pudeur et la tempérance cette distinction que les gens qui ont de la pudeur évitent les actions honteuses, quand on les voit, et que les tempérants les évitent, même quand on ne les voit pas. Il croyait que le meilleur moyen de faire pratiquer la continence, c’était de montrer que lui-même ne se laissait pas détourner de ses devoirs par les plaisirs du moment, mais qu’il ne se les permettait que comme délassement d’un travail honnête. Par cette conduite, il imprima, dans sa cour, un grand respect de la hiérarchie aux inférieurs, toujours prêts à céder à leur supérieurs, et aux uns et aux autres une grande réserve et un grand respect de la bienséance. On n’y eût entendu ni les éclats de la colère ni les rires d’une joie immodérée, mais, en les voyant, on aurait cru qu’ils vivaient réellement pour le devoir.

Voilà ce qu’on faisait et voyait tous les jours à la cour. Pour former aux exercices de la guerre ceux pour qui il les jugeait indispensables, il les emmenait à la chasse.

La chasse était pour lui le meilleur des exercices militaires en général, et en particulier le plus approprié à la cavalerie ; car c’est la chasse qui contribue le plus à donner de l’assiette aux cavaliers dans toute sorte de terrains, parce qu’ils sont obligés de suivre les bêtes sauvages partout où elles fuient ; c’est là surtout qu’ils apprennent à combattre du haut d’un cheval, parce qu’ils rivalisent d’ardeur pour atteindre la proie. L’abstinence, le travail, le froid, le chaud, la faim, la soif, c’est surtout là qu’il habituait ses associés à les supporter. Et maintenant encore le roi et ses courtisans continuent les mêmes pratiques.

Cyrus pensait, comme on l’a vu par tous ces détails, que personne n’est digne de commander, s’il n’est meilleur que ses sujets. En exerçant ainsi ceux qui l’entouraient, il s’exerçait lui-même beaucoup plus qu’aucun d’eux à la tempérance, aux arts et aux exercices de la guerre. En effet, il ne menait les autres à la chasse que quand il n’était pas obligé de rester à la maison, et, s’il était obligé de rester, il chassait en ville les bêtes nourries dans ses parcs. Jamais il ne prit lui-même son repas avant de s’être mis en sueur, et ne laissa donner du fourrage aux chevaux avant de les avoir travaillés. Il invitait aussi à cette chasse les porte-sceptres de son entourage. Il avait, ainsi que ceux qui l’entouraient, une grande supériorité dans tous ces nobles exercices, grâce à cette application continuelle. Non seulement il en donnait l’exemple dans sa personne, mais encore ceux qu’il voyait les plus ardents à poursuivre la perfection, il les récompensait par des présents, des commandements, des sièges d’honneur, et toutes sortes de distinctions. De là naissait une émulation générale, chacun voulant paraître le meilleur à Cyrus.

Nous croyons avoir remarqué dans la conduite de Cyrus qu’une de ses maximes était qu’un chef ne doit pas se contenter de surpasser ses sujets en vertu, mais qu’il doit encore leur en imposer par des artifices. En tout cas, il prit lui-même l’habillement des Mèdes et persuada à ses associés de le revêtir aussi. Il lui semblait propre à cacher les défauts du corps que l’on peut avoir et faire paraître ceux qui le portent très beaux et très grands ; car la chaussure médique est faite de manière qu’il est très facile d’y mettre une hausse invisible qui fait paraître plus grand qu’on ne l’est en réalité. Il approuvait aussi qu’on se teignît les yeux pour les rendre plus brillants et qu’on se fardât pour relever la couleur naturelle de son teint. Il habitua aussi les siens à ne pas cracher et à ne pas se moucher en public, et à ne pas se retourner pour regarder quelque chose, en gens qui ne se piquent de rien. Il pensait que tout cela contribuait à rendre le chef plus vénérable aux yeux de ses subordonnés.

C’est ainsi qu’il forma par lui-même ceux qu’il croyait destinés à commander, par des exercices et par la majesté avec laquelle il les présidait. Quant à ceux qu’il formait pour servir, loin de les pousser à s’exercer à aucun des travaux des hommes libres, il ne leur permettait même pas l’usage des armes. Il avait soin qu’ils ne se privassent jamais de manger et de boire, en vue de s’exercer à la manière des hommes libres. Et quand ils rabattaient le gibier dans les plaines vers les cavaliers, il leur permettait d’emporter des vivres pour la chasse ; aux hommes libres, jamais. Dans les marches, il les conduisait aux points d’eau, comme les bêtes de somme, et, quand c’était l’heure du déjeuner, il attendait qu’ils eussent mangé quelque chose, pour qu’ils ne fussent pas atteints de boulimie. Aussi l’appelaient-ils leur père, comme les grands, parce qu’il veillait sur eux, de manière à ce qu’ils restassent toujours sans protester dans la condition servile.

C’est ainsi que Cyrus affermit l’empire perse tout entier. Pour lui, personnellement, il était fort assuré de n’avoir rien à craindre des peuples qu’il avait soumis ; car il les jugeait lâches et les voyait désunis, et d’ailleurs aucun de ses nouveaux sujets ne l’approchait ni le jour ni la nuit. Mais il en était parmi eux qu’il jugeait très puissants et qu’il voyait armés et unis ; les uns commandaient des corps de cavalerie, les autres des corps d’infanterie ; il se rendait compte que beaucoup d’entre eux avaient de la fierté et se croyaient capables de commander ; ceux-là communiquaient souvent avec ses gardes du corps ; beaucoup même avaient de fréquents rapports avec Cyrus lui-même, chose inévitable, s’il voulait user de leurs services : c’était de ceux-là qu’il avait le plus à craindre, et à bien des égards. En réfléchissant aux moyens de se garantir de leurs entreprises, il jugea qu’il n’était pas à propos de les désarmer et de leur interdire la guerre, parce que ce serait une injustice, qui pourrait amener la dissolution de l’empire, que d’autre part ne plus les laisser approcher de lui et leur témoigner ouvertement de la défiance, ce serait provoquer la guerre. Au lieu de tous ces expédients, il estima que le parti le plus sûr pour lui et le plus honorable, c’était de tâcher de se faire lui-même aimer d’eux plus qu’ils ne s’aimaient entre eux. Comment il nous semble être arrivé à gagner leur amitié, voilà ce que nous allons essayer d’exposer.

CHAPITRE II

Pour se faire aimer, Cyrus envoie des mets de sa table, fait de magnifiques présents, procure des médecins à ses amis malades. Les rivalités entre les grands entretiennent les jalousies entre eux et empêchent les ligues contre le roi.

D’abord, pendant toute sa vie, il employa tous les moyens en son pouvoir pour montrer la bonté de son coeur, persuadé que, s’il n’est pas facile d’aimer ceux qui paraissent nous haïr ni de vouloir du bien à qui nous veut du mal, les gens que l’on voit pleins d’amitié et de bienveillance ne sauraient être haïs de ceux qui croient en être aimés. Aussi, tant qu’il ne put obliger par des dons en argent, c’est en montrant de la prévoyance pour ses amis, en travaillant pour eux et en laissant voir qu’il se réjouissait de leurs succès et s’affligeait de leurs disgrâces qu’il essayait de capter leur amitié. Mais, quand il fut en état de faire des cadeaux, il sentit aussitôt que le plaisir le plus sensible qu’à dépense égale les hommes puissent se faire entre eux, c’est de se faire part des viandes et des liqueurs de leur table. Animé d’un tel sentiment, il prit d’abord ses mesures pour qu’on servît toujours à sa table des mets pareils à ceux qu’il mangeait lui-même et en quantité suffisante pour un grand nombre d’hommes, et il distribuait tout ce qui était servi, sauf sa part et celle de ses convives, à ceux de ses amis auxquels il voulait envoyer un souvenir ou une marque d’affection. Il en envoyait aussi à ceux dont il avait à se louer, soit pour la garde de sa personne, soit pour les soins qu’on lui rendait, soit pour tout autre motif, montrant par là qu’il connaissait les gens empressés à lui plaire. Il honorait aussi des mets de sa table ceux de ses serviteurs qu’il voulait récompenser. De plus il faisait placer sur sa table tous les mets destinés à ses serviteurs, s’imaginant que ce procédé aussi leur inspirerait de l’affection, comme il en inspire aux chiens. Voulait-il qu’un de ses amis fût honoré par le peuple, il lui envoyait quelque plat de sa table, et maintenant encore, quand on voit quelqu’un recevoir des vivres de la table royale, tout le monde l’en respecte davantage, parce qu’on croit qu’il est en faveur et en état d’obtenir ce qu’il demande. Au reste, ce n’est pas seulement pour les raisons que je viens d’alléguer que les mets envoyés par le roi font plaisir ; en réalité tout ce qui vient de la table du roi est d’une saveur supérieure. Et l’on ne doit pas s’en étonner ; car de même que les autres métiers sont pratiqués avec plus d’art dans les grandes villes, de même les aliments du roi sont beaucoup mieux apprêtés. Dans les petites villes, en effet, ce sont les mêmes artisans qui fabriquent le lit, la porte, la charrue, la table et qui bâtissent même souvent la maison, bien heureux encore, si avec tant de métiers, ils trouvent assez de clients pour les nourrir. Or il est impossible qu’un homme qui fait plusieurs métiers les fasse tous parfaitement[2]. Dans les grandes villes, au contraire, où beaucoup de gens ont besoin de chaque espèce de choses, un seul métier suffit pour nourrir un artisan, et parfois même une simple partie de ce métier : tel homme chausse les hommes, tel autre, les femmes ; il arrive même qu’ils trouvent à vivre en se bornant, l’un à coudre le cuir, l’autre à le découper, un autre en ne taillant que l’empeigne, un autre en ne faisant autre chose que d’assembler ces pièces, Il s’ensuit que celui qui s’est spécialisé dans une toute petite partie d’un métier est tenu d’y exceller. Il en est de même pour l’art culinaire. Celui en effet qui n’a qu’un serviteur pour préparer les canapés, dresser la table, pétrir le pain, apprêter tantôt un plat, tantôt un autre, doit, à mon avis, que l’ouvrage soit bien ou mal fait, s’en accommoder. Quand, au contraire, il y a de la besogne en suffisance pour que l’un fasse bouillir les viandes, qu’un autre les grille, qu’un troisième fasse bouillir les poissons, qu’un autre les grille, qu’un autre fasse le pain, et encore pas toute espèce de pain, mais qu’il lui suffit de fabriquer une espèce spéciale qui est en vogue, le travail ainsi compris doit nécessairement donner, à mon avis, des produits tout à fait supérieurs en chaque genre.

Pour cette attention à faire part des mets de sa table, Cyrus n’avait pas d’égal. Comment il était également supérieur aux autres par tous ses autres procédés pour gagner les coeurs, c’est ce que je vais exposer. Comme il surpassait de beaucoup les autres par la grandeur de ses revenus, il les surpassait bien davantage encore par la grandeur de ses présents. C’est lui qui inaugura cette munificence, et elle subsiste encore chez les rois d’à présent. A qui voit-on des amis plus riches qu’au roi des Perses ? Qui montre plus de magnificence à parer ses amis de belles robes que le roi ? De qui les présents sont-ils plus faciles à reconnaître que certains présents du roi, bracelets, colliers, chevaux à frein d’or, tous ornements qu’on ne peut tenir là-bas que de la main du roi ? De quel autre peut-on dire que la grandeur de ses présents lui fait donner la préférence sur un frère, un père, des enfants ? Quel autre que le roi des Perses s’est vu en état de châtier des ennemis éloignés de plusieurs mois de marche ? Quel autre conquérant fut en mourant appelé père par les sujets qu’il avait soumis, titre qui évidemment dénote un bienfaiteur plutôt qu’un spoliateur.

Nous savons aussi que ceux qu’on appelle les yeux et les oreilles du roi, c’est uniquement par des présents et des distinctions qu’il se les attacha ; car c’est en récompensant généreusement ceux qui lui apportaient des nouvelles importantes qu’il excitait beaucoup de gens à écouter et à observer ce que le roi avait intérêt à savoir, et c’est ce qui a donné lieu de croire que le roi avait beaucoup d’yeux et beaucoup d’oreilles[3]. Si quelqu’un s’imagine que le roi choisissait un seul homme pour être son oeil, il est dans l’erreur. Car un seul ne verrait, un seul n’entendrait que peu de choses ; et ce serait en quelque sorte commander aux autres de ne point s’en mêler, si cette tâche n’était confiée qu’à un seul. En outre, comme celui-là serait généralement connu, on saurait qu’il faut s’en méfier. Mais il n’en est pas ainsi, et quiconque prétend avoir entendu ou vu quelque chose qui mérite l’attention, le roi l’écoute. Voilà pourquoi l’on dit qu’il a beaucoup d’oreilles et beaucoup d’yeux. Partout on craint de dire des choses qui pourraient nuire au roi, comme s’il les entendait lui-même, et de faire des choses qui pourraient lui nuire, comme s’il était présent en personne. Aussi, loin qu’on osât tenir sur Cyrus des propos désobligeants, chacun se tenait devant les gens avec qui il se trouvait, comme s’ils eussent été les yeux et les oreilles du roi. Et si l’on se comportait ainsi à son égard, il faut sans doute en attribuer la cause à sa volonté de récompenser magnifiquement les plus petits services. Surpasser les autres par la grandeur de ses présents, quand on est le plus riche, cela n’a rien d’étonnant ; mais les surpasser, quand on est roi, par les soins et les attentions qu’on a pour ses amis, voilà qui est plus mémorable[4]. Or tout le monde savait, dit-on, que rien n’aurait causé autant de honte à Cyrus que d’être vaincu dans les soins de l’amitié. On rapporte de lui ce mot, que la tâche d’un bon berger est à peu près celle d’un bon roi ; le berger en effet doit, en tirant profit de ses troupeaux, leur procurer le bonheur, le bonheur propre aux bestiaux, et le roi de même doit, en usant des villes et (les hommes, les rendre heureux. Sera-t-on surpris qu’avec de tels sentiments, il ait eu l’ambition de se distinguer entre tous les hommes par sa bienfaisance ?

Entre autres belles preuves de la justesse de ses vues, en voici une qu’il donna, dit-on, à Crésus. Celui-ci lui remontrait qu’à force de donner il deviendrait pauvre, alors qu’il était maître d’entasser dans son palais des monceaux d’or tels que jamais un seul homme n’en avait possédé. Cyrus, dit-on, lui fit cette question : « Et à quelle somme crois-tu que monteraient mes richesses, si, comme tu me le conseilles, j’avais ramassé de l’or depuis que je règne ? » Crésus cita un chiffre énorme. A quoi Cyrus répondit : « Eh bien, Crésus, envoie avec Hystaspe que voici l’homme en qui tu as le plus de confiance. Et toi, Hystaspe, ajouta-t-il, fais le tour de mes amis et dis leur que j’ai besoin d’or pour une entreprise, et de fait j’en ai besoin. Prie-les d’écrire chacun la somme qu’il pourrait me fournir, de mettre leur sceau à leur souscription et de la remettre à l’envoyé de Crésus qui me l’apportera. » Il écrivit dans une lettre ce qu’il venait de dire, la cacheta de son sceau et chargea Hystaspe de la porter à ses amis. La lettre portait aussi qu’ils eussent à recevoir Hystaspe comme son ami. Quand Hystaspe eut fini son tour et que le serviteur de Crésus eut rapporté les souscriptions, Hystaspe dit : « Moi aussi, roi Cyrus, traite-moi désormais comme un homme riche ; car, grâce à ta lettre, je reviens avec d’innombrables présents. » Cyrus dit : « Voilà donc déjà un premier trésor que nous avons dans la personne de cet homme-ci. Mais considère les autres et calcule à combien se monte ce dont je puis disposer en cas de besoin.» Crésus, ayant fait le calcul, trouva, dit-on, plusieurs fois autant que, d’après lui, Cyrus aurait eu dans ses coffres, s’il avait thésaurisé. Cette preuve faite, on rapporte que Cyrus ajouta : «Tu vois, Crésus, que moi aussi j’ai des trésors, et tu veux que, pour en amasser chez moi, je m’expose à l’envie et à la haine et que je place ma confiance dans des mercenaires auxquels j’en confierais la garde. Pour moi, au contraire, ce sont les amis que j’enrichis qui sont des trésors pour moi et qui sont pour ma personne et mes biens des gardes plus fidèles que les mercenaires que je chargerais de les garder. Laisse-moi te dire encore une chose, Crésus, c’est que ce désir que les dieux ont mis dans les âmes des hommes en les faisant tous également pauvres, ce désir-là, je ne peux, moi, non plus que les autres, m’en rendre maître, et je suis, comme tout le monde, insatiable de richesses. Cependant, il y a un point où je crois différer de la plupart des gens. Ceux-ci, quand ils ont acquis plus que le nécessaire, en enfouissent une partie, en laissent pourrir une autre et se tracassent à compter, mesurer, peser, aérer et garder le reste. Et pourtant, avec tous ces biens qu’ils ont chez eux, ils ne mangent pas plus que leur estomac ne peut contenir, car ils crèveraient ; ils ne se couvrent pas de plus d’habits qu’ils n’en peuvent porter, car ils étoufferaient ; mais ces biens superflus ne sont pour eux que des embarras. Pour moi, me soumettant à l’ordre des dieux, je convoite toujours de nouvelles richesses ; mais une fois que je les ai acquises, tout ce que je vois chez moi de surabondant, je l’emploie à subvenir aux besoins de mes amis, et, en enrichissant et obligeant les gens, je gagne leur bienveillance et leur amitié, d’où je récolte le repos et la gloire, fruits qui ne pourrissent point et dont l’excès ne fait point de mal. Au contraire, plus la gloire s’étend, plus elle devient imposante et belle et facile à porter ; parfois même elle rend plus légers ceux qui la portent. Et pour que tu le saches bien, Crésus, continuat-il, ce ne sont pas ceux qui ont et qui gardent le plus de choses que je considère comme les plus heureux ; car alors les plus heureux seraient les soldats en garnison dans une ville, puisqu’ils gardent tout ce qu’elle renferme ; mais celui qui peut acquérir les plus grands biens par des voies justes et en user honnêtement, voilà l’homme que je regarde comme le plus heureux. » Et l’on voyait bien qu’il conformait sa conduite à ses discours.

En outre ayant remarqué que la plupart des hommes, tant qu’ils sont en bonne santé, s’appliquent à se procurer le nécessaire et mettent en réserve les provisions propres au régime des gens bien portants ; mais voyant, d’autre part, qu’ils n’ont guère souci de se pourvoir des choses utiles en cas de maladie, il crut devoir se procurer aussi ces dernières. Il attira chez lui les meilleurs médecins par son empressement à les payer, et tout ce qu’ils lui indiquaient d’instruments, de remèdes, d’aliments ou de boissons utiles, il se le procurait et le mettait en réserve chez lui ; et, lorsqu’un personnage dont la santé lui inspirait de l’intérêt tombait malade, il allait le voir et fournissait tout ce dont il avait besoin, et il témoignait sa gratitude aux médecins, quand ils avaient guéri avec les remèdes qu’ils prenaient chez lui.

Voilà, entre beaucoup d’autres du même genre, les moyens qu’il imaginait pour occuper le premier rang dans le coeur de ceux dont il voulait être aimé. Quant aux jeux qu’il proposait et aux prix qu’il offrait, dans le but d’inspirer de l’émulation pour les nobles travaux, s’ils méritaient des éloges à Cyrus pour le soin qu’il prenait de faire pratiquer la vertu, ils excitaient par contre des contestations et des rivalités entre les grands. En outre Cyrus avait presque fait une loi à tous ceux qui avaient un procès à juger ou qui étaient en contestation pour un prix de s’entendre pour choisir des juges. Naturellement les deux partis tâchaient d’avoir pour juges les gens les plus puissants et les mieux disposés pour eux. Mais le vaincu enviait les vainqueurs et haïssait ceux qui ne lui avaient pas donné leur suffrage. De son côté le vainqueur, affectant de ne devoir la victoire qu’à la justice de sa cause, pensait ne devoir de reconnaissance à personne. Ainsi ceux qui voulaient avoir le premier rang dans l’amitié de Cyrus se jalousaient entre eux, comme on le fait dans les républiques, en sorte que la plupart cherchaient à se supplanter les uns les autres plutôt que de s’entendre entre eux pour agir dans un intérêt commun. On voit par là ce que Cyrus imaginait pour se faire aimer de tous les grands plus qu’ils ne s’aimaient entre eux.

CHAPITRE III

Sortie solennelle de Cyrus. Ordonnance du cortège. Course de chevaux et de chars. Conversation de Phéraulas avec un Sace sur le prix des richesses.

Maintenant je vais décrire comment Cyrus sortit pour la première fois de son palais en grand apparat : cet apparat même nous paraît être un des artifices imaginé pour imprimer le respect de son autorité. Et d’abord, avant le jour de la sortie, il fit venir ceux des Perses et des alliés qui avaient un commandement, et il leur distribua ses robes médiques. Ce fut la première fois que les Perses endossèrent le costume des Mèdes. Et tout en faisant sa distribution, il leur dit qu’il voulait se rendre aux enclos sacrés qu’on avait réservés pour les dieux et y sacrifier avec eux : « Présentez-vous donc, dit-il, [demain] aux portes du palais, avant le lever du soleil, parés de ces robes et placez-vous comme le perse Phéraulas vous l’indiquera en mon nom, et, quand, ajouta-t-il, je me mettrai à votre tête, suivez-moi dans l’ordre prescrit. Et si l’un de vous trouve une disposition plus belle que celle que nous allons suivre, qu’il me l’apprenne à notre retour. Car il faut que tous les détails de la cérémonie soient réglés de la façon qui vous paraîtra la plus belle et la plus convenable. » Quand il eut distribué aux grands ses plus belles robes, il fit apporter encore d’autres robes médiques ; car il en avait fait faire une grande quantité, prodiguant les robes pourpres, les robes grenat, les robes écarlates, les robes cramoisies. Ayant distribué à chacun des chefs le lot qui lui revenait, il leur dit d’en parer leurs amis, « comme je vous ai parés vous-mêmes » ajouta-t-il. L’un des assistants lui ayant demandé : « Et toi, Cyrus, quand te pareras-tu ? — Ne trouvez-vous donc pas, répondit-il, que c’est me parer moi-même que de vous parer ? Soyez sans inquiétude, ajouta-t-il, si je peux vous faire du bien à vous, mes amis, quelle que soit la robe que je porte, je vous paraîtrai beau. » Alors les chefs, s’étant retirés, firent venir leurs amis et les parèrent de ces robes.

Cyrus avait reconnu dans le plébéien Phéraulas un homme intelligent, ami du beau, attaché à la discipline et jaloux de lui plaire. C’était lui qui jadis avait appuyé l’avis de régler les récompenses sur le mérite de chacun. Il le fit appeler et le consulta sur les moyens d’organiser le cortège le plus propre à charmer les yeux des sujets loyaux et à intimider les malveillants. Quand, après examen, ils se furent mis d’accord, il ordonna à Phéraulas de veiller à ce que le cortège fût organisé le lendemain comme ils l’avaient décidé. « J’ai donné des ordres, ajouta-t-il, pour que tout le monde t’obéisse sur l’ordre de marche. Pour qu’on écoute plus volontiers tes instructions, prends, ajouta-t-il, les tuniques que voici et distribueles aux officiers de la garde ; donne ces housses aux officiers de cavalerie, ces tuniques-ci aux conducteurs de chars. » En le voyant, les officiers lui disaient : « Te voilà devenu un personnage, Phéraulas, puisque nous-mêmes nous devons suivre tes instructions. — Non, par Zeus, répliquait Phéraulas, non seulement je ne le suis pas, ce me semble, mais je suis même réduit à porter les bagages. En tout cas, voici deux housses que je porte, l’une pour toi, l’autre pour un de tes camarades. Choisis, toi, celle des deux que tu voudras. » Dès lors, celui qui recevait la housse oubliait sa jalousie et tout aussitôt lui demandait conseil sur le choix à faire. Phéraulas lui conseillait de prendre la meilleure et ajoutait : « Si tu me trahis en disant que je t’ai donné à choisir, une autre fois, quand je remplirai ma commission, tu ne me trouveras plus aussi accommodant. » La distribution finie conformément à l’ordre de Cyrus, Phéraulas s’occupa aussitôt des dispositions à prendre pour que la sortie fût de tous points aussi parfaite que possible.

Quand vint le lendemain, tout était brillamment préparé avant le jour. On avait placé de chaque côté de la route des haies de soldats, comme on en place encore aujourd’hui aux endroits par où le roi doit passer. Il n’est permis à personne de pénétrer à l’intérieur de ces haies, hormis les personnages de considération. Il y avait aussi des mastigophores pour frapper ceux qui causeraient du désordre. On voyait d’abord, rangés en avant des portes, environ quatre mille hommes de la garde, sur quatre de hauteur, puis deux mille de chaque côté des portes. Toute la cavalerie était là, les hommes descendus de leurs chevaux, les mains glissées sous leurs robes, comme on le fait encore maintenant en présence du roi[5]. Les Perses occupaient la droite du chemin, les alliés la gauche ; les chars étaient rangés de même, une moitié d’un côté, l’autre de l’autre. Quand les portes du palais furent ouvertes, on vit sortir d’abord des taureaux de toute beauté rangés quatre par quatre, pour être sacrifiés à Zeus et à ceux des autres dieux que les mages avaient désignés. Car c’est une maxime chez les Perses qu’en matière de religion, beaucoup plus qu’en toute autre chose, il faut avoir recours à ceux qui s’en occupent spécialement. Après les boeufs, venaient des chevaux qu’on devait immoler au Soleil ; après les chevaux, s’avançait un char attelé de chevaux blancs, au joug d’or, couronné de bandelettes, consacré à Zeus ; ensuite le char du Soleil, attelé de chevaux blancs et couronné de bandelettes comme le précédent ; enfin un troisième char dont les chevaux étaient couverts de housses de pourpre, et, derrière ce char, des hommes suivaient, portant du feu sur un grand foyer.

Ensuite Cyrus lui-même parut hors des portes, monté sur un char, coiffé d’une tiare droite et vêtu d’une tunique de pourpre, avec une rayure blanche en son milieu, rayure que lui seul a droit de porter. Il avait aux jambes un pantalon rouge écarlate et une robe à manches tout entière de pourpre. Il avait aussi autour de sa tiare un diadème, marque de distinction que portaient aussi les parents du roi et qu’ils portent encore à présent. Il avait les mains hors des manches. A côté de lui était son cocher, homme de haute taille, mais plus petit que lui, soit qu’il le fût réellement ou par quelque artifice. En tout cas, Cyrus paraissait beaucoup plus grand. A sa vue, tous se prosternèrent, soit que certains eussent reçu l’ordre d’en donner l’exemple, soit qu’ils eussent été frappés de l’appareil, de la taille et de la beauté que paraissait avoir Cyrus. Auparavant aucun des Perses ne se prosternait devant lui.

Quand le char de Cyrus s’avança, les quatre premiers mille gardes marchaient devant ; les deux autres mille de chaque côté. Immédiatement après lui, venaient à cheval les grands personnages de sa suite au nombre d’environ trois cents, en grand apparat, avec leurs javelots. Après eux on menait en main les chevaux de ses écuries, avec des freins d’or et des housses vergetées, au nombre d’environ deux cents. Deux mille piquiers venaient ensuite, et après eux les dix mille Perses qui avaient formé le premier corps de cavalerie, rangés sur cent de tous côtés et conduits par Chrysantas ; après eux, dix mille autres cavaliers perses rangés de même et conduits par Hystaspe, puis dix mille autres dans le même ordre sous la conduite de Datamas, d’autres sous la conduite de Gadatas, puis les cavaliers mèdes, puis les Arméniens et derrière eux les Hyrcaniens, et derrière eux les Cadusiens et ensuite les Saces. Après les cavaliers venaient les chars rangés quatre par quatre ; et à leur tête était le perse Artabatas.

Tandis que Cyrus s’avançait, une foule innombrable l’accompagnait en dehors des haies de soldats, pour lui demander l’un une chose, l’autre une autre. Il leur envoya quelques-uns de ses porte-sceptres (il y en avait trois qui l’escortaient de chaque côté de son char précisément pour porter ses messages), avec ordre d’annoncer que, si quelqu’un avait une demande à lui faire, il l’adressât à l’un des hipparques, qui, disait-il, l’en informerait. La foule aussitôt se reporta vers les cavaliers, longeant les rangs et se demandant chacun à quel officier il s’adresserait. Quand Cyrus voulait que certains de ses amis fussent spécialement honorés par le peuple, il leur détachait un messager pour les appeler près de lui l’un après l’autre et leur disait : « Si ces gens qui vous suivent vous soumettent une requête qui vous paraisse négligeable, ne vous en occupez pas ; si, au contraire, vous trouvez la demande justifiée, faites-moi un rapport, afin que nous avisions ensemble au moyen d’y satisfaire. » Tous, à l’appel de Cyrus, obéissaient à toute vitesse, magnifiant ainsi l’autorité de Cyrus et témoignant de leur empressement à lui obéir. Seul, un certain Daïphernès, homme d’un caractère fruste, s’imagina qu’en obéissant lentement, il se donnerait un air d’indépendance. Cyrus, s’en étant aperçu, ne lui laissa pas le temps d’approcher ni de lui parler, et, lui dépêchant un de ses porte-sceptres, il lui fit dire qu’il n’avait plus besoin de lui et à l’avenir il ne l’appela plus. Comme celui qui avait été mandé après Daïphernès était arrivé avant lui près de Cyrus, celui-ci lui fit cadeau d’un des chevaux qui marchaient à sa suite et enjoignit à un de ses porte-sceptres de le lui emmener où il le désirerait. Les assistants sentirent tout le prix de cette faveur et dès lors on le courtisa beaucoup plus qu’auparavant.

Quand ils arrivèrent aux enclos sacrés, ils sacrifièrent à Zeus et firent un holocauste des taureaux[6] ; ils brûlèrent de même les chevaux en l’honneur du Soleil ; puis ils immolèrent des victimes à la terre dans les formes que leur indiquèrent les mages, puis aux héros protecteurs de la Syrie ; ensuite, comme la place se prêtait à son dessein, Cyrus indiqua un but éloigné d’environ cinq stades et dit aux cavaliers rangés par nation d’y lancer leurs chevaux à toute vitesse. Lui-même fit la course avec les Perses et l’emporta de beaucoup sur les autres ; car il s’était particulièrement exercé à l’équitation. Parmi les Mèdes, ce fut Artabaze, le même à qui Cyrus avait donné un cheval, qui fut vainqueur ; parmi les Syriens qui avaient passé au parti des Perses, ce fut Gadatas ; parmi les Arméniens, Tigrane ; parmi les Hyrcaniens, le fils du commandant de la cavalerie ; parmi les Saces, un simple soldat qui avait distancé avec son cheval les autres chevaux de près de la moitié de la carrière.

On rapporte que Cyrus, ayant demandé au jeune homme s’il échangerait son cheval contre un royaume, celui-ci répondit : « Non, je ne l’échangerais pas contre un royaume ; mais je le donnerais pour m’assurer l’amitié d’un brave homme. — Eh bien, lui dit Cyrus, je vais te montrer un endroit où tu ne pourrais rien jeter, même en fermant les yeux, sans toucher un brave homme. — Montre-le moi donc tout de suite, dit le Sace, afin que j’y jette cette motte de terre. » En disant cela, il la ramassait. Cyrus lui désigne l’endroit où étaient la plupart de ses amis. Le Sace alors ferme les yeux, lance sa motte et atteint Phéraulas qui passait, portant justement un message sur l’ordre de Cyrus. Bien que touché, Phéraulas ne se retourna même pas et poursuivit son chemin vers l’endroit où il avait ordre d’aller. Le Sace, ayant ouvert les yeux, demande qui il avait touché. « Par Zeus, dit Cyrus, aucun de ceux qui sont ici. — Je n’ai pourtant pas touché un de ceux qui n’y sont pas, dit le jeune homme. — Si, répliqua Cyrus, tu as touché celuilà qui chevauche à toute vitesse le long des chars. — Et comment ne se retourne-t-il pas ? demanda le Sace. — C’est que c’est un fou sans doute, » répondit Cyrus. Là-dessus le jeune homme s’en alla voir qui c’était, et il trouva Phéraulas, dont le menton était plein de terre et de sang ; car le coup l’avait fait saigner du nez. S’étant approché de lui, il lui demanda s’il avait été touché. « Comme tu le vois, dit Phéraulas. — Alors, reprit le Sace, je te donne le cheval que voici. — En échange de quoi ? » demanda Phéraulas. Le Sace lui raconta ce qui s’était passé et lui dit à la fin : « Et je suis persuadé que j’ai touché un brave homme. — Si tu étais sage, reprit Phéraulas, tu donnerais ton cheval à un homme plus riche que moi. Je l’accepte cependant, et je prie les dieux, ajouta-t-il, qui sont cause que tu m’as touché, de me mettre en état de faire que tu ne te repentes pas de ton présent. Et maintenant, dit-il, monte sur mon cheval et retourne à ton poste. J’irai t’y rejoindre. » Ils firent alors échange de leurs montures. Parmi les Cadusiens, ce fut Rathinès qui remporta le prix.

Cyrus fit aussi courir chacun des corps de chars, et à tous les vainqueurs il donna des boeufs pour faire un sacrifice et un festin et des coupes. Il reçut lui aussi un boeuf comme prix de sa victoire ; mais pour sa part de coupes, il la donna à Phéraulas, jugeant qu’il avait magnifiquement ordonné sa sortie du palais. L’ordonnance de la cavalcade est encore aujourd’hui telle que Cyrus l’établit alors, sauf qu’on ne mène pas de victimes, quand il n’y a pas de sacrifice. La parade finie, ils reprirent le chemin de la ville et se retirèrent, ceux qui avaient reçu des maisons, dans leurs maisons, ceux qui n’en avaient pas reçu, dans leurs quartiers.

Quant à Phéraulas, il invita le Sace qui lui avait donné son cheval, l’installa chez lui et lui fournit tout en abondance. Quand ils eurent fini de dîner, il remplit les coupes qu’il avait reçues de Cyrus, porta la santé de son hôte et les lui donna. Et le Sace, considérant la quantité et la beauté des couvertures et des meubles et le grand nombre des serviteurs, lui demanda : « Dis-moi, Phéraulas, est-ce que dans ton pays tu étais déjà au nombre des riches ? — Des riches ! répliqua Phéraulas. J’étais, comme tout le monde sait, de ceux qui vivent du travail de leurs mains ; car mon père, qui travaillait luimême et me nourrissait péniblement, me donna l’éducation des enfants ; mais, quand je fus arrivé à l’adolescence, comme il ne pouvait me nourrir à ne rien faire, il m’emmena aux champs et me mit à l’ouvrage. Là, je le nourris à mon tour, tant qu’il vécut, bêchant et semant une toute petite terre qui certes n’était pas mauvaise, mais au contraire honnête entre toutes ; car elle rendait bien et justement la semence qu’elle avait reçue, et avec la semence un intérêt qui n’était pas élevé ; parfois même, dans un accès de générosité, elle rendait le double de ce qu’elle avait reçu. Voilà comme je vivais dans mon pays. Tout ce que tu vois ici à présent, c’est Cyrus qui me l’a donné. — Tu es un heureux homme à tous égards, reprit le Sace, mais surtout parce que tu as été pauvre avant que d’être riche ; car je m’imagine que tu goûtes bien mieux la richesse par le fait même que tu n’es devenu riche qu’après avoir soupiré après la richesse. » Phéraulas lui répondit : « Tu crois donc réellement, Sace, que mon bonheur s’est accru en proportion de ma fortune ? Ne sais-tu pas, ajouta-t-il, que je n’ai pas à manger, à boire, à dormir un grain de plaisir de plus que quand j’étais pauvre ? Et si j’ai de grands biens, tout ce que j’y gagne, c’est que j’ai plus à garder, plus à distribuer, plus à surveiller et, par là, plus de tracas. Car à présent une foule de serviteurs me demandent, qui du pain, qui du vin, qui des vêtements ; d’autres ont besoin de médecins ; tel vient m’annoncer que mes brebis ont été mangées par les loups ou que mes boeufs sont tombés dans des précipices ; tel encore m’avertit que la maladie est tombée sur mes bestiaux ; en sorte que je crois pouvoir dire, ajouta Phéraulas, que j’ai beaucoup plus d’ennuis, parce que je possède beaucoup, que je n’en avais auparavant, parce que je possédais peu. — Mais, par Zeus, reprit le Sace, quand tout est en bon état, et que tu te vois tant de biens, tu es cent fois plus heureux que moi. — Non, Sace, reprit Phéraulas, il n’est pas aussi agréable de posséder des richesses qu’il est ennuyeux de les perdre. Et tu vas reconnaître que je dis la vérité ; en effet, parmi les gens riches, tu n’en trouveras pas que le plaisir force à veiller, tandis que, parmi ceux qui perdent quelque chose, tu n’en verras point que le chagrin n’empêche de dormir. — Par Zeus, reprit le Sace, tu n’en verras pas non plus, parmi ceux qui reçoivent quelque chose, que le plaisir ne tienne éveillé. — C’est vrai, répondit Phéraulas ; si en effet il était aussi agréable de posséder que de recevoir, les riches seraient beaucoup plus heureux que les pauvres. Mais, Sace, continua-t-il, celui qui possède beaucoup est aussi forcé de dépenser beaucoup pour les dieux, pour ses amis, pour ses hôtes. Aussi quiconque est fortement attaché à l’argent, celui-là, sache-le, est aussi fortement ennuyé de dépenser. — Par Zeus, moi, dit le Sace, je ne suis pas de ceux-là, et je regarde comme un bonheur, quand on possède beaucoup, de dépenser beaucoup. — Au nom des dieux, s’écria Phéraulas, fais-toi heureux tout de suite, et moi du même coup. Prends tout ce que j’ai, sois-en le maître et t’en sers à ton gré. Pour moi, tu n’auras qu’à me nourrir comme un hôte et même plus simplement qu’un hôte. Il me suffira, quoi que tu possèdes, d’y avoir ma part. — Tu plaisantes », repartit le Sace. Phéraulas affirma par serment qu’il parlait sérieusement. « Et j’obtiendrai encore autre chose de Cyrus en ta faveur, Sace ; c’est qu’il te dispense de venir à ses portes faire ta cour et de servir à l’armée. Tu n’auras, devenu riche, qu’à rester à la maison, et ces devoirs-là, c’est moi qui les remplirai pour nous deux. Et si je reçois quelque bien pour les soins que je rendrai à Cyrus ou à la suite de quelque campagne, je te l’apporterai, pour que tu aies plus de biens à ta disposition. Seulement, ajouta-t-il, délivremoi de ce soin ; si en effet tu me débarrasses de ce fardeau, je crois que tu rendras grand service à la fois à moi et à Cyrus. » Ils conclurent un arrangement conforme à ce qu’ils venaient de dire et ils l’exécutèrent. Et l’un s’imaginait être devenu un homme heureux, parce qu’il était maître de grandes richesses, et l’autre, le plus heureux des hommes, parce qu’il allait avoir un intendant pour lui procurer le loisir de faire ce qui lui plairait. Phéraulas aimait naturellement ses camarades et rien ne lui paraissait aussi agréable et utile que d’être aimable avec les gens. Il regardait l’homme comme le meilleur et le plus reconnaissant de tous les animaux, parce qu’il voyait qu’il rend volontiers louanges pour louanges et tâche de payer une complaisance par une complaisance, que, s’il apprend qu’on lui veut du bien, il y répond par une égale bienveillance et que, s’il se sait aimé de quelqu’un, il ne peut le haïr, qu’entre tous les animaux il est le plus disposé à rendre à ses parents vivants ou morts les soins qu’il en a reçus ; enfin il reconnaissait que tous les animaux sont plus ingrats et plus insensibles que l’homme. Ainsi Phéraulas était ravi d’être débarrassé du soin de toutes ses richesses et de pouvoir s’occuper de ses amis ; le Sace, parce qu’ayant beaucoup de biens, il pouvait en user à profusion. Le Sace aimait Phéraulas, parce que celui-ci apportait toujours quelque chose, et Phéraulas aimait le Sace, parce que celui-ci voulait bion tout recevoir et, malgré ses occupations croissantes, ne lui en procurait pas moins de loisir. C’est ainsi qu’ils vivaient ensemble.

CHAPITRE IV

Repas donné par Cyrus à ses amis. Pourquoi il honore Chrysantas de la meilleure place. Il marie la fille de Gobryas avec Hystaspe. Il renvoie une partie des troupes dans leur pays. Il fait des présents aux chefs et aux soldats.

Quand il eut sacrifié, Cyrus aussi offrit un festin pour fêter sa victoire et y invita ceux de ses amis qu’il voyait le plus empressés à augmenter sa puissance et à l’honorer de leur affection. Et avec eux il invita Artabaze le Mède, Tigrane l’Arménien, le chef de la cavalerie des Hyrcaniens et Gobryas. Gadatas commandait les porte-sceptres du prince, et tout le régime du palais était sur le pied où Gadatas l’avait mis. Quand les convives étaient nombreux, Gadatas ne s’asseyait même pas ; il veillait au service ; quand il était seul avec Cyrus, il dînait avec lui ; car Cyrus aimait sa compagnie. En échange de ses services, Cyrus lui témoignait son estime en le comblant de gros présents ; aussi Gadatas était-il extrêmement considéré par les autres. Quand les invités furent arrivés, Cyrus ne les plaça pas au hasard, mais il mit celui qu’il honorait le plus à sa gauche, partie du corps plus exposée aux coups que la droite, le deuxième à sa droite, puis de nouveau le troisième à sa gauche, le quatrième à sa droite ; et ainsi de suite jusqu’au dernier.

Il lui semblait utile de marquer ainsi publiquement les degrés de son estime. En effet, quand les hommes pensent que celui qui l’emporte sur les autres n’entendra pas proclamer son nom et n’obtiendra pas de prix, il est évident qu’il n’y a pas entre eux d’émulation ; mais, si l’on voit que le meilleur est le mieux partagé, on voit aussi tout le monde rivaliser de zèle. C’est ainsi que Cyrus, pour faire connaître ceux qui tenaient le plus haut rang dans son estime, commençait d’abord par leur donner des places d’honneur près de lui. Mais les places assignées ne l’étaient pas à perpétuité ; il avait au contraire établi comme loi que les belles actions élèveraient à une place plus honorable et que le relâchement en ferait descendre. Quant à celui qui était assis à la première place, Cyrus aurait eu honte de ne pas signaler aussi son estime pour lui en le comblant de bienfaits. Et ces usages établis au temps de Cyrus, nous savons qu’ils durent encore aujourd’hui.

Comme ils dînaient, Gobryas ne trouva rien d’étonnant à ce que, chez un homme qui régnait sur tant de pays, chaque service fût si abondant ; ce qui le surprit, c’est qu’un prince si fortuné, loin de se réserver pour lui seul les plats qu’il trouvait de son goût, se fît un devoir de prier ses convives de les partager avec lui ; souvent même il le voyait envoyer à des amis absents des mets qu’il avait trouvés bons. Aussi quand le dîner fut fini et que Cyrus eut envoyé de côté et d’autre tout ce qu’on desservait, et la desserte était abondante, Gobryas lui dit « Auparavant, Cyrus, je ne te mettais au-dessus des autres hommes que pour ta supériorité dans l’art militaire, mais à présent, j’en jure par les dieux, je crois que tu l’emportes plus encore par ta bonté. — Oui, par Zeus, dit Cyrus, et j’ai plus de plaisir à me signaler par des actes d’humanité que par mes talents militaires. — Comment cela ? dit Gobryas. — Parce qu’on ne montre ceux-ci qu’en faisant du mal aux hommes, et celle-là qu’en leur faisant du bien. »

Pendant qu’on buvait après le repas, Hystaspe dit à Cyrus : « Est-ce que je te fâcherais, Cyrus, si je te demandais une chose que je voudrais savoir de toi ? — Non, par les dieux, répondit Cyrus ; au contraire, je serais fâché, si je savais que tu retiens une question que tu as envie de me poser. — Réponds-moi donc, reprit Hystaspe. Toutes les fois que tu m’as mandé, ne suis-je pas venu ? — Inutile de me le demander, répliqua Cyrus. — Et en t’obéissant, l’ai-je fait nonchalamment ? — Pas davantage. — Et quand tu m’as donné un ordre, ne l’ai-je pas exécuté ? — Je ne saurais t’en accuser, répondit le prince. — Et quand je l’exécutais, t’es-tu jamais aperçu que je le faisais sans empressement et sans plaisir ? — Pas le moins du monde, répliqua Cyrus. — Alors, au nom des dieux, s’écria Hystaspe, pour quelle raison as-tu inscrit Chrysantas pour une place plus honorable que la mienne ? — Te le dirai-je ? demanda Cyrus. — Certes, dit Hystaspe. — Et toi, de ton côté, ne te fâcheras-tu pas, si je te dis la vérité ? — Au contraire, je serai ravi, dit Hystaspe, de voir que tu ne m’as pas fait d’injustice. — Eh bien, reprit Cyrus, Chrysantas que voici n’a jamais attendu mon appel : avant d’être appelé, il était là pour me servir. Puis il ne se bornait pas à exécuter mes ordres, il faisait de lui-même ce qu’il jugeait avantageux pour nous. Quand il fallait faire une communication aux alliés, il me conseillait ce qu’il pensait que je devais dire. Devinait-il que je désirais leur faire savoir certaines choses que j’avais honte d’exprimer en mon nom, il les exposait comme venant de lui-même. Ne puis-je pas dire qu’en cela il a été meilleur pour moi que moi-même ? Pour lui, il déclare toujours qu’il est content de ce qu’il a ; mais pour moi, je le vois toujours en quête de ce qui pourrait augmenter ma puissance, et enfin il est beaucoup plus fier et plus content de mes succès que moi-même. — Par Héra, Cyrus, s’écria Hystaspe, je suis ravi de t’avoir posé cette question. — Pourquoi donc ? demanda Cyrus. — Parce que moi aussi je vais essayer d’en faire autant ; mais, ajouta-t-il, il y a un point qui m’embarrasse ; à quels signes verra-t-on que je me réjouis de tes succès ? dois-je battre des mains, ou rire, ou que puis-je faire ? — Danser à la perse[7], » dit Artabaze, sur quoi l’assemblée se mit à rire.

Au cours du banquet, Cyrus s’adressant à Gobryas : « Dis-moi, Gobryas, demanda-t-il, serais-tu plus disposé à donner ta fille à l’un de ceux-ci que lorsque tu t’es joint à nous pour la première fois ? — Dois-je moi aussi, répondit Gobryas, te dire la vérité ? — Oui, par Zeus, dit Cyrus ; on n’interroge pas pour entendre mentir. — Eh bien donc, dit Gobryas, sache que je la donnerais beaucoup plus volontiers. — Pourrais-tu nous dire pourquoi ? demanda Cyrus. — Oui. — Parle donc. — Parce qu’en ce temps-là, je ne connaissais de tes amis que leur constance dans les fatigues et les dangers, au lieu qu’à présent je connais leur modération dans la prospérité. Or il me semble, Cyrus, qu’il est plus difficile de trouver un homme qui supporte bien la prospérité qu’un qui supporte bien l’adversité ; l’une, pour l’ordinaire, inspire l’insolence, l’autre inspire toujours la modestie. — Entendstu, Hystaspe, le mot de Gobryas ? — Oui, par Zeus, dit-il, et s’il en dit beaucoup de pareils, il me trouvera beaucoup plus empressé à briguer la main de sa fille que s’il étalait devant moi tout un assortiment de coupes. — Je puis dire, reprit Gobryas, que j’en ai beaucoup de pareils couchés par écrit, et je ne refuse pas de t’en faire part, si tu épouses ma fille. Quant aux coupes, ajoutat-il, puisque tu ne parais pas t’en accommoder, je ne sais pas si je ne les donnerai pas à Chrysantas que voici, puisque aussi bien il t’a déjà dérobé ta place. » Cyrus prit alors la parole : « Hystaspe, et vous tous qui êtes ici présents, quand vous voudrez vous marier, vous n’aurez qu’à me le dire, et vous verrez comme je saurai vous assister. » Gobryas à son tour demanda : « Et ceux qui veulent marier leur fille, à qui doivent-ils s’adresser ? — Encore à moi, dit Cyrus, car j’ai pour cela un talent particulier. — Lequel, demanda Chrysantas ? — Celui d’assortir les mariages. — Eh bien, reprit Chrsyantas, au nom des dieux, quelle serait, à ton avis, la femme qui me conviendrait le mieux ? — Il te faudrait d’abord une femme petite, car tu es petit, toi aussi. Si tu en épouses une grande, et que tu veuilles l’embrasser, quand elle sera debout, il te faudra sauter jusqu’à elle, comme un petit chien. — Tu montres là une sage prévoyance, d’autant que je ne suis pas du tout bon sauteur. — Ensuite, dit Cyrus, une camuse te conviendrait fort. — Pourquoi aussi une camuse ? — Parce que toi, tu as le nez aquilin ; or nez camus et nez aquilin, ne l’oublie pas, s’ajustent parfaitement ensemble. — Autant dire, répliqua Chrysantas, que pour un homme qui a bien dîné, comme moi à cette heure, une femme à jeun conviendrait bien. — Oui, par Zeus, dit Cyrus ; car un ventre plein devient aquilin et un ventre vide camus. — Et à un prince froid, reprit Chrysantas, pourrais-tu me dire, au nom des dieux, quelle est la femme qui convient ? » A cette question, Cyrus éclata de rire, et les autres aussi. On en riait encore, quand Hystaspe dit : « Il y a une chose, Cyrus, que je t’envie plus que toute autre dans ta royauté. — Laquelle ? demanda Cyrus. — C’est que tu peux, froid comme tu es, faire rire les autres[8]. — Alors tu ne donnerais pas beaucoup, dit Cyrus, pour être l’auteur de ces plaisanteries et pour qu’on les rapporte à celle auprès de qui tu veux avoir la réputation d’homme d’esprit ? » Telles étaient les plaisanteries qu’ils échangeaient.

Après cette conversation, Cyrus fit apporter à Tigrane des bijoux en le priant de les donner à sa femme, parce qu’elle suivait courageusement son mari à la guerre ; à Artabaze il donna une coupe d’or ; au chef des Hyrcaniens un cheval et beaucoup d’autres présents de grande valeur. « Pour toi, Gobryas, dit-il, je vais te donner un mari pour ta fille. — C’est donc moi, dit Hystaspe, que tu vas donner, afin que je devienne possesseur des écrits de Gobryas ? — As-tu, demanda Cyrus, une fortune qui réponde à celle de la jeune fille ? — Par Zeus, répondit Hystaspe, j’ai un trésor infiniment supérieur à sa fortune. — Où donc est ce trésor ? demanda Cyrus. — A la place même où tu es assis, puisque tu m’aimes, répondit Hystaspe. — Cela me suffit », dit Gobryas, et tendant la main : « Donne-le, Cyrus, dit-il, je l’accepte. » Cyrus prit la main droite d’Hystaspe et la mit dans celle de Gobryas qui la reçut. Puis il fit à Hystaspe de nombreux et précieux cadeaux pour les envoyer à la jeune fille ; ensuite, attirant à lui Chrysantas, il l’embrassa. Alors Artabaze s’écria : « Par Zeus, Cyrus, la coupe que tu m’as donnée et le présent que tu viens de faire à Chrysantas ne sont pas du même métal. — Je t’en ferai un pareil, dit Cyrus. — Quand ? demanda Artabaze. — Dans trente ans, répondit Cyrus. — Prépare-toi donc à me le donner, car j’attendrai et ne mourrai pas avant. » C’est ainsi que se termina le repas. Ses hôtes s’étant levés, Cyrus se leva aussi et les reconduisit à sa porte.

Le lendemain, il renvoya chacun chez eux les alliés qui s’étaient joints à lui volontairement, excepté ceux qui préférèrent s’établir auprès de lui. A ceux qui restèrent Cyrus donna des terres et des maisons qui sont encore aujourd’hui entre les mains de leurs descendants : la plupart sont des Mèdes et des Hyrcaniens. Ceux qui s’en allèrent furent comblés de présents, et tous, officiers et soldats, partirent contents de sa générosité. Ensuite il distribua à ses propres soldats les trésors qu’il avait enlevés de Sardes. Il en préleva d’abord de quoi donner aux myriarques et à ses aides de camp, selon leur mérite respectif ; puis il partagea le reste, en remettant à chaque myriarque la part de ses troupes, pour la distribuer comme il avait fait lui-même à leur égard. Les chefs firent donc le partage entre les officiers inférieurs, en se réglant sur leur mérite. Ce qui resta les sixainiers le donnèrent aux simples soldats qui étaient sous leurs ordres, en tenant compte du mérite de chacun. Tous reçurent ainsi leur part légitime. La distribution faite, les soldats parlaient de Cyrus. Les uns disaient : « Il est sans doute bien riche, pour avoir tant donné à chacun de nous. » Les autres disaient : « Bien riche ! Cyrus n’est pas d’humeur à thésauriser ; il aime mieux donner que posséder. » Mis au courant de ce qu’on disait et pensait de lui, il réunit ses amis et tous les chefs et leur dit : « Mes amis, j’ai vu des hommes qui veulent paraître plus riches qu’ils ne sont ; ils croient par là paraître plus honnêtes gens ; niais il me semble, ajouta-t-il, qu’ils s’attirent la réputation contraire à celle qu’ils désirent ; car si un homme passe pour être riche et qu’on ne le voie pas aider ses amis en raison de sa fortune, il se condamne, ce me semble, à passer pour un ladre. Il y en a d’autres, ajouta-t-il, qui cherchent à cacher ce qu’ils ont ; ceux-là aussi sont, à mes yeux, de mauvais amis. Comme on ne connaît pas leur fortune réelle, il arrive souvent que leurs amis n’osent leur découvrir leurs besoins et restent privés de secours. La conduite la plus loyale, à mon avis, c’est de laisser voir à découvert sa fortune et de tabler là-dessus pour conquérir la réputation d’honnête homme. Aussi, ajouta-t-il, je veux exposer à vos yeux tout ce qu’il est possible de voir de mes biens, et ce qu’il n’est pas possible de voir, je vous en donnerai le détail. » Ayant ainsi parlé, il leur fit voir une grande quantité d’effets précieux ; pour les trésors qu’il n’était pas facile de leur montrer, il leur en donna le détail, et à la fin il dit : « Tous ces trésors, mes amis, croyez qu’ils ne sont pas plus à moi qu’à vous ; car je ne les amasse point pour les dépenser moi-même ni pour les consommer à moi seul, je ne le pourrais pas, mais pour avoir le moyen de récompenser tous ceux de vous qui feront quelque chose de méritoire, et de secourir ceux de vous qui, se trouvant dans le besoin, auront recours à moi. » Voilà ce que dit Cyrus en cette occasion.

CHAPITRE V

Voyage de Cyrus en Perse. Ordre dans lequel son armée campait et décampait. En passant en Médie, il rend visite à Cyaxare qui lui offre sa fille. Serments de fidélité réciproque prêtés par Cyrus et les Perses. Cyrus épouse la fille de Cyaxare.

Quand il crut que sa situation à Babylone était assez bien assise pour qu’il pût s’en éloigner, il prépara son voyage en Perse et donna ses ordres en conséquence. Lorsqu’il jugea qu’il était suffisamment pourvu des choses qu’il estimait nécessaires, il se mit en route. C’est ici le lieu d’exposer avec quel ordre son armée, qui était nombreuse, campait et décampait et avec quelle rapidité chacun se plaçait où il fallait. Car partout où le roi campe, tous ceux qui le suivent en campagne logent sous la tente, hiver comme été. Dès l’abord Cyrus établit l’usage de dresser sa tente face au levant. Puis, en premier lieu, il détermina l’intervalle qui devait séparer les tentes des doryphores de la tente royale ; ensuite il fixa la place des boulangers à sa droite, celle des cuisiniers à sa gauche ; celle des chevaux à sa droite, celle des autres bêtes de somme à sa gauche, et tout le reste était réglé de manière que chacun connût tout à la fois l’espace et le lieu qu’il devait occuper. Quand on décampe, chacun ramasse les bagages destinés à son usage ; d’autres les placent sur les bêtes de somme, en sorte que tous les conducteurs de bagages à la fois se rendent près des bagages qu’ils sont chargés de conduire et que tous à la fois les chargent sur leurs bêtes de somme respectives.

De cette façon le temps nécessaire à défaire une tente suffit à les défaire toutes ; le même ordre s’observe pour les dresser. Et pour que tous les vivres soient prêts en temps voulu, on assigne de même à chacun ce qu’il doit faire ; aussi le temps requis pour apprêter une portion, suffit pour apprêter toutes les provisions. Et de même que les serviteurs chargés des vivres avaient chacun leur place à eux, de même les soldats avaient dans le camp la place qui revenait à chaque corps ; ils la connaissaient et tous s’y rendaient sans avoir jamais à contester.

Cyrus pensait en effet que l’ordre est une excellente habitude dans une maison, parce que, quand on a besoin d’une chose, on sait où il faut aller la prendre ; mais il était persuadé que c’en est une meilleure encore pour des corps de troupe, d’autant plus que les occasions d’agir à la guerre sont plus rapides à saisir et les échecs provenant d’un retard plus importants, tandis que les plus grands succès sont le fruit de la célérité à profiter de l’instant favorable. Cyrus s’en rendait compte ; aussi veillait-il avant tout à établir cette habitude de l’ordre.

Il se plaçait lui-même le premier au milieu du camp, parce que c’était la place la plus sûre ; puis il mettait autour de lui, comme il en avait l’habitude, ses amis les plus affidés ; puis immédiatement autour d’eux il rangeait les cavaliers et les conducteurs de chars. Il pensait qu’il leur fallait une place protégée, parce que dans le camp ils n’ont sous la main aucune de leurs armes de bataille, et qu’il leur faut beaucoup de temps pour s’armer complètement, s’ils veulent rendre des services effectifs. A droite et à gauche de lui et des cavaliers était l’emplacement des peltastes ; celui des archers était en avant et en arrière de lui et des cavaliers. Quant aux hoplites et à ceux qui portaient de grands boucliers, ils étaient rangés autour des autres comme un rempart, pour que, si les cavaliers avaient à s’équiper, les soldats les plus solides, placés en avant, leur permissent de le faire en sûreté. Il faisait reposer dans les rangs les peltastes et les archers, aussi bien que les hoplites. De cette manière, s’il se produit une alerte de nuit, les hoplites sont prêts à frapper qui les approche, et les archers et les lanceurs de javelots sont prêts de même, en cas d’attaque, à décocher leurs javelines et leurs flèches par-dessus la tête des hoplites.

Tous les chefs avaient des enseignes sur leur tente ; et de même que des serviteurs intelligents connaissent dans une ville les maisons de la plupart des citoyens, surtout des plus considérables, de même aussi, dans le camp, les aides de camp de Cyrus connaissaient les tentes des chefs et les enseignes de chacun d’eux, si bien que, lorsque Cyrus avait besoin de l’un d’eux, ils n’avaient pas à le chercher, mais couraient chez lui par le chemin le plus court. Parce que chaque nation avait ses quartiers à part, il était beaucoup plus facile de voir où la discipline était bien observée et où les ordres restaient sans exécution. Cyrus pensait qu’avec ces dispositions, si l’ennemi attaquait soit de jour soit de nuit, il tomberait dans son camp comme dans une embuscade.

Pour lui, la tactique ne consistait pas seulement à étendre ou approfondir aisément ses lignes, à mettre une armée en ligne quand elle est en colonnes, à exécuter correctement une contre-marche quand l’ennemi apparaît à droite, à gauche ou sur les derrières. Il estimait qu’il n’est pas moins essentiel de diviser les troupes, quand les circonstances l’exigent, de placer chaque partie dans les positions les plus avantageuses, de presser la marche pour gagner l’ennemi de vitesse. C’étaient toutes ces parties et d’autres semblables qui formaient à ses yeux le talent du tacticien, et il s’occupait de toutes également. Dans les marches, il rangeait toujours ses troupes suivant les conjonctures ; mais dans les campements, les places étaient généralement réglées comme je l’ai dit.

Quand l’armée poursuivant sa marche arriva dans la Médie, Cyrus se détourna pour aller voir Cyaxare. Lorsqu’ils se furent embrassés, la première chose que Cyrus dit à Cyaxare, c’est qu’on avait choisi pour lui à Babylone une maison et une résidence officielle, afin qu’il pût, quand il irait là-bas, descendre chez lui ; ensuite il lui offrit un grand nombre de présents splendides. Cyaxare les reçut et lui présenta sa fille qui portait une couronne d’or, des bracelets, un collier et la plus belle robe médique que l’on pût voir. Comme la princesse mettait la couronne sur la tête de Cyrus, Cyaxare dit : « C’est ma fille, Cyrus, et je te la donne aussi pour être ta femme. Ton père luimême avait épousé la fille de mon père, à laquelle tu dois la naissance. C’est l’enfant que tu caressais souvent lorsque, jeune garçon, tu séjournais parmi nous, et, quand on lui demandait avec qui elle se marierait, « avec Cyrus », répondait-elle. Je lui donne pour dot la Médie tout entière, car je n’ai pas d’enfant mâle légitime. » Telles furent ses paroles. Cyrus lui répondit : « Je sens, Cyaxare, tout le prix de l’alliance, de la fille, de la dot ; mais je veux avoir le consentement de mon père et de ma mère pour sanctionner notre accord. » Telle fut la réponse de Cyrus qui n’en envoya pas moins à la princesse tous les présents qu’il crut qui feraient plaisir à elle et à Cyaxare. Après cela, il reprit le chemin de la Perse.

Quand Cyrus, continuant son voyage, arriva sur les frontières de la Perse, il y laissa le gros de son armée et s’avança vers la capitale avec ses amis, amenant avec lui des victimes en nombre suffisant pour que tous les Perses pussent faire un sacrifice et un festin. Il apportait aussi des présents appropriés pour son père, sa mère, ses amis, et d’autres appropriés aussi pour les autorités, les vieillards et tous les homotimes, et il offrit à tous les Perses, hommes et femmes, des cadeaux comme ceux que le roi fait encore aujourd’hui, quand il vient en Perse. Ensuite Cambyse assembla les plus vieux d’entre les Perses et les magistrats les plus considérables ; il convoqua aussi Cyrus et prononça ce discours : « Vous, Perses, et toi, Cyrus, vous avez naturellement toute mon affection ; car je suis votre roi, et, toi, Cyrus, tu es mon fils. Il est donc juste que tout ce que je crois reconnaître d’avantageux pour vous tous, je vous le communique. Car, dans le passé, c’est vous qui avez fait la grandeur de Cyrus, en lui donnant une armée et en le prenant pour chef. Mais, de son côté, Cyrus, à la tête de cette armée, vous a rendus avec l’aide des dieux célèbres dans le monde entier et honorés dans toute l’Asie. Il a enrichi les plus méritants de ceux qui l’ont suivi, et il a fourni aux simples soldats la solde et la nourriture ; enfin en créant un corps de cavalerie nationale, il leur a permis de vaincre aussi en rase campagne. Si donc vous restez à l’avenir dans les mêmes dispositions, vous en retirerez des deux côtés une foule d’avantages. Mais si toi, Cyrus, enflé de tes succès présents, tu veux gouverner les Perses, comme tes autres sujets, en vue de tes intérêts personnels, ou si vous, citoyens, lui enviant sa puissance, vous essayez de le dépouiller de la souveraineté, sachez que vous vous priverez réciproquement de grands biens. Pour éviter ces maux et vous assurer les biens, je suis d’avis, dit-il, que vous fassiez un sacrifice en commun et que, prenant les dieux à témoin, vous conveniez, toi, Cyrus, si quelqu’un envahit la Perse ou entreprend d’en détruire les lois, de la défendre de toutes tes forces, et vous, Perses, que, si quelqu’un veut dépouiller Cyrus de son autorité et si quelque nation sujette se révolte contre lui, de voler au secours tout à la fois de vous-mêmes et de Cyrus, quoi qu’il vous commande. Tant que je vivrai, je garderai la royauté des Perses ; mais, quand je ne serai plus, elle reviendra évidemment à Cyrus, s’il me survit. Quand il viendra en Perse, la piété commande que ce soit lui qui sacrifie pour vous les victimes que je sacrifie moi-même aujourd’hui ; quand au contraire il sera absent du pays, vous ferez bien, je crois, de choisir dans notre famille celui qui vous paraîtra le plus digne pour rendre aux dieux le culte qui leur est dû. » Lorsque Cambyse eut fini son discours, Cyrus et les magistrats perses l’approuvèrent, et les engagements qu’ils contractèrent alors en prenant les dieux à témoin, les Perses et le roi les observent encore aujourd’hui. Cela conclu, Cyrus s’en alla.

Quand il fut revenu chez les Mèdes, il épousa, avec l’assentiment de son père et de sa mère, la fille de Cyaxare, dont on vante encore aujourd’hui la grande beauté. Quelques historiens racontent qu’il épousa la soeur de sa mère, mais cette enfant eût été une vieille femme. Le mariage conclu, il partit aussitôt avec sa femme.

CHAPITRE VI

Cyrus envoie des satrapes gouverner les provinces, mais garde sous son autorité directe les garnisons qui y sont établies. Il fait inspecter les satrapies par des commandants d’armée. Il institue un service des postes. Il soumet tous les pays situés entre la Syrie et la mer Erythrée, ainsi que l’Égypte. Ses diverses résidences.

Quand il fut de retour à Babylone, il décida d’envoyer des satrapes aux nations soumises. Néanmoins il ne voulut pas que les commandants des citadelles et les chiliarques des gardes du pays obéissent à un autre qu’à lui-même. Il prenait cette précaution, afin que, si quelque satrape, fier de ses richesses et du nombre de ses sujets, se conduisait en despote et se mettait en tête de refuser l’obéissance, il trouvât aussitôt dans le pays des gens pour s’y opposer. Dans ce dessein, il résolut de convoquer les principaux chefs pour faire connaître à ceux qui partiraient pour les provinces à quelles conditions ils allaient prendre leurs gouvernements. Il pensait qu’ils supporteraient ainsi plus facilement cette limitation de leur pouvoir. S’il attendait au contraire qu’ils fussent établis gouverneurs, pour la leur faire connaître, il se disait qu’ils en seraient froissés et s’imagineraient qu’il la leur imposait, parce qu’il se défiait d’eux personnellement. Lorsqu’ils furent assemblés, il leur tint ce discours : « Mes amis, nous avons dans les États soumis des garnisons et des gouverneurs, que nous y avons laissés au temps de la conquête. En partant je leur avais recommandé de ne se mêler d’aucune autre affaire que de garder les forteresses. A ceux-là, je ne veux point retirer leur commandement, puisqu’ils ont bien gardé ce qu’ils avaient ordre de garder ; mais j’ai résolu d’envoyer en outre des satrapes pour commander aux habitants, pour lever le tribut et solder les garnisons, et régler les autres dépenses nécessaires. Il me paraît bon aussi que ceux d’entre vous qui restent ici et à qui j’impose la peine de se rendre pour quelque mission chez ces peuples, y aient en propriété des terres et des maisons pour qu’on leur en apporte le tribut ici et que, quand ils iront là-bas, ils puissent loger chez eux. »

Cela dit, il assigna à beaucoup de ses familiers des maisons et des sujets dans les États conquis, et jusqu’à ce jour ces propriétés situées en différentes contrées sont encore dans les mains des descendants de ceux qui les reçurent alors, tandis que les propriétaires habitent auprès du roi. « Mais, reprit Cyrus, il faut choisir, pour les envoyer comme satrapes dans ces pays, des gens qui n’oublient pas d’envoyer ici ce que chaque sol produit de beau et de bon, afin que, même en restant ici, nous ayons part à ce qu’il y a de bon partout ; et de fait, si quelque danger les menace, c’est nous qui aurons à les défendre. » Là-dessus il cessa de parler ; puis, parmi ceux de ses amis qu’il vit disposés à partir aux conditions énoncées, il choisit ceux qui lui paraissaient les plus capables, et il envoya comme satrapes, en Arabie, Mégabyze ; en Cappadoce, Artabatas ; dans la grande Phrygie, Artacamas ; en Lydie et en Ionie, Chrysantas ; en Carie, Adousios, celui-là même que les habitants avaient demandé ; dans la Phrygie qui touche à l’Hellespont et l’Eolide, Pharnouchos. La Cilicie, Cypre, la Paphlagonie ne reçurent point de satrapes perses, parce que les peuples de ces pays l’avaient suivi volontairement à Babylone ; cependant eux aussi durent payer tribut. Cette organisation de Cyrus dure encore aujourd’hui : les garnisons des citadelles relèvent du roi, les chiliarques des gardiens sont nommés par lui et inscrits sur ses états.

Il recommanda à tous les satrapes qu’il envoyait de l’imiter en tout ce qu’ils lui voyaient faire, d’abord de former avec les Perses et les alliés qui le suivraient des cavaliers et des conducteurs de chars, de contraindre tous ceux qui auraient reçu des terres et des palais à venir à leurs portes, d’observer la tempérance et de se mettre à la disposition du satrape, s’il avait besoin d’eux, d’élever les enfants qui leur naîtraient, aux portes du palais, comme cela se pratiquait à sa cour. Le satrape devait aussi conduire à la chasse ceux qui fréquentaient ses portes, et s’entraîner, lui et les siens, aux exercices de la guerre. « Celui d’entre vous, ajouta Cyrus, qui, relativement à ses facultés, montrera le plus grand nombre de chars et la cavalerie la plus nombreuse et la meilleure, celui-là, je l’honorerai comme un excellent allié et comme un ferme soutien de l’empire des Perses et de moi-même. Que chez vous, comme chez moi, les places d’honneur soient réservées aux plus méritants ; que votre table, comme la mienne, nourrisse d’abord vos serviteurs et qu’ensuite elle soit suffisamment garnie pour en distraire de quoi donner à vos amis et pour honorer chaque jour ceux qui font quelque belle action. Ayez aussi des parcs et nourrissez-y des bêtes fauves. Vous-mêmes, ne vous faites jamais servir à manger sans avoir travaillé et ne donnez point de fourrage à vos chevaux avant de les avoir exercés. Car je ne saurais à moi tout seul, avec une force purement humaine, conserver vos biens à vous tous ; mais comme il faut que je sois vaillant et que j’aie des compagnons vaillants pour venir à votre secours, vous devez vous-mêmes être vaillants et avoir des compagnons vaillants pour venir à mon aide. Il y a encore une chose que je voudrais vous faire remarquer, c’est qu’aucune des choses que je vous recommande, je ne la prescris aux esclaves ; et ce que je prétends vous faire faire, j’essaie de le faire moimême. Et comme je vous exhorte à m’imiter, apprenez, vous aussi, à ceux qui commandent sous vous à vous imiter aussi. »

Les règlements que Cyrus établit alors sont encore observés aujourd’hui : les garnisons relevant de l’autorité royale sont toujours tenues de la même manière, les portes de tous les gouverneurs sont fréquentées de même, toutes les maisons, grandes et petites, sont administrées de même ; tous les chefs réservent les places d’honneur aux plus dignes de leurs hôtes ; les voyages officiels sont partout organisés de la même façon, et partout les affaires sont concentrées entre les mains d’un petit nombre de chefs. Après avoir déterminé le devoir de chacun et leur avoir confié une armée, Cyrus congédia ses satrapes, en les avertissant de se tenir prêts à entrer en campagne l’année suivante et pour la revue des hommes, des armes, des chevaux et des chars.

Nous avons noté encore un usage établi, dit-on, par Cyrus, et qui dure encore aujourd’hui. Tous les ans, un envoyé du roi fait le tour des provinces avec une armée. Si quelque satrape a besoin de secours, il lui prête main-forte ; s’il se conduit en despote, il le ramène à la modération ; s’il néglige de faire payer les tributs, de veiller à la sûreté des habitants et à la culture des terres, ou s’il manque à quelque autre devoir, l’envoyé porte remède à tout cela, ou, s’il ne le peut, il en fait un rapport au roi. Une fois instruit, le roi décide de la punition du délinquant. D’ordinaire les inspecteurs sont choisis parmi ceux dont on dit : « Le fils du roi, le frère du roi, l’oeil du roi est venu. » Parfois ils ne vont pas jusqu’à destination, chacun d’eux retournant sur ses pas, s’il plaît au roi de les contremander.

Nous connaissons encore une autre invention de Cyrus, appropriée à la grandeur de son empire, et grâce à laquelle il était promptement informé de ce qui se passait même dans les contrées les plus lointaines. S’étant rendu compte de la distance qu’un cheval monté peut parcourir en un jour sans être excédé, il fit construire des écuries écartées de ce même intervalle, y mit des chevaux et des gens chargés de les soigner, et plaça dans chaque relais un homme capable de recevoir et de transmettre les lettres qui arrivaient, de recueillir les hommes et les chevaux fatigués, et d’en envoyer d’autres tout frais. On dit que parfois même ces transports ne s’arrêtent point la nuit et qu’à un messager de jour succède un messager de nuit. On prétend qu’avec cette manière de voyager on va plus vite que les grues. Si cela est exagéré, il est du moins indéniable que de toutes les manières de voyager sur terre, celle-là est la plus rapide. Or il est bon d’apprendre les nouvelles le plus vite possible, pour prendre les mesures les plus rapides possible.

Quand l’année fut écoulée, Cyrus rassembla son armée à Babylone. On dit qu’il avait cent vingt mille cavaliers, deux mille chars à faux et six cent mille fantassins. Lorsque ses préparatifs furent terminés, il entreprit cette expédition où l’on prétend qu’il soumit toutes les nations qui habitent entre les frontières de la Syrie et l’Océan Indien. Après cela, il porta, dit-on, son armée en Égypte et soumit le pays. Dès lors son empire eut pour bornes, au levant l’Océan Indien, au nord le PontEuxin, au couchant Cypre et l’Égypte[9], au midi l’Ethiopie, régions dont les extrémités sont presque inhabitables soit à cause de la chaleur, soit à cause du froid, soit à cause des inondations, soit à cause de la sécheresse. Cyrus établit son séjour au centre de ces différents pays ; il passait les sept mois d’hiver à Babylone, où le climat est chaud, les trois mois de printemps à Suse, et deux mois à Ecbatane, au fort de l’été, ce qui a fait dire qu’il passait sa vie dans la chaleur tempérée d’un éternel printemps.

Et ses sujets lui étaient si dévoués que chaque nation croyait se faire tort, si elle ne lui envoyait ce que le pays produisait, nourrissait, fabriquait de beau. Chaque ville aussi, chaque particulier pensait devenir riche en faisant à Cyrus quelque cadeau qui lui fût agréable. Cyrus, en effet, après avoir reçu d’eux ce dont ils avaient en abondance, leur envoyait en échange ce qu’il savait qui leur manquait.

CHAPITRE VII

Un songe avertit Cyrus de sa mort prochaine. Il laisse le trône à Cambyse, l’aîné de ses deux fils et leur recommande la concorde. Discours sur l’immortalité de l’âme. Mort de Cyrus.

Après avoir passé sa vie dans ces occupations, Cyrus, devenu très vieux, se rendit en Perse pour la septième fois depuis qu’il avait pris l’empire. On conçoit que son père et sa mère étaient morts depuis longtemps. Il fit les sacrifices accoutumés, conduisit le choeur des Perses, suivant l’usage de son pays, et distribua des présents à tout le monde, comme il en avait l’habitude. Puis s’étant couché dans son palais, il eut le songe que voici il lui sembla qu’un être supérieur à l’homme s’approchait de lui et lui disait : « Tiens-toi prêt, Cyrus ; car tu vas partir chez les dieux. » La vue de ce songe l’éveilla, et il crut deviner que sa fin approchait. Aussi prit-il sans tarder des victimes qu’il sacrifia à Zeus, dieu de ses pères, au Soleil et aux autres dieux, sur les hauteurs, suivant la coutume perse, et il fit cette prière : « Zeus, dieu de mes pères, et toi, Soleil, et vous tous, dieux, recevez ces sacrifices en remerciement de tant de belles actions accomplies grâce à vous, qui m’avez indiqué, soit dans les entrailles des victimes, soit par des signes célestes, soit par des augures, soit par des voix, ce que je devais faire ou éviter. Je vous remercie aussi du fond du coeur de n’avoir jamais méconnu votre assistance et de n’avoir pas oublié dans mes prospérités que j’étais homme. Je vous prie d’accorder maintenant le bonheur à mes enfants, à ma femme, à mes amis, à ma patrie, et de m’accorder à moi une fin digne de la vie que vous m’avez donnée. »

Le sacrifice accompli, Cyrus rentra chez lui crut qu’il aurait du plaisir à se reposer et se coucha. Quand l’heure fut venue, les serviteurs préposés au bain s’approchèrent pour l’inviter à se baigner ; il leur répondit qu’il était bien dans son lit. L’heure du dîner étant arrivée, ceux qui étaient chargés de sa table le servirent ; mais son estomac refusait les aliments, il lui sembla qu’il avait soif et il but avec plaisir. Le lendemain et le surlendemain se trouvant dans le même état, il fit appeler ses enfants, qui justement l’avaient accompagné et se trouvaient en Perse ; il appela aussi ses amis et les magistrats perses, et, les voyant tous réunis, il leur tint ce discours : « Mes enfants, et vous tous, mes amis ici présents, me voici maintenant arrivé au terme de mes jours : je le reconnais à des signes évidents. Quand je ne serai plus, regardez-moi comme un homme heureux et que ce sentiment se montre dans vos actions comme dans vos discours. Enfant, je crois avoir cueilli tous les fruits qu’on apprécie à cet âge ; jeune homme, ceux de l’adolescence, et, homme fait, ceux de l’âge mûr. Avec le temps qui s’avançait, j’ai cru voir mes forces augmenter sans cesse, en sorte que je ne me suis jamais encore aperçu que ma vieillesse fût plus faible que ma jeunesse, et je ne sache pas avoir entrepris ou désiré quelque chose qui ait déçu mon espérance. J’ai vu mes amis heureux par mes bienfaits, mes ennemis asservis par mes mains. Ma patrie n’était qu’une modeste province de l’Asie ; je la laisse à présent honorée entre toutes. De toutes les conquêtes que j’ai faites, il n’en est point que je n’aie conservée. Mais, bien que dans le passé j’aie vu réaliser tous mes voeux, j’ai toujours craint de voir, d’apprendre ou de souffrir dans l’avenir quelque événement fâcheux, et cette crainte m’a empêché de m’abandonner sans réserve à l’orgueil ou à la joie immodérée. Mais à présent que je vais mourir, je vous laisse en vie, vous, mes enfants que les dieux m’ont donnés, je laisse ma patrie et mes amis heureux. Dès lors n’est-il pas juste que j’aie dans la postérité la réputation d’un homme heureux ?

« Il faut aussi que je déclare clairement à qui je laisse la royauté, pour vous éviter les ennuis d’une contestation. Je vous aime tous deux, mes fils, avec une égale tendresse ; mais la préséance au conseil et la direction à donner pour toutes les mesures utiles à prendre appartiennent au premier né, qui est naturellement plus expérimenté. J’ai été élevé par cette patrie qui est la mienne et la vôtre à céder, non seulement aux frères, mais aux citoyens plus âgés le pas, le siège et la parole ; et vous, mes enfants, je vous ai élevés aussi dès l’enfance à honorer les vieillards et à vous faire honorer de ceux qui sont plus jeunes que vous : ce sont des maximes anciennes et conformes à l’usage et à la loi que je vous rappelle ; recevez-les donc comme telles. Et toi, Cambyse, prends la royauté : les dieux te la défèrent, et moi aussi, autant qu’il est en mon pouvoir. A toi, Tanaoxarès[10], je te donne la satrapie de la Médie, de l’Arménie, et j’y ajoute celle des Cadusiens. En te donnant cela, je laisse à ton aîné un empire plus grand et le titre de roi, mais à toi, un bonheur moins troublé ; car je ne vois pas ce qui pourra te manquer de la félicité humaine ; tout ce qui paraît donner de la joie aux hommes, tu l’auras à ta disposition. L’amour des entreprises difficiles, la multiplicité des soucis, l’impossibilité de goûter le repos sous l’aiguillon qui le pousse à rivaliser avec mes actions, les embûches à dresser ou à éviter, voilà nécessairement le partage de celui qui règne plutôt que le tien ; ce sont là, sache-le, autant d’obstacles au bonheur.

« Tu sais toi-même, Cambyse, que ce n’est pas ce sceptre d’or qui conserve le trône, et que les amis fidèles sont le sceptre le plus véritable et le plus sûr pour les rois. Mais ne t’imagine pas que les hommes sont naturellement fidèles ; autrement les mêmes personnes se montreraient fidèles à tous indistinctement, comme les autres sentiments naturels sont les mêmes pour tout le monde. Mais chacun doit se faire des amis fidèles, et on ne les acquiert point par la force, mais par la bienfaisance. Si donc tu cherches à gagner des auxiliaires pour garder ta royauté, commence, avant tout autre, par ceux qui sont de ton sang. Si nos concitoyens sont plus près de nous que des étrangers et nos commensaux que ceux qui vivent sous un autre toit, comment ceux qui sont nés de la même semence, qui ont été nourris par la même mère, qui ont grandi dans la même maison, qui sont chéris des mêmes parents, qui donnent le nom de mère à la même femme, le nom de père au même homme, ne seraient-ils pas les plus étroitement unis de tous ? Ne laissez donc pas sans effet ces précieux sentiments par lesquels les dieux engagent les frères à s’unir ; mais sur ces fondements élevez tout de suite d’autres oeuvres d’amour, et votre amitié sera telle que personne ne pourra la surpasser. C’est travailler pour soi que de veiller aux intérêts de son frère. A quel autre la grandeur d’un frère fera-t-elle plus d’honneur qu’à un frère ? A quel autre la puissance d’un homme vaudra-t-elle autant d’hommages qu’à un frère ? Qui craindra-t-on plus d’offenser que celui dont le frère est puissant ? Que personne donc ne soit plus prompt que toi, Tanaoxarès, à obéir à ton frère et plus empressé à le secourir ; car personne n’est plus intéressé que toi à sa prospérité ou aux dangers qui le menacent. Réfléchis aussi à ceci : de qui pourrais-tu espérer plus de reconnaissance pour tes services que de la part de ton frère ? Quel allié plus solide peux-tu gagner en échange des secours que tu portes ? Est-il quelqu’un qu’il soit plus honteux de ne pas aimer qu’un frère ? Est-il quelqu’un au monde qu’il soit plus beau d’honorer qu’un frère ? Ton frère est le seul, Cambyse, qui puisse occuper le premier rang près de son frère sans être en butte à l’envie.

« Au nom des dieux de nos ancêtres, mes enfants, ayez des égards l’un pour l’autre, si vous avez quelque souci de me plaire. Car sans doute vous n’êtes pas sûrs que je ne serai plus rien, quand j’aurai terminé cette existence humaine. Jusqu’à présent non plus vous n’avez pas vu mon âme, mais à ses opérations vous reconnaissiez qu’elle existait. N’avez-vous pas remarqué quelle terreur les âmes de leurs victimes innocentes impriment au coeur des assassins et quelles déités vengeresses elles envoient sur les traces des scélérats ? Et croyez-vous que le culte des morts se perpétuerait, si leurs âmes étaient destituées de toute puissance ? Pour moi, mes enfants, je n’ai jamais pu me persuader que l’âme, qui vit, tant qu’elle est dans un corps mortel, s’éteigne lorsqu’elle en est sortie[11] ; car je vois que c’est elle qui vivifie les corps périssables, tant qu’elle habite en eux. Et que l’âme perde le sentiment, au moment où elle se sépare du corps qui est insensible, cela non plus je ne puis le croire. C’est au contraire quand il s’est séparé du corps, que l’esprit, pur et sans mélange, a naturellement le plus d’intelligence. Quand le corps de l’homme se dissout, on voit chaque partie se rejoindre aux éléments de même nature, à l’exception de l’âme : seule, présente ou absente, elle échappe aux regards.

« Songez, poursuivit-il, qu’il n’y a rien dans la nature humaine qui se rapproche plus de la mort que le sommeil. Or c’est certainement dans le sommeil que l’âme révèle le mieux son caractère divin ; c’est alors qu’elle prévoit l’avenir, sans doute parce que c’est alors qu’elle est le mieux libérée du corps. Si donc il en est ainsi, comme je le crois, et que l’âme abandonne le corps, faites, par respect pour mon âme, ce que je vous demande. S’il n’en est pas ainsi, et si l’âme, restant dans le corps, périt avec lui, craignez du moins les dieux qui sont éternels, qui voient tout, qui peuvent tout, qui maintiennent dans l’univers cet ordre inaltérable, impérissable, infaillible, dont la beauté et la grandeur défient toute description, et ne faites jamais une action, n’ayez jamais une pensée qui blesse la piété ou la justice. Après les dieux, révérez aussi le genre humain tout entier qui se perpétue en générations successives ; car les dieux ne vous cachent point dans l’ombre, mais vos actes doivent vivre toujours sous les yeux des hommes. S’ils paraissent purs et conformes à la justice, ils vous rendront puissants parmi les hommes ; mais si vous cherchez à vous nuire l’un à l’autre, vous perdrez la confiance des hommes, car personne ne pourrait plus, avec la meilleure volonté du monde, avoir confiance en vous, si l’on vous voyait maltraiter celui qui a le plus de droit à votre affection.

« Si je vous ai bien convaincus de ce que vous devez être l’un pour l’autre, mes recommandations doivent vous suffire ; sinon, consultez l’histoire du passé : c’est la meilleure des écoles. Vous y verrez la plupart des parents dévoués à leurs enfants, la plupart des frères à leurs frères, mais vous en verrez pourtant qui ont fait tout le contraire. Prenez pour modèles ceux d’entre eux qui vous paraîtront s’être le mieux trouvés de leur conduite, et vous ne vous tromperez pas. Mais j’en ai dit assez peutêtre à ce sujet.

« Pour mon corps, ô mes fils, quand je ne serai plus, ne le mettez ni dans l’or ni dans l’argent, ni dans quelque autre matière que ce soit ; rendez-le à la terre au plus vite. Que peut-on en effet désirer de mieux que de se mêler à la terre qui fait pousser et nourrit tout ce qu’il y a de beau, tout ce qu’il y a de bon ? J’ai toujours en toutes circonstances aimé les hommes, et à présent encore il me semble que j’aurai du plaisir à m’associer à la bienfaitrice des hommes. Mais il me semble, ajouta-t-il, que déjà mon âme s’échappe par les parties de mon corps par où, je crois, elle commence toujours à se retirer. Si donc quelqu’un de vous veut toucher ma main ou regarder mes yeux, pendant que je suis encore en vie, qu’il s’approche. Quand je me serai voilé, je vous en prie, mes enfants, que mon corps ne soit vu de personne, pas même de vous. Seulement appelez tous les Perses et les alliés à mon tombeau, pour qu’ils me félicitent d’être désormais en sûreté, hors d’état de souffrir aucun mal, soit que j’aie rejoint la divinité, soit que je sois réduit au néant. Que tous ceux qui s’y rendront s’en retournent après avoir reçu les dons qu’on a coutume de distribuer aux funérailles d’un homme heureux. Et souvenez-vous, ajouta-t-il, de ce dernier conseil : c’est en faisant du bien à vos amis que vous pourrez punir vos ennemis. Adieu, mes chers fils ; dites adieu à votre mère en mon nom, et vous ; tous, mes amis présents ou absents, adieu. » Ayant ainsi’ parlé, il présenta la main à tous ceux qui l’entouraient, se voila et expira.

CHAPITRE VIII[12]

Epilogue. Décadence générale de l’empire perse.

Que le royaume de Cyrus ait été le plus florissant et le plus étendu de ceux de l’Asie, c’est ce dont il témoigne par lui-même. Car il était borné à l’est par l’Océan Indien, au nord par le Pont-Euxin, à l’Ouest par Cypre et l’Égypte, au sud par l’Éthiopie et, si grand qu’il fût, il était gouverné par la seule volonté de Cyrus. Cyrus avait pour ses sujets autant de considération et de soins que pour ses enfants, et ses sujets le vénéraient comme un père. Mais à peine eut-il fermé les yeux que la discorde divisa ses fils[13] et que les villes et les nations firent défection, et ce fut une décadence générale.

Je vais justifier ce que j’avance, en commençant par la religion. Je sais qu’auparavant, si le roi et les grands avaient donné leur parole, fût-ce à des gens qui avaient commis les plus grands crimes, ils la tenaient, et, s’ils avaient donné leur main droite, ils confirmaient cet engagement. S’ils n’avaient pas été loyaux et n’en avaient pas eu la réputation, personne n’aurait eu confiance en eux, pas plus qu’on n’a confiance en leur parole à présent que l’on a reconnu leur impiété, et naguère les généraux qui montèrent en Asie avec Cyrus se seraient méfiés d’eux[14]. C’est parce qu’ils se fièrent à leur ancienne réputation qu’ils se mirent entre leurs mains et, que, conduits devant le roi, ils eurent la tête tranchée ; beaucoup de barbares qui avaient pris part à l’expédition, trompés par diverses promesses, périrent aussi.

Voici encore un point où ils ont beaucoup dégénéré. Auparavant ceux qui avaient risqué leur vie pour le roi, ou qui lui avaient soumis une ville ou un peuple, ou qui avaient accompli quelque belle ou bonne action, étaient ceux qu’on honorait ; mais à présent ceux qui font comme Mithridate, qui livra son père Ariobarzane[15], ou comme Rhéomitrès[16], qui laissa sa femme, ses enfants et les enfants de ses amis en otages au roi d’Égypte, et viola les serments les plus solennels, pourvu qu’ils paraissent servir les intérêts du roi, ce sont ceux-là qu’on honore des plus hautes récompenses. En voyant de pareils faits, tous les habitants de l’Asie se sont laissé entraîner à l’impiété et à l’injustice ; car tels sont les chefs, tels deviennent généralement les subordonnés, et c’est ainsi que l’immoralité est chez eux pire qu’elle n’était autrefois.

En matière d’argent, voici en quoi ils sont devenus plus malhonnêtes. Ce ne sont plus seulement les gens chargés de crimes, mais les innocents mêmes qu’on arrête et qu’on force, contre toute justice, à payer des amendes, en sorte que ceux qui passent pour avoir de grands biens ne craignent pas moins que ceux qui ont commis de grands délits. Tout comme les criminels, les riches évitent de se mettre entre les mains des puissants, et ils n’osent même pas se joindre à l’armée royale. Aussi quiconque leur fait la guerre peut courir leur pays, comme il veut, sans avoir à combattre, juste punition de leur impiété envers les dieux et de leur injustice envers les hommes. C’est ainsi que leur moralité est entièrement gâtée aujourd’hui.

Ils ne s’occupent pas non plus, comme jadis, d’exercer leur corps : je vais le montrer. C’était une règle chez eux de ne point cracher ni se moucher. Il est évident que ce n’était pas pour ménager les humeurs qui sont dans le corps qu’ils avaient établi cette règle ; leur dessein était de le fortifier parle travail et la sueur. Maintenant l’usage de ne pas cracher et de ne pas se moucher existe encore, mais le travail qui éliminait les humeurs n’est plus pratiqué nulle part. De même c’était une règle auparavant de ne faire qu’un repas par jour[17], afin de pouvoir consacrer la journée tout entière aux affaires et à un travail prolongé. A présent on continue à ne faire qu’un repas par jour, mais on commence à manger à l’heure de ceux qui déjeunent le plus matin et l’on ne cesse de manger et de boire jusqu’à l’heure où ceux qui se couchent le plus tard finissent de dîner.

L’usage leur défendait d’apporter des pots de chambre dans les banquets, évidemment parce qu’on pensait que si l’on ne buvait pas avec excès, le corps et l’esprit risquaient moins de chanceler. A présent la défense dure encore ; mais ils boivent tellement qu’au lieu d’apporter des pots de chambre, c’est eux qu’on emporte, quand ils ne peuvent plus se tenir debout pour sortir.

Il était encore dans les usages du pays de ne point manger ni boire pendant une marche et de ne point satisfaire publiquement aucun des besoins que provoquent le boire et le manger. A présent on s’abstient encore de tout cela ; mais les marches sont si courtes qu’on ne saurait même s’étonner qu’ils résistent aux besoins de la nature.

Auparavant, on allait si souvent à la chasse que cet exercice suffisait pour tenir en haleine les hommes et les chevaux ; mais quand le roi Artaxerxès[18] et les siens furent gagnés par l’ivrognerie, ils ne sortirent plus et n’emmenèrent plus aussi souvent les autres à la chasse. Et si quelques-uns, épris d’exercice, allaient chasser fréquemment avec leurs cavaliers, les courtisans ne cachaient pas leur jalousie et leur en voulaient d’être meilleurs qu’eux.

On continue encore à élever les enfants aux portes du palais ; mais on a cessé de leur apprendre et de les exercer à monter à cheval, parce qu’ils n’ont plus l’occasion de faire briller leur adresse. Autrefois les enfants écoutaient là juger les procès selon les règles de la justice et ils croyaient ainsi apprendre la justice ; sur ce point encore, c’est l’inverse qu’on pratique : car ils ne voient que trop clairement que la victoire demeure à la partie qui donne le plus. Auparavant on apprenait aussi aux enfants la propriété des plantes, afin de s’en servir ou de s’en abs tenir, selon qu’elles sont salutaires ou nuisibles. Aujour d’hui il semble qu’ils n’apprennent à les distinguer que pour faire le plus de mal possible ; en tout cas il n’y a pas de pays où le poison cause autant de morts ou de victimes. Ils sont aussi beaucoup plus efféminés aujourd’hui qu’au temps de Cyrus. En ce temps-là en effet, l’éducation et la tempérance des Perses étaient encore en usage, quoiqu’ils eussent déjà pris la robe et le luxe des Mèdes ; mais maintenant on laisse éteindre les mâles vertus des Perses et l’on conserve la mollesse des Mèdes. Je veux donner quelques preuves aussi de leur relâchement. Tout d’abord il ne leur suffit plus de coucher sur des coussins moelleux ; mais ils placent les pieds de leurs lits sur des tapis qui, obéissant au poids, empêchent de sentir la résistance du plancher. Pour la pâtisserie, ils n’ont rien abandonné des inventions d’autrefois, mais ils imaginent toujours quelque chose de nouveau ; et il en est de même pour les ragoûts ; ils ont même des inventeurs[19] à gages dans les deux genres. En hiver, il ne leur suffit plus de se couvrir la tête, le corps et les pieds, mais ils ont encore des moufles fourrées aux mains et des gants. En été, ils ne se contentent plus de l’ombre des arbres et des rochers, mais, même sous ces abris, ils ont près d’eux des gens qui leur procurent une ombre artificielle[20]. Ils sont fiers de posséder le plus grand nombre possible de coupes ; mais qu’ils se les soient procurées par des moyens visiblement malhonnêtes, ils n’en rougissent aucunement : tant se sont développées chez eux l’injustice et la cupidité ! C’était jadis une coutume nationale de ne jamais paraître à pied dans les chemins, coutume dont le seul but était de former les meilleurs cavaliers possible. Mais maintenant ils ont plus de couvertures sur leurs chevaux que sur leurs lits ; car ils se préoccupent moins d’être solides à cheval que d’être mollement assis.

Relativement à la guerre, ne faut-il pas s’attendre qu’ils soient tout à fait inférieurs à ce qu’ils étaient jadis ? Au temps passé, l’usage du pays voulait que ceux qui possédaient la terre en tirassent des cavaliers qui les suivaient à la guerre, tandis que les hommes qui gardaient les frontières touchaient une solde. Maintenant portiers, boulangers, cuisiniers, échansons, baigneurs, valets chargés de servir et de desservir, de mettre les maîtres au lit, de les réveiller, valets de chambre qui teignent les yeux, fardent le visage et s’occupent de tous les soins de la toilette, voilà quels sont les gens dont les grands font des cavaliers pour en toucher la solde. Ces recrues forment bien une armée, mais une armée pour la montre, et sans aucune utilité pour la guerre. Il est un fait qui le prouve c’est que leurs ennemis circulent plus facilement dans leur pays que leurs amis.

Cyrus avait aboli l’usage des escarmouches, avait armé de cuirasses les hommes et les chevaux et avait donné à chaque homme un javelot pour engager le combat de près. A présent il n’y a plus ni escarmouche, ni corps à corps. L’infanterie a bien encore des boucliers d’osier, des épées courtes et des haches, pour combattre comme au temps de Cyrus ; mais elle non plus n’a pas le courage d’en venir aux mains. Les chars à faux non plus ne sont plus employés à l’usage pour lequel Cyrus les avait fait construire. En comblant d’honneurs les cochers et en attirant sur eux l’admiration, il en avait fait des braves prêts à se jeter au milieu des hoplites. Les Perses d’à présent ne connaissent même pas ceux qui sont sur les chars et ils s’imaginent tirer les mêmes services de ceux qui sont inexpérimentés que de ceux qui sont exercés. Ces cochers poussent bien leurs chevaux en avant, mais avant de joindre l’ennemi, les uns tombent sans le vouloir, les autres sautent à bas de leur char, de sorte que les attelages privés de conducteurs font souvent plus de mal aux amis qu’aux ennemis. Au reste, les Perses, sachant eux mêmes où ils en sont en ce qui regarde la guerre, se rési gnent à leur infériorité, et aucun d’eux ne se met plus en guerre sans avoir des Grecs avec lui, soit qu’il se batte avec ses compatriotes[21], soit qu’il se défende contre les Grecs[22] ; car ils ont pour principe de ne jamais faire la guerre aux Grecs sans avoir des auxiliaires grecs. Je crois avoir rempli l’objet que je m’étais proposé ; car je prétends avoir montré que les Perses et les peuples placés sous leur dépendance ont moins de respect pour les dieux, moins de piété envers leurs parents, moins d’équité les uns envers les autres, moins de bravoure à la guerre qu’ils n’en avaient auparavant. Si quelqu’un est d’un avis contraire au mien, il n’a qu’à examiner leur conduite il verra qu’elle témoigne en faveur de mes assertions.


[1] Hérodote, I, 142, dit du gouverneur de Babylone : « Il nourrissait une quantité de chiens de l’Inde, telle que quatre gros bourgs de la plaine étaient exempts d’autres impôts, à la charge de pourvoir à la nourriture de ces chiens. »
[2] Ce passage sur la division du travail rappelle ceux où Platon a traité le même sujet dans la République, II, 369, et les Lois, VIII, 846.
[3] Hérodote, 1, 100, fait remonter l’institution de cette police secrète à Déjocès, le fondateur de l’empire mède. Plutarque au contraire, Moralia, 522 sq., dit que les « oreilles du roi » datent du nouveau Darius, c’est-à-dire de Darius Nothus.
[4] Ce que Xénophon dit ici de Cyrus l’Ancien, il le dit aussi de Cyrus le Jeune dans l’Anabase, I, 9, 24 : « Sans doute il n’y a rien de surprenant à ce qu’il surpassât ses amis par la grandeur de ses bienfaits, puisqu’il était plus puissant qu’eux, mais qu’il leur fût supérieur par ses attentions et son empressement à leur faire plaisir, voilà ce qui me paraît à moi particulièrement admirable. »
[5] En présence du roi, les Perses devaient tenir leurs mains dans les longues manches de leur cafetan, pour montrer qu’ils renonçaient au libre usage de leurs mains devant leur souverain. Cyrus le Jeune fit même tuer deux de ses proches parents pour avoir manqué à cet usage.
[6] L’usage de brûler les victimes est un usage grec, non persan. « Les Perses ne construisent pas d’autels et n’allument point de feu pour sacrifier. » Hérodote, I, 132.
[7] La danse perse se pratiquait avec force génuflexions. Cf. Anabase, VI, 1, 10 : « A la fin le Mysien dansa la persique en frappant ses boucliers l’un contre l’autre ; il s’accroupissait, il se relevait, et tout cela, il le faisait en mesure, au son de la flûte. »
[8] Hystaspe veut dire que Cyrus fait rire, même si ses plaisanteries sont froides, parce qu’il n’a autour de lui que des flatteurs. C’est ainsi que l’interprète Cyrus, qui prend le verbe « je t’envie » au sens ironique.
[9] L’Égypte fut conquise, non par Cyrus, mais par Cambyse, son successeur.
[10] Cf. Ctésias, 8 : « Cyrus sur le point de mourir laissa la royauté à Cambyse, le premier né de ses fils. Quant au cadet, Tanyoxarkès, il le fit roi de la Bactriane, de la Chorasmie, de la Parthie et de la Carmanie. » Hérodote, III, 30 et 65, l’appelle Smerdis et Eschyle, Perses, 771, Merdis.
[11] Ces idées sur l’immortalité de l’âme que Xénophon met dans la bouche de Cyrus sont comme un écho des conversations de Socrate avec ses disciples, et rappellent certains passages de l’Apologie et du Phédon de Platon.
[12] Sur l’authenticité de ce chapitre, voyez la Notice.
[13] Cambyse fit mettre à mort son frère. Sur ce point Hérodote, Ctésias et Platon sont d’accord.
[14] Allusion aux généraux grecs qui, après la bataille de Cunaxa et la mort de Cyrus le Jeune, furent appelés à une entrevue par Tissapherne et traîtreusement mis à mort.
[15] Ariobarzane, satrape d’Ionie, de Lydie et de Phrygie, sous Artaxerxès Mnémon, avait fait défection avec plusieurs autres satrapes. Quand il tomba aux mains du roi, il fut mis en croix. Son fils est. le même qui tua traîtreusement Datame (Népos, Datame, 10).
[16] Rhéomitrès fut envoyé par Ariobarzane et ses alliés à Tachos, roi d’Égypte, pour obtenir son assistance. Rhéomitrès lui ayant laissé en otages sa femme, ses enfants et les fils de plusieurs des satrapes révoltés, obtint de Tachos des vaisseaux et de l’argent. Il repassa au parti du roi, sans s’inquiéter des otages qu’il avait donnés et lui livra plusieurs des révoltés qu’il avait invités chez lui et retenus prisonniers. Ces événements se placent, d’après Diodore, en 362 et 361 av. J.-C.
[17] Les Perses ne faisaient qu’un repas : ils ne déjeunaient pas (Hérodote, 7, 120). S’il est souvent question du déjeuner dans la Cyropédie, c’est que Xénophon suit l’usage des Grecs, non des Perses.
[18] Artaxerxès, Mnémon, Hérodote, I, 133, et Héraclide de Cymé chez Athénée, 4, p. 145 attestent aussi qu’après Cyrus les Perses s’adonnèrent à l’ivrognerie.
[19] Athénée, XII, 545, dit qu’il y a chez les Perses des prix proposés à ceux qui peuvent inventer un plaisir nouveau. Cf. Cic., Tusc., 5, 7. Xerxes praemium proposuit qui invenisset novam voluptatem.
[20] Ils se procurent une ombre artificielle au moyen d’ombrelles. En Grèce, les femmes seules avaient des ombrelles.
[21] Par exemple (Anabase, I, 4, 3), les mercenaires grecs du satrape Abrocomas qui passent à Cyrus le Jeune.
[22] C’est ainsi que Tissapherne et Pharnabaze opposèrent des mercenaires grecs au général spartiate Derkylidas (Hell, III, 2,15).