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XÉNOPHON

NOTICE SUR LA CYROPÉDIE

Dans ses Nuits Attiques, XIV, 3, Aulu-Gelle nous apprend que les deux plus illustres disciples de Socrate, Platon et Xénophon, n’avaient pas l’un pour l’autre les sentiments d’une sincère amitié. La preuve en est, dit-il, « que Xénophon ayant lu les deux premiers livres, qui avaient paru d’abord, du célèbre ouvrage de Platon sur la meilleure constitution et le meilleur gouvernement, prit position contre lui et composa un tout autre plan d’administration royale, intitulé Cyropédie. » Nous n’avons pas de raison sérieuse de révoquer en doute ce passage d’Aulu-Gelle, et il pourrait servir à dater approximativement la Cyropédie, si nous avions la date exacte de la République, mais elle reste matière à conjectures. Pour la Cyropédie, il est certain que le chapitre final n’est pas antérieur à 362 av. J.-C. ; quant au corps de l’ouvrage, on le place entre 378 et 362 : il n’est guère possible de préciser davantage.

Quant au dessein d’opposer ses vues à celles de Platon, il semble visible dans plusieurs ouvrages de Xénophon.

A l’Apologie de Socrate et au Banquet s’opposent l’Apologie et le Banquet de Xénophon, au communisme de la République, la vie familiale de l’Économique, à la peinture du tyran dans la République, l’opuscule d’Hiéron, et en général aux dialogues de Platon les Mémorables et beaucoup de passages disséminés dans les oeuvres de Xénophon. Mais il n’y a pas d’ouvrage où cette opposition soit plus marquée que dans la Cyropédie. Xénophon et Platon, tous les deux disciples de Socrate, sont comme leur maître, des contempteurs de la démocratie athénienne, qui s’en remet à la fève du choix des magistrats ; mais leur idéal, assez semblable sur certains points, diffère considérablement sur d’autres. Xénophon, attaché à la famille, ne pouvait considérer le communisme de la République que comme une divagation puérile ou perverse, et le gouvernement des philosophes devait d’autant moins lui plaire que cette idée du Bien sur laquelle ils doivent avoir constamment les yeux, Platon ne la définissait point et que, bien qu’il la comparât au soleil, elle restait à l’état de nébuleuse pour ses auditeurs. Cet idéal lui parut certainement trop haut et trop vague, et il essaya d’en proposer un autre qu’il incarna dans la personne du conquérant le plus célèbre qu’on eût vu jusque-là. Il le prend à sa naissance et le conduit jusqu’à sa mort. Nous le voyons agir et l’entendons parler ; sa vie tout entière est un modèle et sa mort même un enseignement. Dès l’enfance il annonce ce qu’il sera plus tard. Les dieux lui ont donné de grandes qualités, la beauté du corps, la bonté de l’âme et l’amour de l’étude et de la gloire au point d’endurer toutes les fatigues et d’affronter tous les dangers pour être loué.

Que ne peut-on attendre d’un enfant ainsi doué ? Il suffit de lui donner une éducation appropriée pour en faire un héros. Xénophon, tout comme Platon, attache à l’éducation une importance capitale. C’est elle, qui, à leurs yeux, décide du destin des individus et des peuples. Or l’éducation qui a paru la meilleure aux yeux de Xénophon est l’éducation spartiate. Cyrus apprend à l’école de ses maîtres à vivre de pain et d’eau et d’une botte de cresson. Il pratique tous les jeux et tous les exercices qui peuvent développer son corps, et il s’applique à devenir, parmi ses camarades, le meilleur coureur, le meilleur cavalier, le meilleur acontiste. Quand il est en âge de commander, convaincu qu’on n’obtient une obéissance volontaire de ses subordonnés qu’en se montrant supérieur à eux, il donne l’exemple de l’endurance, du sang-froid, de la bravoure, il fait voir qu’il connaît à fond la tactique et que, sans commettre lui-même aucune faute, il sait profiter de celles des ennemis. Il est audacieux, mais à bon escient ; il est ménager de ses hommes et ne les expose que lorsqu’il est sûr d’avoir l’avantage. Enfin, et ceci est un trait tout à fait grec, il sait parler et il ne tente aucune opération qu’il n’en ait prouvé l’utilité et montré les chances de succès dans un discours à ses officiers. La victoire gagnée, il traite les vaincus avec humanité, et, s’il a reconnu en eux des hommes de courage, il sait leur témoigner son admiration et les gagner à son parti. C’est ainsi qu’il s’attache l’armée des Égyptiens, qui seuls s’étaient bravement comportés dans la débâcle de l’armée de Crésus. Admirable dans le commandement, il l’est encore dans toutes les circonstances de la vie par sa tempérance, sa chasteté, sa modération. Il est d’une telle générosité qu’il ne garde rien pour lui ; il aime rendre service et faire plaisir, car il aime être aimé, et il ne néglige rien pour gagner l’affection de ses sujets. Enfin, et ceci prime tout le reste aux yeux de Xénophon, il est pieux, il ne fait rien sans consulter les dieux. Il n’oublie jamais de les prier et de les remercier, persuadé que sans leur aide l’homme est incapable de se conduire et de réussir dans ses entreprises.

Tel est l’idéal du chef tel que le conçoit Xénophon. Cet idéal n’est point fondé, comme celui de Platon, sur les principes d’une métaphysique profonde. Il s’est formé de ses propres expériences dans la Retraite des Dix-Mille et dans la guerre d’Asie où il accompagna Agésilas. Agésilas lui-même lui a fourni beaucoup de traits ; d’autres sont empruntés à Cyrus le Jeune, et d’autres à l’enseignement de Socrate. Quand Cyrus parle et moralise, il n’est que l’interprète des idées morales que Xénophon tient de son maître. Mais les qualités qui ressortent le plus dans l’idéal du chef selon Xénophon sont les qualités du grand capitaine. Le chef de l’État est avant tout un chef d’armée. Dans les cités grecques toujours en guerre, le premier soin de l’homme d’État est d’organiser la défense contre l’ennemi et d’agrandir son propre territoire. C’est à la classe des guerriers que va aussi l’attention de Platon : il consacre à leur formation presque toute la première moitié de son ouvrage. Ce qui distingue ses vues de celles de Xénophon, c’est d’abord qu’il associe les femmes à la guerre, ce que Xénophon se gardera bien de proposer, et c’est ensuite qu’il ne laisse pas le gouvernement entre les mains des guerriers, mais le remet uniquement à ceux d’entre eux qui, véritables philosophes, sont capables d’atteindre par la dialectique jusqu’à l’idée du Bien. Xénophon, homme de guerre plutôt que philosophe, confie au contraire le gouvernement au chef de l’armée qui a la force pour se faire obéir. Le défaut capital de la cité grecque, c’est qu’elle est toujours divisée en deux partis, celui des pauvres et celui des riches. Platon cherche à y ramener l’unité par le communisme des biens, des femmes et des enfants, qui, imposé aux guerriers, doit supprimer toute jalousie à leur égard. Le moyen de Xénophon est plus simple et plus pratique, bien qu’il soit d’une application rare et difficile. C’est la volonté du chef suprême qui établira l’unité. L’État est conçu comme une armée, et tout le talent politique de Cyrus consiste à donner à l’État l’organisation en usage dans l’armée. Quand il voulait mettre ses troupes en mouvement, il faisait connaître ses ordres aux myriarques, qui les faisaient passer aux chiliarques, qui à leur tour les transmettaient aux lochages, qui les faisaient parvenir par les officiers inférieurs dans les rangs des soldats. C’est sur ce modèle que Cyrus, une fois vainqueur des peuples de l’Asie, organise son empire. Les grands de sa cour sont chargés de faire connaître ses volontés ou de gouverner les provinces en son nom. Leur cour est établie sur le modèle de la sienne, et ils se font obéir comme lui, par l’intermédiaire de leurs officiers, des peuples qu’ils ont à gouverner. Pour que ses ordres parviennent plus vite jusqu’aux extrémités de son immense empire, Cyrus institue un service des postes qui fonctionne jour et nuit, et pour s’assurer de l’obéissance exacte des gouverneurs de province, il a des espions de confiance, qu’on appelle les yeux du roi. On le voit, l’idéal de Xénophon, c’est un roi aussi absolu que possible, mais un roi intelligent et bon, supérieur en tout à ceux qu’il commande, et qui ne gouverne que pour le bien de ses sujets. Si élevé que soit cet idéal, il semble plus facile à atteindre que celui de Platon ; il sera même bientôt réalisé en partie par Alexandre, et plus tard par César et par Auguste ; mais la réalisation dure ce que dure le grand homme et périt avec lui.

Que deviennent les peuples sous un tel gouvernement ? Il faut distinguer le sort des peuples vainqueurs et celui des peuples vaincus. Voici d’abord comment l’État des vainqueurs, les Perses, est dépeint par Xénophon. Il se réduit, comme les États grecs, à une seule ville, la capitale. Dans cette ville il y a une grande place nommée Éleuthère (place de la Liberté), autour de laquelle sont bâtis le palais du roi et les édifices publics. Elle est divisée en quatre parties destinées aux enfants, aux adolescents, aux hommes faits, aux vieillards. Les enfants se rendent très jeunes à l’endroit qui leur est réservé. Leurs maîtres leur inculquent la notion du juste et de l’injuste, leur apprennent à être reconnaissants, tempérants et obéissants, à supporter la fatigue, la faim et la soif, à tirer à l’arc et à lancer le javelot. Ils prennent leur repas en commun, et n’ont pour se nourrir que du pain, du cresson et de l’eau. A dix-sept ans, ils font partie de la classe des adultes ; ils passent leurs nuits autour des édifices publics, et sont, le jour, aux ordres des magistrats. Ils accompagnent le roi à la chasse, exercice qui développe l’adresse et le courage, et qui est un excellent entraînement pour la guerre. Après dix ans de ces exercices, ils passent dans la classe des hommes faits, où ils restent vingt-cinq ans ; ils sont eux aussi aux ordres des magistrats et vont à la guerre. Une fois entrés dans la dernière classe, ils sont dispensés du service militaire, ils nomment à tous les emplois et jugent les affaires publiques et privées.

Ici encore Xénophon se rencontre avec Platon sur une foule de points où tous les deux ont pris Sparte pour modèle. C’est à Sparte qu’il y a deux classes d’hommes, ceux qui sont assez riches pour se consacrer tout entiers au service de l’État, les Spartiates, et ceux qui sont obligés d’avoir un métier pour vivre, et de nourrir les autres, les périèques et les hilotes. A Sparte encore, on enlève de bonne heure les enfants à leur famille pour les confier à l’État. On les forme à l’obéissance, on les rend forts et courageux et on les endurcit aux privations pour les préparer à la guerre. Tous ceux qui peuvent vivre sans travailler sont voués au métier des armes et passent leur vie au service de leur pays.

Quand les conquêtes de Cyrus eurent ajouté à l’empire des Perses une foule de nations, les vainqueurs gardèrent pour eux le système d’éducation qui leur avait si bien réussi, et ils furent associés par Cyrus au gouvernement de l’empire. Les vaincus furent traités à peu près comme les périèques à Sparte. Obligés de nourrir leurs vainqueurs, ils furent exclus de l’éducation réservée aux Perses et à leurs alliés, écartés du gouvernement, de l’administration et de l’armée, et privés de leur liberté, en échange de quoi Cyrus leur procura la paix, l’abondance et la justice.

On voit en quoi l’idéal de la Cyropédie se distingue de l’idéal de la République de Platon. Platon attend la cessation des maux de l’humanité de la philosophie qui éclairera les hommes sur leur véritable bien, qui est la justice ; Xénophon, homme de guerre et homme pratique, l’attend d’une conquête qui unifiera les peuples et d’un conquérant doué de toutes les vertus. Aucun d’eux n’attend rien de bon du peuple, s’il ne se laisse gouverner par ceux qui sont meilleurs que lui.

Pourquoi Xénophon a-t-il choisi Cyrus et la monarchie des Perses pour représenter son idéal de gouvernement ? C’est sans doute parce que Cyrus était le seul grand conquérant dont le nom fût parvenu en Grèce et que, son histoire à demi-légendaire étant mal connue des Grecs, il pensait avoir le droit de la modifier selon ses vues. Et de fait il a donné bien des entorses à la vérité historique, telle que nous pouvons la connaître. Tout d’abord il donne Cyrus pour un fils des dieux, un descendant de Zeus par Persée. Il est visible qu’il voulait assurer à son héros le prestige d’une origine divine ; c’est ainsi que les Grecs voyaient dans les héros des rejetons des dieux. Ctésias nous dit au contraire que Cyrus appartenait à la tribu sauvage des Mardes. Hérodote, entre quatre versions, choisit la plus vraisemblable et dit qu’il descendait des Achéménides, famille perse de Pasargades. Ctésias déniait à Cyrus toute parenté avec Astyage. Hérodote adopte au contraire la version qui présentait Cyrus comme un petit-fils d’Astyage. Xénophon la complète en créant de toutes pièces le personnage de Cyaxare fils d’Astyage, prince dont l’incapacité contraste avec le génie de Cyrus. L’avantage de cette création, c’est que Cyrus héritera justement du royaume des Mèdes, qu’il reçoit en dot avec la main de la fille de Cyaxare : un prince ainsi parfait ne pouvait, comme le raconte l’histoire, faire la guerre à son grand-père et le déposer. Maître des Perses et des Mèdes, Cyrus, d’après Xénophon, marche contre les Assyriens et Crésus ligués contre lui : en réalité, c’est à Crésus seul qu’il eut d’abord affaire. D’après Hérodote, Crésus fut mis sur un bûcher pour être sacrifié à la colère du vainqueur, et ne fut sauvé que par l’intervention d’Apollon. Xénophon a supprimé cette légende, en contradiction avec la modération et la douceur de son héros. Il n’a garde non plus de rapporter, comme Hérodote, la sotte colère de Cyrus contre le Gynde qui a emporté un de ses chevaux blancs, et qu’il punit en mettant son lit à sec. Contrairement à la chronologie, Xénophon ramasse ensemble les grands événements de la carrière du conquérant. Il omet toutes les expéditions qu’il fit en Orient, et, après la défaite de Crésus, le fait marcher sur Babylone, qu’il prend par un trait de génie, en détournant l’Euphrate. Il est vrai que c’est aussi la version d’Hérodote ; mais une inscription cunéiforme, dont il est impossible de récuser le témoignage nous apprend que Cyrus entra dans Babylone sans combat, le roi Nabounâhîd ayant été abandonné et trahi par les prêtres et par la noblesse. La Cyropédie attribue à Cyrus la conquête de l’Égypte : ce fut l’oeuvre de son fils Cambyse. Ctésias fait mourir Cyrus dans une expédition contre les Derbices, Hérodote le fait mourir dans une expédition contre les Massagètes. A cette mort violente, juste punition de ses injustes conquêtes, Xénophon a substitué une mort paisible et théâtrale. Au moment où il va s’éteindre de vieillesse, Cyrus, entouré de tous les siens, disserte sur l’immortalité, comme Socrate dans le Phédon. Ici, comme au reste dans toute la Cyropédie, Cyrus n’a rien d’oriental : c’est un Grec cultivé, c’est même un vrai disciple de Socrate. Le long chapitre 6 du livre I, où Cyrus écoute les leçons de son père sur l’art de commander une armée, semble être le développement des leçons que Socrate fait à divers auditeurs dans les quatre premiers chapitres du livre III des Mémorables. Non content de faire parler Socrate par la bouche de Cambyse, il le fait paraître lui-même dans l’entourage de Cyrus ; le sage précepteur de Tigrane, fils du roi d’Arménie, que celui-ci fait mettre à mort, sous prétexte qu’il lui a volé l’affection de son fils, n’est autre que le maître vénéré de Xénophon, si injustement condamné à la ciguë par les Athéniens.

Les mêmes libertés qu’il prend avec l’histoire, Xénophon les prend aussi avec la géographie. Il assigne à des peuplades des emplacements où elles n’ont jamais résidé. Les Hyrcaniens habitaient la côte orientale et méridionale de la mer Caspienne, les Saces étaient établis à l’est de la Bactriane : les uns et les autres deviennent dans la Cyropédie voisins des Babyloniens. Les Cadusiens qui habitaient au nord de la Médie, entre la mer Caspienne et le Pont, se trouvent aussi transposés dans le voisinage des Assyriens et séparés de la Médie.

Les moeurs des Perses ne sont pas décrites avec plus d’exactitude que le caractère du vrai Cyrus : ce sont les moeurs d’Athènes et de Sparte que l’on retrouve dans la Cyropédie. Ne parlons pas des dieux, Zeus, Hestia et les autres. C’était l’usage chez les historiens de donner les noms des dieux grecs aux divinités barbares avec lesquelles on pouvait les identifier. Zeus est Ormuzd et Hestia le feu divin. Mais, pour nous borner à quelques traits, l’habitude de se coucher à table, les trois libations dans un repas, le mot d’ordre à l’armée, l’ordre de marche pendant la nuit, la place de la cavalerie, l’holocauste ne sont pas des usages perses, mais helléniques. Ce sont surtout les usages de Sparte que Xénophon attribue aux Perses dans l’éducation, la politique et la guerre. Ce sont les Spartiates, et non les Perses qui honorent les vieillards, qui ne se piquent de rien et ne détournent pas les yeux de devant eux, qui pratiquent les repas en commun, qui marchent au combat vêtus de rouge, la couronne en tête, qui placent des officiers au premier rang : ce sont leurs mouvements tactiques que Cyrus enseigne à ses troupes ; les inspecteurs et conseillers dont il parle, IV, 5, 17, ressemblent aux éphores, et les homotimes aux dmoioi de Lacédémone.

La Cyropédie n’est donc pas une oeuvre d’histoire, comme le bon Rollin et d’autres l’ont pensé. Ils auraient dû en croire Cicéron qui, dans une lettre à son frère Quintus, la juge ainsi : « La Cyropédie n’est pas un livre écrit selon la vérité de l’histoire, mais à l’image d’un gouvernement juste. » Nous avons déjà dit que pour donner la vie à ses idées, Xénophon les avait incorporées dans Cyrus, et que pour le montrer en action, il avait refait à sa façon l’histoire de ses campagnes et de ses conquêtes. Il aboutit ainsi à faire une oeuvre d’un genre nouveau, le roman historique, dont il est le créateur. Il y avait en effet dans cet esprit si pratique et si sensé une veine de romanesque et de grandes qualités d’artiste. Il avait le don de faire vivre des caractères et d’imaginer des contes. Le plus parfait des caractères de la Cyropédie est naturellement celui de Cyrus que nous avons déjà décrit. Le plus vivant, après celui de Cyrus, est celui de son oncle Cyaxare, roi pusillanime, colérique, ami du vin et des femmes, incapable, et jaloux de son neveu. Parmi les rois ennemis de Cyrus, Crésus offre le curieux exemple d’un prince détrôné, qui, par sa résignation philosophique et la sagesse de ses conseils, devient l’ami de son vainqueur ; le roi d’Assyrie au contraire est un tyran furieux que le moindre dépit pousse aux cruautés les plus atroces. Autour de Cyrus, Xénophon n’a mis que des gens sympathiques ; c’est d’abord Chrysantas, l’homme de bon conseil, qui sait deviner et prévenir les désirs du maître ; c’est le plébéien Phéraulas dont l’intelligence, l’activité, l’obéissance ont gagné le coeur de Cyrus ; c’est Hystaspe, jaloux de la faveur de Chrysantas ; c’est Gobryas, le père infortuné qui brûle de venger sur le roi d’Assyrie la mort de son fils ; c’est Gadatas, la malheureuse victime du roi d’Assyrie, qui s’attache avec reconnaissance à son vengeur Cyrus ; c’est enfin le vaillant Abradatas et sa femme Panthée. Panthée est une des créations les plus heureuses de Xénophon. Elle rappelle l’Andromaque d’Homère par sa tendresse pour son mari ; mais elle en diffère par un courage tout spartiate. Tandis qu’Andromaque supplie son époux de ne point s’exposer à la mort, Panthée conjure le sien de se montrer digne de Cyrus ; mais en dépit de son courage, elle reste femme, et touchante : elle suit le char de son mari, qu’elle couvre de baisers, jusqu’à ce qu’il se retourne et lui dise de se retirer. Tous ces caractères ont un défaut : c’est qu’ils sont des esquisses plutôt que des portraits. On les distingue les uns des autres par quelque trait dessiné avec finesse ; mais le fond du personnage n’apparaît pas. Cyrus lui-même, à qui Xénophon attribue tant de vertus, est un caractère incomplet, parce que les inclinations secrètes de son coeur nous restent cachées. On voit très bien le héros, pas assez l’homme. Il lui manque quelques imperfections pour le rapprocher du lecteur, et réveiller son attention.

Ce qui plaît le plus dans la Cyropédie ce sont les beaux récits de bataille, de ruses de guerre, de chasse, de malheurs et de cruautés, de récréations et de tendresses familiales. Il y a quelque chose d’épique dans le récit de la première bataille où le jeune Cyrus, comme un chien courageux qui court sur un sanglier, se précipite sur l’ennemi, en appelant à grands cris Cyaxare. Tous les récits de bataille sont d’une lumineuse clarté : on y sent l’homme de guerre qui a vu commander Agésilas et qui a commandé lui-même.

Un général incapable d’inventer des stratagèmes, dit Xénophon, doit renoncer à la guerre. Il en a rapporté, à titre d’exemples, quelques-uns qui excitent un vif intérêt, par exemple l’expédition secrète contre le roi d’Arménie, et le légendaire détournement de l’Euphrate, qu’Hérodote avait déjà fait connaître. La première chasse de Cyrus est aussi un morceau d’une grande beauté : le plaisir qu’il y prend, l’ardeur téméraire qu’il y déploie annoncent le guerrier qu’il sera dès la première bataille. En nous racontant la chasse où le roi d’Assyrie perce de sa main le fils de Gobryas, dont le seul tort est d’avoir tué deux bêtes qu’il a manquées, lui, le roi, et la scène de cour où il fait châtrer Gadatas, coupable d’avoir plu à une de ses concubines, Xénophon a su exciter en nous la plus vive pitié pour les victimes et la colère et l’indignation contre l’abominable tyran. Mais les récits les plus célèbres sont ceux du séjour de Cyrus enfant à la cour d’Astyage et des malheurs d’Abradatas et de Panthée. Le tendre père de famille qu’était Xénophon a peint avec bonheur le babil du jeune Cyrus qui révèle sous sa candeur tant de finesse et de raison. Sa frugalité, sa générosité, sa jalousie contre l’échanson Sacas sont exprimées en des scènes charmantes où l’enseignement moral, dissimulé sous l’agrément des entretiens, fait une impression d’autant plus profonde qu’il sort de la bouche naïve d’un enfant. Quant à l’épisode de Panthée et d’Abradatas, le mari et la femme qui s’aiment si tendrement, mais qui tous deux font passer l’honneur avant la passion, il est en tout point digne de l’épopée, et la scène des adieux dans Xénophon ne pâlit point devant celle de l’Iliade, où Andromaque adresse à son mari qui va mourir de si touchantes supplications.

D’où vient cependant qu’avec tant de belles peintures et de si beaux récits, la Cyropédie ne laisse pas d’être froide ? C’est qu’après chacun des épisodes l’action s’interrompt pour faire place à l’enseignement, et que l’esprit, partagé entre les sentiments qui émeuvent l’imagination et les dissertations qui s’adressent à la raison, s’impatiente de ces perpétuelles interruptions qui lui gâtent son plaisir. C’est un défaut inhérent au roman didactique et Fénelon, malgré sa brillante imagination, n’y a pas plus échappé que Xénophon. Mais « une morale nue apporte de l’ennui », et bien des gens préfèrent qu’elle soit parée de quelque agrément. En tout cas, la haute valeur de la Cyropédie n’est pas à démontrer. Elle a été chez les Romains un des livres les plus admirés. Scipion l’Africain, le destructeur de Carthage, l’avait toujours en main, dit Cicéron. Elle est en effet le bréviaire du général d’armée : toute la science de la guerre y a été condensée par un homme d’une intelligence supérieure et d’une expérience consommée, et, tant que l’humanité sera exposée à la guerre, et elle le sera tant que l’orgueil et la jalousie, la colère et la rancune et cent autres vices resteront inhérents à la nature humaine, la Cyropédie devra être lue par tous ceux qui sont appelés à commander et à gouverner les peuples.

Le dernier chapitre de la Cyropédie est un objet de controverse. C’est une sorte d’appendice qui ne s’harmonise pas avec le dessein de l’ouvrage. Le but de la Cyropédie est de montrer l’excellence des institutions de Cyrus, dont beaucoup durent encore au temps de l’auteur ; le but de l’épilogue est au contraire de faire voir que la décadence de l’empire perse commença aussitôt après la mort de Cyrus et que, si quelques-unes de ses institutions ont subsisté, l’esprit original s’en est retiré. La Cyropédie est favorable aux Perses et à Cyrus ; l’épilogue leur est tout à fait hostile. Plusieurs passages sont même en contradiction avec le reste de l’ouvrage. Cependant la langue et le style sont les mêmes dans les deux. Que penser de cet épilogue ? Est-il authentique ? La plupart des savants y voient l’oeuvre d’un faussaire, qui était familier avec la pensée et la langue de Xénophon. On a supposé aussi qu’une personne qui touchait de près Xénophon, un neveu peut-être, avait composé cet épilogue, et publié la Cyropédie seulement après la mort de l’auteur. D’autres attribuent l’épilogue à Xénophon lui-même, et supposent qu’il le rattacha à son ouvrage, après un long intervalle, comme il le fit pour l’État des Lacédémoniens, où il ajouta une sorte de palinodie, qui fut intercalée au XIVe chapitre.

Cet épilogue ne peut pas avoir été écrit avant l’année 362/1 avant J.-C., car les faits mentionnés au paragraphe 4 se rapportent à cette année-là. Combien d’années le séparent de la composition du corps de l’ouvrage, nous n’avons pas, je l’ai déjà dit, de point de repère pour le déterminer avec quelque précision.

Notre traduction de la Cyropédie a été faite sur le texte de Hertlein (Berlin, Weidmann). Nous l’avons confrontée avec l’élégante traduction de Gail, revue (à peine) par Pessonneaux (Charpentier 1873) et la traduction plus négligée de Talbot (Hachette, 1893), ainsi qu’avec la traduction anglaise de Miller (Londres, Heinemann, 1814), plus exacte que les traductions françaises, mais moins élégante. Grâce aux améliorations dont le texte a été l’objet, et aux progrès de l’exégèse chez les divers éditeurs de la Cyropédie, nous croyons avoir éliminé un nombre imposant de contre-sens et de faux sens que les traducteurs français se sont fidèlement transmis depuis Larcher jusqu’à Talbot. Si notre traduction n’a pas d’autre avantage sur celles de nos devanciers, elle a au moins, si l’amour-propre ne nous abuse pas, le mérite d’être plus exacte et plus près du texte de l’auteur.

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