XÉNOPHON

Traduction de Pierre Chambry

LA RÉPUBLIQUE DES ATHÉNIENS

NOTICE SUR LA RÉPUBLIQUE DES ATHÉNIENS

L’auteur de la République des Athéniens commence par déclarer qu’il désapprouve le régime démocratique, qui donne la puissance aux pauvres et aux méchants ; mais que, le principe admis, il se propose de démontrer que les défauts qu’on reproche au gouvernement athénien sont, au point de vue de la démocratie, des avantages.

Il est juste, dit-il, que le peuple soit favorisé, parce que c’est le peuple, en particulier le peuple du Pirée, qui fait la puissance d’Athènes. Il laisse aux riches le commandement de l’armée et des vaisseaux et se réserve les fonctions lucratives. Si la constitution favorisait au contraire les bons, c’en serait fait de la démocratie, qui leur est odieuse. Tout le monde a le droit de parler dans l’assemblée : le peuple sait en effet qu’un ignorant bien intentionné pour lui le servira mieux qu’un homme instruit, mais malveillant, et ce qui importe au peuple ce n’est pas un bon gouvernement, c’est la puissance et la liberté. Les esclaves mêmes et les métèques ont une entière liberté de parole, parce qu’on a besoin d’eux. On laisse aux riches les liturgies coûteuses ; le peuple n’y prend part que comme salarié.

Dans les villes de leurs alliés, les Athéniens sont toujours du parti populaire. Ils ne leur laissent que le nécessaire pour vivre. Ils les contraignent de venir plaider à Athènes, parce qu’ils en retirent du profit, et parce qu’ils peuvent ainsi soutenir leurs partisans. Les alliés font de la dépense à Athènes et ils sont forcés de faire la cour, non à quelques chefs, mais à tous les citoyens. Les possessions que les Athéniens ont hors de leurs frontières les contraignent à devenir d’excellents marins (ch. I).

L’état de la grosse infanterie, supérieure à celle de leurs alliés, mais inférieure à celle de leurs voisins, s’explique par la préférence que les Athéniens donnent à la marine. Par elle, ils sont maîtres des îles. Quant aux villes continentales, ils les tiennent par la crainte ou par les besoins du commerce. Grâce à leur flotte, ils peuvent ravager les côtes des pays ennemis et faire des expéditions lointaines. Si la récolte est mauvaise, ils se ravitaillent à l’étranger, ils jouissent des produits du monde entier, et ils enrichissent leur langue de termes exotiques. Le peuple est pauvre mais l’Etat sacrifie pour lui, et c’est lui qui a part aux banquets de sacrifice. Il jouit aussi des établissements publics plus que les riches. Les Athéniens tirent du dehors les matériaux propres à la construction des vaisseaux et empêchent l’ennemi de les prendre. Il ne manque à Athènes que d’être dans une île : l’Attique échapperait aux dévastations et les traîtres ne pourraient ouvrir à l’étranger les portes de la ville. N’étant pas insulaires, ils déposent leur fortune dans les îles et laissent ravager l’Attique. Dans une démocratie, les citoyens ne se croient pas tenus à garder la foi des traités, dont ils rejettent la responsabilité sur l’orateur ou l’épistate qui les ont fait voter. Le peuple ne permet pas aux poètes comiques de l’attaquer, mais il les encourage à traduire en ridicule les particuliers intrigants ou ambitieux. Il hait les honnêtes gens, parce qu’il pense que la vertu est moins propre à servir ses intérêts qu’à les contrarier. Je pardonne au peuple ses sentiments démocratiques, mais je réprouve l’oligarque qui prend le parti du peuple (ch. II).

Les affaires s’expédient lentement à Athènes ; car les fêtes sont nombreuses et le sénat ne peut suffire à la multiplicité de ses attributions, ni le peuple à juger les procès. On pourrait, il est vrai, diminuer le nombre des juges, mais ce serait les exposer à la corruption. Vouloir améliorer la démocratie par des changements importants, ce serait la détruire. Au-dehors, les Athéniens soutiennent le parti démocratique ; toutes les fois qu’ils ont fait le contraire, ils ont eu à s’en repentir. Les gens privés de leurs droits civiques sont trop peu nombreux pour faire une révolution ; ils le sont d’autant moins que c’est le peuple lui-même qui exerce les magistratures (ch. III).

Telles sont les principales idées de l’ouvrage. Il a donné lieu à bien des discussions. Nous allons les résumer. Tout d’abord la particule de liaison par laquelle l’ouvrage débute : quant à la constitution des Athéniens, semble le rattacher à la République des Lacédémoniens. Mais l’objet et l’esprit des deux opuscules sont bien différents. La République des Lacédémoniens est un véritable traité sur la constitution de Sparte ; la République des Athéniens n’est pas un exposé complet ni méthodique du sujet. L’auteur le dit lui-même : il veut simplement montrer les avantages que le peuple retire du régime démocratique. Son but est restreint à cette démonstration. D’autre part cette démonstration, comme on a pu le voir en lisant le résumé qui précède, est souvent incohérente, et il arrive souvent que les paragraphes des divers chapitres n’ont aucun rapport avec ceux qui les précèdent ou qui les suivent. On a accusé de ce désordre la vétusté des manuscrits et la négligence des scribes, et on a essayé d’y remédier. Un éditeur allemand, Kirchhoff, a cru que nous n’avions de la République des Athéniens que des fragments épars : il a rapproché ceux que la logique appelle à voisiner et il a ainsi reconstitué dix-neuf fragments. Un autre, Moritz Schmidt, acceptant l’ouvrage pour un tout complet, s’est borné à replacer les paragraphes dans un ordre plus rationnel, qui n’est pas toujours celui de Kirchhoff. Un troisième, Rettig, garde au contraire l’ordre des manuscrits, sauf pour les quatre derniers paragraphes du livre. L’éditeur français Belot déplace à la manière de Kirchhoff et de Schmidt un grand nombre de paragraphes, mais en modifiant leur classement selon ses vues.

Un autre, Wachsmuth, beaucoup plus hardi, se fondant sur la contradiction apparente qu’il y a entre les deux thèses de l’auteur, qui d’un côté se déclare oligarque et de l’autre défend la démocratie, a soutenu que notre ouvrage avait primitivement la forme d’un dialogue entre un oligarque et un démocrate. C’est une idée qu’avait eue Cobet. Wachsmuth s’en est emparé et il a restauré le dialogue avec une ingéniosité qui fait plus d’honneur à son imagination qu’à la sûreté de son jugement. Pour moi, je n’ai rien modifié à l’ordre des manuscrits, non que je le trouve régulier et cohérent, mais parce que les variations des éditeurs montrent que l’ordre qu’on peut rétablir est tout hypothétique et que rien ne prouve que les scribes aient déplacé les paragraphes. Si l’auteur n’a pas mis la dernière main à son ouvrage, ce qui est tout à fait vraisemblable, ce n’est pas à nous à nous substituer à lui.

On n’est pas plus d’accord sur le but que sur le plan de l’ouvrage. On y voit généralement une lettre d’un aristocrate athénien exilé et séjournant hors de sa patrie à un aristocrate lacédémonien. On s’appuie pour prouver que l’auteur était absent d’Athènes sur l’emploi constant de là, au lieu de ici. Si l’auteur avait composé son oeuvre dans son pays, il aurait employé ici, et non . L’argument est topique : il faut s’y rendre. On croit d’autre part que l’opuscule était une lettre à un Lacédémonien, parce qu’au chapitre I, ii, on trouve une deuxième personne qui semble désigner un destinataire lacédémonien. Voici le passage : «  Là où il y a de riches esclaves, il n’y a plus d’utilité à ce que mon esclave te craigne. C’est à Lacédémone que mon esclave te craint ; mais si ton esclave me craignait, il risquerait d’avoir à me donner son argent pour assurer sa sécurité personnelle.  » Mais ce deuxième argument ne porte pas comme le précédent. D’abord, si l’auteur s’adressait à un Spartiate réel, pourquoi aurait-il omis les formules d’usage au commencement et à la fin de sa lettre ? Pourquoi, tout au moins, ne s’adresserait-il pas à lui dès le début pour l’avertir que c’est à lui qu’il dédie ses réflexions et dans quel dessein il le fait ? Pour ma part, je ne vois dans cet emploi de la deuxième personne qu’un procédé de style, une manière plus vive et plus expressive de rendre sa pensée. Je crois d’autant plus que le pronom de la deuxième personne ne désigne qu’un interlocuteur fictif qu’au chapitre III, 5, on trouve ne croyez-vous pas qu’il faut trancher toutes ces questions ? Ce pluriel s’adresse évidemment à tout le monde, et non à un ou plusieurs interlocuteurs déterminés.

Cependant notre savant historien Belot considère que l’hypothèse d’une lettre d’un Athénien à un aristocrate lacédémonien est un fait sur lequel tout le monde est d’accord et qu’il ne reste qu’à découvrir l’expéditeur et le destinataire. Il croit les avoir trouvés dans Xénophon exilé à Scillonte et le roi de Sparte, Agésilas. Selon lui «  la République d’Athènes est une lettre, un mémoire politique adressé en ~378 par Xénophon au roi de Sparte Agésilas, afin de le détourner d’entreprendre une invasion en Attique à l’exemple de son père Archidamus, et pour lui démontrer que cette expédition n’aurait aucune chance de provoquer dans Athènes un soulèvement de l’aristocratie, ni un changement de la constitution athénienne, qu’Agésilas avait l’intention de renverser  ». (Préface de l’édition de la République d’Athènes par Belot, p. III.) Voici sur quels faits historiques il appuie son hypothèse. En ~379, Pélopidas, appuyé par une troupe d’auxiliaires athéniens, avait chassé de Thèbes la garnison lacédémonienne. L’année suivante, ~378, le roi de Lacédémone, Cléombrote, essaya vainement de venger l’injure faite à Sparte : son expédition contre Thèbes ne réussit pas ; mais il laissa à Thespies l’harmoste Sphodrias. Celui-ci, comprenant que jamais Sparte ne serait maîtresse de la Béotie, si elle ne s’emparait de l’Attique, essaya, contre la foi des traités, d’enlever le Pirée par surprise. Athènes se plaignit et les éphores rappelèrent Sphodrias pour le mettre en jugement. Mais Agésilas le fit acquitter. C’est à ce moment qu’Agésilas aurait conçu le dessein d’envahir l’Attique, et qu’il aurait consulté son ami Xénophon sur les chances de cette expédition. L’hypothèse est ingénieuse, mais elle ne repose sur aucun fait historique et aucun historien ne rapporte un seul mot d’Agésilas relatif à un tel projet. D’ailleurs il suffit de lire même superficiellement l’ouvrage pour voir que le tableau de la démocratie athénienne tel qu’il est tracé dans la République des Athéniens ne saurait s’appliquer à l’année ~ 378. C’est l’Athènes de la première période de la guerre du Péloponnèse que l’auteur a dépeinte. Athènes y est en effet présentée comme la maîtresse incontestée de la mer ; ses alliés ont été réduits au rôle de sujets, d’esclaves, dit le texte ; ils payent un tribut fixé tous les cinq ans ; ils sont contraints de venir faire juger leurs procès à Athènes ; enfin on est en guerre. Belot essaye en vain de réfuter Schneider, Kirchoff, Roscher et autres savants allemands qui avaient mis ces faits en pleine lumière. Ne pouvant nier que les passages relatifs à la maîtrise des mers ne puissent s’appliquer à l’année ~378, il prétend que Xénophon, comme tous les exilés, se reporte au temps de sa jeunesse et voit Athènes comme elle était alors, au lieu de la voir telle qu’elle est au moment où il écrit. C’est nous donner Xénophon pour un faible d’esprit et Agésilas pour un aveugle. Quel effet Xénophon pensait-il faire sur son correspondant par un tableau de la puissance d’Athènes si contraire à la réalité ? et que pouvait penser Agésilas de cette manière de raisonner du passé, quand il s’agissait du présent ? D’ailleurs cette attitude de Xénophon est en complet désaccord avec celle qu’il a, dans l’Anabase, rédigée quelques années plus tôt. Dans l’Anabase, pour décider les Dix Mille à se soumettre aux caprices d’Anaxibios et des harmostes lacédémoniens, il exalte la puissante Lacédémone et rappelle l’exemple de sa patrie vaincue et humiliée par elle. L’hypothèsfe de Belot est donc une pure imagination, et la date qu’il assigne à la République d’Athènes, ~378, est fausse. Il faut la placer avec les critiques allemands entre ~424 et ~415. Dès lors, elle n’est pas de Xénophon, qui à cette époque était encore un enfant. De qui est-elle donc ? Les uns l’ont attribuée à Critias, un des Trente Tyrans, d’autres à un rhéteur inconnu ; Ch. Morel, un critique allemand, l’attribue, à un ami de Thucydide ; Roscher, à Thucydide lui-même. L’opinion de Roscher n’est pas sans vraisemblance : car on trouve dans la République des Athéniens la même vigueur de pensée, la même indépendance d’esprit que dans l’Histoire de la guerre du Péloponnèse : il y a même beaucoup d’idées et quelques expressions communes aux deux ouvrages. Mais d’autre part le style de la République est fort différent du style de Thucydide. Il a plus de ressemblance avec celui de Xénophon. La simplicité et la monotonie des transitions (de plus, en outre), les répétitions de mots ou même de phrases, la facture de la phrase en général rappellent les procédés de Xénophon. Peut-être est-ce en raison de ces ressemblances que la République des Athéniens a été rangée dans ses oeuvres. Peut-être a-t-elle été trouvée après sa mort dans ses papiers, ce qui serait tout à fait naturel, si elle était de Thucydide, dont Xénophon avait, nous dit-on, reçu les oeuvres en dépôt.

Quoi qu’il en soit, que faut-il penser de l’ouvrage et de l’auteur ? A le prendre tel que le donnent les manuscrits, l’ouvrage a bien l’air d’être un cahier de notes et de réflexions, une sorte de canevas pour un livre projeté. Mais sous sa forme imparfaite, il révèle un auteur d’un esprit vigoureux et un observateur aussi pénétrant qu’original. Homme de parti, comme il le déclare, il ne se fait pourtant pas d’illusion sur la vertu dont il fait l’apanage exclusif du parti de l’aristocratie, auquel il appartient, et il confesse que, partout où l’aristocratie domine, elle réduit le peuple en servage et se réserve tous les avantages du pouvoir. Il s’en fait encore moins sur le peuple : «  Le peuple, dit-il (11, 19), aime ceux qui sont de son parti, fussent-ils mauvais, et il est porté à haïr les honnêtes gens ; car il pense que, par sa nature, la vertu est moins propre à servir ses intérêts qu’à les contrarier.  » Mais il sait s’élever au-dessus des préjugés de sa classe : il reconnaît le mérite des gens du peuple qui font la puissance d’Athènes ; il sait se mettre à la place de ceux qu’il critique et justifier leur conduite, au moins par leur intérêt. Quant à s’élever au-dessus de la triste réalité contemporaine, à chercher comment on pourrait concilier par la justice et la modération les droits du peuple et ceux de l’élite, c’est une chose dont il ne s’embarrasse pas. C’est un réaliste très clairvoyant, très intelligent, ce n’est ni un moraliste, ni un philosophe.

Bien qu’à notre avis la République des Athéniens ne soit pas de Xénophon, nous n’avons pas voulu la retirer de ses oeuvres, non pas seulement pour nous conformer à la vieille tradition qui adjoint la République des Athéniens à la République des Lacédémoniens, mais parce que cet ouvrage, à la fois éloge et critique de la démocratie athénienne, nous semble riche d’enseignements pour les démocraties modernes, et que, si on le laisse tomber des oeuvres de Xénophon, où il a toujours figuré, il deviendra difficile à trouver pour les lecteurs.

Pour la traduction, nous avons suivi le texte de l’excellente édition qu’en a donnée Belot (Pedone-Lauriel, 1880). Nous avons le plus souvent adopté les interprétations nouvelles qu’il en a faites et pris certaines de nos notes dans le riche et savant commentaire historique dont le texte est accompagné.


LA RÉPUBLIQUE DES ATHÉNIENS

CHAPITRE PREMIER

Le gouvernement d'Athènes n'est pas le meilleur; jamais les moyens employés par les Athéniens pour le maintenir sont excellents : ce sont le droit égal pour tous d'accéder aux magistratures et de haranguer le peuple ; c'est la mainmise sur les charges lucratives, la liberté laissée aux esclaves et aux métèques. en forçant leurs alliés à venir plaider à Athènes, ils y gagnent une foule d'avantages. En se rendant chez leurs alliés, ils se forment à l'art nautique.

1. Quant au gouvernement des Athéniens, je ne les loue pas d’avoir choisi ce système politique, parce qu’ils ont voulu en le choisissant favoriser les méchants au détriment des bons[1]. Voilà pourquoi je ne les approuve pas. Mais étant donné qu’ils en ont décidé ainsi, je me propose de démontrer qu’ils maintiennent habilement leur constitution et qu’ils ont raison de faire bien des choses que les autres Grecs prennent pour des erreurs politiques.

2. En premier lieu, je dirai qu’il est juste qu’à Athènes les pauvres et le peuple jouissent de plus d’avantages que les nobles et les riches, et la raison en est que c’est le peuple qui fait marcher les vaisseaux et qui donne à la cité sa puissance. En effet les pilotes, les chefs de manoeuvre, les commandants de pentécontores, les surveillants de la proue, les constructeurs de vaisseaux, voilà les hommes qui font la force de la cité bien plutôt que les hoplites, les nobles et les honnêtes gens. Cela étant, il paraît juste que tous aient part aux magistratures, et à celles qui se tirent au sort et à celles qui sont électives et que la parole soit accordée à tout citoyen qui la demande.

3. Quant aux charges dont dépend le salut ou la perte de l’Etat, selon qu’elles sont bien ou mal gérées, le peuple ne demande point à y accéder, et il ne se croit pas obligé de participer aux tirages au sort qui règlent les attributions des stratèges[2], ni aux fonctions de commandant de cavalerie ; car le peuple sait qu’il a avantage à ne pas exercer ces charges lui-même et à les laisser à ceux qui sont les plus capables de les remplir. Les fonctions qu’on exerce en vue d’un salaire[3] ou pour enrichir sa maison, voilà celles qui sont briguées par le peuple.

4. Il y a des gens qui s’étonnent qu’en toute occasion les Athéniens favorisent plus les méchants, les pauvres et les hommes du peuple que les bons : c’est justement en cela que paraît leur adresse à maintenir l’Etat populaire ; car le bien-être des pauvres, des gens du peuple et des classes inférieures et la multiplication des gens de cette sorte renforcent la démocratie. Si ce sont au contraire les riches et les bons qui prospèrent, la démocratie donne des armes au parti qui lui est contraire.

5. Or en tout pays les meilleurs sont contraires à la démocratie ; car c’est chez les meilleurs que l’on rencontre le moins de licence et d’injustice et la plus grande application à tout ce qui est digne d’un honnête homme ; c’est chez le peuple au contraire qu’on trouve le plus d’ignorance, de turbulence et de méchanceté, parce qu’il est entraîné davantage aux actions honteuses par la pauvreté, par le défaut d’éducation et par l’ignorance, qui, pour certains, est la conséquence du manque d’argent.

6. Il ne fallait pas, dira-t-on, permettre à tous indistinctement de parler et d’ouvrir des avis, mais seulement aux plus habiles et aux meilleurs. Cependant c’est encore une mesure fort sage de laisser parler même les méchants. Si en effet la parole et la délibération étaient le privilège des honnêtes gens, ils en useraient à l’avantage de ceux de leur classe et au désavantage du peuple, au lieu que le méchant qui veut se lever et prendre la parole découvre ce qui est bon pour lui et pour ses pareils.

7. Mais, répliquera-t-on, quelle motion utile à lui ou au peuple peut faire un homme de cette sorte ? Le peuple sait que l’ignorance et la bassesse de cet homme qui lui veut du bien lui est plus utile que la vertu et la sagesse de l’honnête homme qui lui veut du mal.

8. Il est possible qu’une cité fondée sur de telles institutions ne soit pas la meilleure ; mais elles sont les plus propres à maintenir la démocratie. Ce que le peuple veut, ce n’est pas un Etat bien gouverné où il soit esclave, mais un Etat où il soit libre et commande. Que les lois soient mauvaises, c’est le moindre de ses soucis ; car ce que vous regardez comme un mauvais gouvernement, c’est ce qui lui procure à lui la force et la liberté.

9. Si vous cherchez un bon gouvernement, vous y verrez d’abord les plus habiles donner des lois ; puis les bons châtieront les méchants ; les honnêtes gens délibéreront sur les affaires sans permettre à des fous d’ouvrir un avis, ni de parler, ni de s’assembler. Mais à la suite de ces excellentes mesures, le peuple ne tardera pas à tomber dans la servitude.

10. Quant aux esclaves et aux métèques, ils jouissent à Athènes de la plus grande licence ; on n’y a pas le droit de les frapper et l’esclave ne se rangera pas sur votre passage. Quelle est la raison de cet usage, je vais l’expliquer. Si la loi autorisait l’homme libre à frapper l’esclave, le métèque ou l’affranchi, il lui arriverait souvent de prendre un Athénien pour un esclave et de le frapper ; car l’homme du peuple à Athènes n’est pas mieux habillé que les esclaves et les méthèques et n’a pas meilleure apparence qu’eux.

11. Si l’on s’étonne aussi qu’on laisse les esclaves vivre dans le luxe à Athènes, quelques-uns même mener un train magnifique, on peut voir que c’est l’effet d’un calcul. Dans un pays dont la marine fait la puissance, l’intérêt de notre fortune nous oblige à de grands ménagements pour nos esclaves, si nous voulons toucher les redevances qu’ils perçoivent pour nous[4], et nous sommes obligés de leur laisser la liberté. Or là où il y a de riches esclaves, il n’y a plus d’utilité à ce que mon esclave te craigne. C’est à Lacédémone que mon esclave te craint ; mais si ton esclave me craignait, il risquerait d’avoir à me donner son argent pour assurer sa sécurité personnelle.

12. Voilà pourquoi nous avons accordé même aux esclaves vis-à-vis des hommes libres la même franchise de parole qu’à eux.

Nous l’avons donnée de même aux métèques vis-à-vis des citoyens, parce que l’Etat a besoin des métèques pour une foule de métiers et pour sa marine. C’est cela qui justifie la liberté de parole que nous avons laissée aux métèques aussi.

13. Le peuple athénien a retiré le pouvoir à ceux qui s’adonnent à la gymnastique et cultivent la musique[5], non que cette éducation ne lui paraisse pas belle, mais parce qu’il se reconnaît incapable de se livrer à ces études. Sa conduite est tout autre relativement aux fonctions de chorèges[6], de gymnasiarques et de triérarques. Ils voient les riches prendre les chorégies, tandis que le peuple y figure sous leurs ordres, il les voit armer des galères et présider aux fêtes gymnastiques, tandis que les gens du peuple y font le service de matelots et de coureurs. Le peuple veut donc gagner de l’argent en chantant, en courant, en dansant, en naviguant sur les vaisseaux de l’Etat, afin d’augmenter son avoir et de diminuer celui des riches. Dans les tribunaux, il s’inquiète moins de la justice que de ses propres intérêts.

14. En ce qui concerne les alliés, les Athéniens qui prennent la mer pour se rendre chez eux semblent animés d’un esprit de chicane et de haine contre les honnêtes gens, parce qu’ils savent que celui qui commande doit s’attendre à la haine de celui qui est commandé[7], et que, si les riches et les puissants deviennent les plus forts dans les cités, la souveraineté populaire n’aura plus guère de temps à vivre à Athènes. C’est pour cela qu’ils privent les honnêtes gens de leurs droits civiques, confisquent leurs biens, les exilent, les mettent à mort, tandis qu’ils élèvent des hommes de rien. Au contraire, l’aristocratie athénienne soutient l’aristocratie dans les cités confédérées, parce qu’elle sait qu’il est de son intérêt de conserver l’aristocratie des cités, chaque fois qu’elle le peut.

15. On pourrait prétendre que ce serait une force pour Athènes d’avoir des alliés en état de lui fournir des subsides ; mais les démocrates croient qu’il vaut mieux que chaque Athénien en particulier fasse main basse sur les biens des alliés et ne leur laisse que ce qu’il faut pour vivre et travailler la terre, afin qu’ils soient dans l’impuissance de comploter.

16. Il semble que la démocratie athénienne soit aussi mal inspirée, quand elle oblige les alliés à passer la mer pour venir à Athènes faire juger leurs procès ; mais elle calcule de son côté tout ce que le peuple d’Athènes en retire d’avantages. D’abord, toute l’année, il reçoit son salaire de la caisse où sont consignés les frais de justice[8] ; ensuite, en restant tranquillement chez lui, sans faire sortir de vaisseau du port, il gouverne les cités confédérées, et dans ses tribunaux il soutient ceux du parti démocratique et perd ceux du parti adverse. Si chaque cité pouvait faire juger ses procès chez elle, les alliés, animés comme ils le sont contre les Athéniens, perdraient ceux d’entre eux qui sont les plus attachés à la démocratie athénienne.

17. Le peuple d’Athènes trouve encore d’autres avantages à traduire les alliés devant les tribunaux de la ville. D’abord la taxe du centième[9] qui se lève au Pirée rapporte plus à l’Etat ; ensuite celui qui a une maison à louer, en retire un plus gros loyer ; il en est de même pour celui qui loue un attelage ou un esclave ; enfin les crieurs publics font mieux leurs affaires grâce au séjour des alliés dans la ville.

18. Ce n’est pas tout : si les alliés ne venaient point plaider à Athènes, ils n’honoreraient parmi les Athéniens que ceux qui se rendraient chez eux, les stratèges, les triérarques et les députés. Au contraire, chacun des alliés est forcé de flatter le peuple athénien ; car il sait qu’en venant à Athènes il devra subir ou obtenir une sentence, non point de quelques juges particuliers, mais du peuple même, conformément à l’usage d’Athènes. Il est obligé de se présenter en suppliant dans les tribunaux et à l’entrée de chaque juge, de lui prendre la main. Aussi sont-ils devenus les sujets plutôt que les alliés du ppaple athénien.

19. Il y a plus : grâce à leurs possessions hors des frontières et aux charges qu’ils vont exercer outre-mer, les Athéniens ont appris insensiblement, eux et leur suite, le maniement de la rame ; car un homme qui navigue souvent ne peut se dispenser de prendre la rame, lui et son esclave, ni d’apprendre les termes de l’art nautique.

20. Il se forme ainsi de bons pilotes par l’expérience de la mer et par l’exercice. Ils s’exercent en gouvernant les uns une barque, les autres un vaisseau de charge ; il y en a qui passent de là sur une trière. La plupart d’entre eux, dès qu’ils montent sur un vaisseau, sont capables de le manoeuvrer, parce qu’ils s’y sont exercés d’avance pendant toute leur vie.


CHAPITRE II

L’état de l’infanterie des Athéniens s’explique par la préférence qu’ils donnent à leur marine, dont ils retirent un grand nombre d’avantages. Établissements publics en faveur des pauvres. Richesse qu’Athènes retire du commerce. D ésavantages pour Athènes d’être dans un état continental, pourquoi les traités conclus avec une démocratie sont peu stables. Les Athéniens permettent aux poètes comiques de ridiculiser, non le peuple, mais les particuliers.

1. Le corps des hoplites, qui paraît être à Athènes moins bien organisé que tout le reste, est maintenu à dessein dans cet état d’imperfection. Les Athéniens savent bien qu’ils sont inférieurs aux hoplites ennemis, en qualité et en nombre ; mais ils sont supérieurs même sur terre aux alliés qui leur payent tribut et ils pensent que leur corps d’hoplites est suffisant, s’ils sont plus forts que leurs alliés.

2. En outre, la fortune leur a donné un autre avantage. Sur le continent, les peuples soumis à un autre peuvent se rassembler de plusieurs villes pour combattre ensemble ; mais les sujets d’une puissance maritime qui habitent des îles ne peuvent concentrer leurs forces sur un seul point ; car la mer les sépare et leurs maîtres ont l’empire de la mer. Supposé même que les insulaires se rassemblent secrètement dans une seule île, ils y périraient de faim.

3. Toutes les villes du continent qui sont sous la domination des Athéniens sont gouvernées, les grandes par la crainte, les petites par le besoin ; car il n’est pas de cité qui n’ait besoin d’importer ou d’exporter, ce qui lui sera impossible, si elle n’obéit pas aux maîtres de la mer.

4. Ensuite les maîtres de la mer peuvent faire ce que font les maîtres du continent, je veux dire ravager à l’occasion les terres d’ennemis plus forts qu’eux. Ils sont libres en effet d’aborder sur des côtes où il n’y a que peu ou point d’ennemis, sauf à se rembarquer et à prendre le large, si l’ennemi paraît ; et ces opérations offrent moins de difficultés que d’accourir par terre à la rescousse.

5. Ensuite les maîtres de la mer peuvent s’éloigner autant qu’il leur plaît de leur pays ; mais ceux qui dominent sur terre ne peuvent pas s’avancer loin du leur à une distance de plusieurs jours, parce que les marches sont lentes et qu’on ne peut pas emporter des provisions pour longtemps,, quand on va à pied. L’armée qui fait route à pied doit passer par un pays ami, ou s’ouvrir un passage les armes à la main ; celle qui va par mer peut, si elle tombe sur un ennemi plus fort, s’éloigner de la côte et la longer jusqu’à ce qu’elle arrive en pays ami ou en face d’un ennemi plus faible qu’elle.

6. Ensuite les fléaux dont Zeus frappe les récoltes sont désastreux pour ceux qui dominent sur terreymais faciles à supporter pour les maîtres de la mer. Car tous les pays ne sont pas atteints en même temps, de sorte que les pays qui ont de bonnes récoltes envoient leurs produits aux maîtres de la mer.

7. S’il faut encore mentionner des détails moins importants, c’est grâce à l’empire de la mer, qui les met en rapport avec d’autres peuples, qu’ils ont trouvé de quoi varier le service de leurs tables. Tout ce qu’il y a de délicieux en Sicile, en Italie, à Chypre, en Egypte, en Lydie, dans le Pont, dans le Péloponnèse ou dans tout autre pays, tout cela afflue sur un même marché, grâce à l’empire de la mer[10].

8. Ensuite, comme ils entendent parler toute sorte de langues, ils ont pris de celle-ci telle expression, de celle-là telle autre. Les autres Grecs, dans leur langage, dans leur régime, dans leur habillement sont plus attachés aux usages locaux ; mais les Athéniens ont incorporé à leur langue des éléments pris partout, aux Grecs et aux barbares.

9. Passons aux sacrifices, aux temples, aux fêtes, aux enclos sacrés. Reconnaissant qu’il n’est pas possible à chacun des pauvres de célébrer des sacrifices et des banquets, d’avoir des temples et tout ce qui fait la beauté et la grandeur de la ville qu’il habite, le peuple a imaginé un moyen de se procurer ces avantages. L’Etat sacrifie, aux frais du trésor, une grande, quantité de victimes, et c’est le peuple qui prend part aux banquets et se partage les victimes en les tirant au sort.

10. Des gymnases, des bains, des vestiaires, les riches, du moins quelques-uns d’entre eux, en ont dans leur maison. Mais le peuple se fait construire pour lui-même aux frais de l’Etat un grand nombre de palestres, de vestiaires, de salles de bain, et la plèbe en jouit plus que l’aristocratie et les riches.

11. Seuls les Athéniens sont à même de réunir dans leurs mains les richesses des Grecs et des barbares. Si un Etat est riche en bois propres à la construction des vaisseaux, où les vendra-t-il, s’il ne s’entend pas avec le peuple qui est maître de la mer ? Et si une cité est riche en fer, en cuivre, en lin, où les vendra-t-elle, si elle ne s’entend pas avec le maître de la mer ? Or c’est de ces produits mêmes que je construis mes vaisseaux. D’un pays je tire les bois, d’un autre le cuivre ; celui-ci me fournit le fer, celui-là le lin, celui-là la cire.

12. J’ajoute que, si nos rivaux veulent importer ces produits autre part qu’à Athènes, ou nous empêcherons ce commerce ou, pour le faire, ils ne se serviront pas de la voie de mer. Pour moi, sans me donner aucune peine, je fais venir du continent tous ces produits par voie de mer. Mais aucune autre cité n’en possède deux ensemble ; les bois et le lin ne se trouvent pas dans la même, et là où abonde le lin, le pays est plat et sans bois. Le cuivre et le fer ne viennent pas non plus du même pays. Il en est de même des autres produits ; aucune cité n’en réunit deux ou trois ensemble ; l’un se trouve ici, l’autre ailleurs.

13. J’ajoute encore qu’il n’y a pas de continent le long duquel on ne rencontre soit un promontoire, soit une île adjacente, soit un détroit. On peut y croiser, quand on est maître de la mer et piller les habitants du continent.

14. Un seul avantage manque aux Athéniens. Si, avec leur supériorité maritime, ils demeuraient dans une île, ils pourraient, à leur gré, faire du mal à leurs ennemis sans crainte de représailles, tant qu’ils auraient l’empire de la mer[11] ; ils ne verraient ni leur territoire saccagé, ni l’ennemi dans leurs murs. Mais, étant donné leur situation, les propriétaires fonciers et les riches sont plus disposés que les autres à se soumettre aux ennemis. Le peuple, au contraire, qui sait bien qu’on ne lui brûlera ni ne saccagera rien de ce qu’il possède, vit sans rien craindre et sans capituler.

15. En outre ils seraient délivrés d’une autre crainte, s’ils habitaient une île, celle de voir la cité trahie par les oligarques, leurs portes ouvertes et l’ennemi introduit dans leurs murs ; car comment une telle surprise serait-elle possible, si Athènes était dans une île ? On ne verrait pas non plus de factions parmi le peuple, s’il habitait une île. Située sur le continent, si la ville est en proie aux factions, c’est que les factieux ont l’espoir d’y faire entrer les ennemis par terre. S’ils habitaient une île, les Athéniens n’auraient rien à craindre non plus de ce côté.

16. Mais comme ils n’ont pas eu la chance de fonder leur ville dans une île, voici ce qu’ils font. Confiants dans leur supériorité maritime, ils déposent leur fortune dans les îles[12] et laissent ravager l’Attique, parce qu’ils comprennent que, s’ils en ont pitié, ils perdront d’autres biens plus importants.

17. Parlerai-je des traités d’alliance et des serments ? Les gouvernements oligarchiques sont obligés d’y rester fidèles. S’ils manquent aux conventions et mie les alliés cherchent à qui s’en prendre du tort qui leur est fait, on ne peut leur donner d’autres noms que ceux des oligarques qui les ont conclues[13]. Il en est autrement des traités faits par le peuple lui-même : chaque citoyen peut en rejeter la responsabilité sur l’orateur qui a soutenu la proposition ou sur le président qui l’a mise aux voix. Il peut les désavouer et dire qu’il n’était pas présent à l’assemblée et qu’il n’approuve pas, pour son compte, les conventions votées. Si l’on pose alors devant une nombreuse assemblée du peuple cette question : «  N’y a-t-il pas eu un décret sanctionnant cette convention ?  » chacun imagine mille prétextes pour se dispenser d’exécuter ce dont le peuple ne veut plus. S’il résulte quelque malheur des décisions du peuple, le peuple en accuse un petit nombre d’hommes, dont l’opposition a gâté l’affaire ; s’il en résulte du bien, les citoyens s’en attribuent à eux-mêmes le mérite.

18. Il n’est pas permis aux poètes comiques de se moquer ni de médire du peuple ; car il craint pour sa réputation. Mais si un poète veut attaquer un simple particulier, le peuple le laisse faire, sachant bien qu’on ne joue pour l’ordinaire ni un homme du peuple ni un citoyen quelconque, mais un riche, un noble ou un puissant. Quelquefois pourtant la comédie attaque des pauvres ou des gens du peuple ; mais alors ce sont des intrigants ou des ambitieux qui veulent plus que le peuple, espèce d’hommes qu’on n’est pas fâché de voir tourner en ridicule.

19. On peut donc affirmer, selon moi, que le peuple à Athènes sait distinguer parmi les citoyens les honnêtes gens des mauvais. Mais, tout en les distinguant, il aime ceux qui sont de son parti et servent ses intérêts, fussent-ils mauvais, et il est porté à haïr les honnêtes gens, car il pense que, par sa nature, la vertu est moins propre à servir ses intérêts qu’à les contrarier. Le contraire se voit cependant : il y a des gens qui sont réellement du peuple par leur naissance, mais qui ne sont pas démocrates.

20. Pour moi, j’excuse le peuple d’être démocrate ; car tout le monde est excusable de rechercher son avantage ; mais celui qui, n’étant pas du peuple, aime mieux vivre dans une cité démocratique que dans une oligarchique a dessein de faire le mal. Il sait qu’il est plus facile de cacher ses vices dans un Etat démocratique que dans un Etat oligarchique.


CHAPITRE III

LENTEUR

Lenteur dans l'expédition des affaires, augmentée encore par le grand nombre des fêtes. Pourquoi les athéniens sont toujours du parti de la populace dans les cités étrangères. Pourquoi les citoyens flétris ne sont pas redoutables à Athènes.

1. Je n’approuve pas le système politique des Athéniens ; mais puisqu’il leur a plu d’adopter le régime démocratique, j’avoue qu’ils le maintiennent fort bien en se gouvernant d’après les principes que j’ai exposés.

Mais il est encore un point sur lequel je vois qu’on critique les Athéniens, c’est que chez eux, quand on présente une requête au sénat ou au peuple, on attend parfois toute une année sans pouvoir obtenir de réponse. La seule cause de ce retardement, c’est la multitude des affaires qui les empêche de satisfaire tous les solliciteurs.

2. Comment le pourraient-ils, quand tout d’abord ils ont plus de fêtes à célébrer qu’aucune cité de la Grèce, et que pendant ces fêtes il y a des affaires publiques qu’il n’est guère possible d’expédier ; quand ensuite ils ont à juger plus de procès civils, d’affaires d’intérêt public et de redditions de compte qu’on n’en juge dans le reste du monde, quand d’autre part le sénat doit régler tant de questions relatives à la guerre, tant de questions relatives à la rentrée des impôts, tant de questions relatives à la législation, tant d’affaires concernant l’administration journalière, tant d’affaires concernant les alliés, quand il lui faut en outre percevoir le tribut et s’occuper des arsenaux de la marine et des temples ? Qu’y a-t-il d’étonnant que les Athéniens, surchargés de tant d’affaires, soient hors d’état de répondre à toutes les requêtes ?

3. Certains prétendent que si l’on se présente au sénat ou au peuple, l’argent à la main, on est sûr d’une réponse. Pour moi, je conviens avec eux qu’avec de l’argent on fait bien des choses à Athènes, et qu’on en ferait encore davantage, si les donneurs d’argent étaient plus nombreux encore. Mais je n’en suis pas moins convaincu que l’Etat, vu la multitude des solliciteurs, est incapable d’expédier toutes les affaires, quand même on donnerait aux Athéniens tout l’or et tout l’argent du monde.

4. Il y a encore d’autres cas à juger, par exemple ceux des triérarques qui n’équipent point leur galère, ou des gens qui bâtissent sur le terrain public. Il faut aussi rendre la justice aux chorèges nommés pour les Dionysies, les Thargélies[14], les Panathénées, les fêtes de Prométhée et celles d’Héphaïstos ; c’est une obligation qui revient tous les ans. On nomme annuellement quatre cents triérarques et il faut faire une session annuelle pour ceux qui réclament[15]. En outre il faut examiner les magistrats désignés et trancher les contestations relatives à leur nomination, examiner les orphelins[16], et nommer les gardiens des prisons, toutes occupations qui reviennent chaque année.

5. De temps à autre il faut juger les réfractaires et tous les autres délits qu’on ne peut prévoir, tous les crimes extraordinaires et les actes d’impiété. Et je laisse de côté beaucoup d’autres cas ; mais j’ai dit l’essentiel, sauf la répartition du tribut, qui généralement se fait tous les quatre ans. Eh bien, ne pensez-vous pas qu’il est indispensable de trancher toutes ces affaires ?

6. On pourrait dire qu’il n’est pas nécessaire de tout trancher sur-le-champ ; mais si l’on convient qu’il est nécessaire cependant que tout soit jugé, il est indispensable que ce soit dans l’année, car, même en jugeant toute l’année, comme ils le font, les tribunaux ne suffisent pas à la répression des crimes, à cause de la multitude des justiciables.

7. Eh bien, dira quelqu’un, s’il faut que les Athéniens jugent, ils n’ont qu’à diminuer le nombre des juges. Mais s’ils multiplient les tribunaux et mettent moins de juges dans chacun, il s’ensuivra fatalement que les juges, étant moins nombreux, seront plus faciles à circonvenir et à corrompre et que les jugements seront beaucoup moins justes.

8. En outre il faut songer que les Athéniens doivent célébrer des fêtes pendant lesquelles on ne peut pas rendre la justice et qu’ils en célèbrent deux fois plus que les autres peuples. Mais supposons qu’ils n’en célèbrent pas plus que l’Etat qui en a le moins. Dans cette supposition, je dis encore qu’il est impossible que l’administration athénienne soit autre qu’elle n’est aujourd’hui, à moins qu’on ne puisse y faire peu à peu des retranchements et des additions. Mais il est impossible d’y apporter des modifications importantes, si l’on ne veut pas porter atteinte à la démocratie.

9. Pour améliorer la constitution, on peut imaginer bien des systèmes ; mais réussir à l’améliorer dans une mesure suffisante, tout en gardant la démocratie, voilà qui n’est pas facile, à moins comme je le disais tout à l’heure d’y procéder peu à peu par additions ou retranchements.

10. Les Athéniens paraissent encore mal inspirés en ce que, dans les cités divisées, ils prennent le parti des classes inférieures. Mais ils le font par calcul ; car s’ils prenaient le parti des classes supérieures, ils soutiendraient des gens animés de sentiments contraires aux leurs ; car en aucun Etat les honnêtes gens ne sont favorables à la démocratie ; c’est la populace qui dans chaque cité sympathise avec les démocrates. Voilà pourquoi les Athéniens soutiennent ceux dont les sentiments s’accordent aux leurs.

11. Toutes les fois qu’ils ont essayé de soutenir l’aristocratie, ils n’ont pas eu à s’en louer et le peuple n’a pas tardé à devenir esclave. Le secours porté aux Béotiens[17]... Une autre fois, quand ils prirent le parti de l’aristocratie de Milet, le résultat ne se fit guère attendre, et, après une sorte de sécession, ils mutilèrent la démocratie[18]. Enfin, lorsqu’ils prirent parti pour les Lacédémoniens, au lieu des Messéniens[19], peu de temps après les Lacédémoniens, ayant subjugué les Messéniens, firent la guerre à Athènes.

12. On pourrait croire que personne à Athènes ne perd injustement ses droits civiques. Je reconnais qu’il y en a qui ont été injustement privés de leurs droits, mais ils sont en petit nombre. Or ce n’est pas avec un petit nombre qu’on peut attaquer la démocratie athénienne. D’ailleurs c’est un fait reconnu que l’esprit d’entreprise n’est pas le fait d’hommes condamnés justement, mais d’hommes injustement condamnés.

13. Comment donc pourrait-on croire que beaucoup d’hommes soient justement écartés des charges publiques à Athènes, où c’est le peuple qui les exerce ? L’injustice dans l’exercice d’une magistrature, un langage ou une conduite contraire aux lois, telles sont les fautes pour lesquelles on est dégradé à Athènes. Quand on réfléchit à cela, on ne peut pas croire qu’Athènes ait rien à craindre des citoyens qu’on a privés de leurs droits civils.


[1] Ces termes de méchants et de bons désignent dans la langue politique des Grecs la plèbe et l’aristocratie.
[2] Les dix stratèges étaient nommés à l’élection ; mais on tirait au sort la tribu que chacun d’eux aurait à commander, le rang qu’il tiendrait dans le conseil de ses collègues, soit pour parler, soit pour voter, son tour de présider ou de remplir certaines fonctions administratives ou militaires.
[3] Les sénateurs recevaient une drachme par jour, et les citoyens qui assistaient à l’assemblée ou siégeaient dans un tribunal touchaient une indemnité de trois oboles.
[4] D’après   Belot,   l’auteur   désigne   ici   certains   esclaves   qui s’étaient enrichis comme intendants. Ils s’embarquaient pour aller recueillir, au nom des propriétaires athéniens, les revenus de leurs fermes d’outre-mer. Ils faisaient payer le prix des esclaves loués comme ouvriers. Ils exigeaient les redevances dues par les esclaves travaillant à leur compte.
[5] La musique  comprenait chez les  Grecs,  avec  la musique proprement dite, toute l’éducation scientifique et littéraire donnée aux hommes libres. La phrase de notre auteur signifie donc que l’aristocratie, qui seule recevait une éducation libérale complète, a dû céder le pouvoir au peuple.
[6] Chacune des dix tribus nommait chaque année ses chorèges, ses gymnasiarques, ses triérarques. Les chorèges recrutaient et dressaient les choeurs et leur fournissaient la nourriture et les costumes. Les gymnasiarques exerçaient, payaient, habillaient et nourrissaient les lutteurs et les coureurs qui figuraient dans les fêtes, en particulier dans les courses aux flambeaux (lampadarchies). Les triérarques étaient chargés d’équiper les vaisseaux dont l’Etat ne fournissait que la carcasse et la mâture. Un des stratèges choisissait chaque année ceux des triérarques qui devaient être de service et assignait à chacun d’eux sa trière et ses fonctions.
[7] Cf. Thucydide, III, 37, où Cléon dit : « Vous ne réfléchissez point que votre domination est une tyrannie imposée à des hommes qui conspirent contre elle et n’obéissent qu’à la contrainte. » (Traduction Zévort).
[8] Les plaideurs versaient d’avance les frais de justice, appelés prytanies, parce qu’ils avaient d’abord été employés à payer la nourriture des prytanes. C’est sur ces prytanies qu’on payait les juges.
[9] Le centième était un droit de port ou d’ancrage proportionné à la valeur de la cargaison ou peut-être au tonnage du navire.
[10] Cf. Thucydide II, 38 (discours de Périclès) : « L’importance de notre ville y fait affluer les denrées de toute la terre, de telle sorte que même les produits de l’étranger sont pour nous d’un usage tout aussi facile et habituel que ceux de notre propre territoire. »
[11] C’est à peu près ce que Périclès dit aux Athéniens : « C’est une grande chose que l’empire de la mer. Examinez plutôt : si nous étions insulaires, quelle puissance serait plus inexpugnable ? » (Thucydide I, 143.)
[12] Cf. Thucydide II, 14. « Les Athéniens transportèrent à la ville leurs enfants, leurs femmes et tous les objets à leur usage qui garnissaient les habitations. Ils enlevèrent jusqu’à la charpente des maisons. Les troupeaux et les bêtes de somme furent envoyés en Eubée et dans les îles adjacentes. »
[13] J’ai suivi ici et un peu plus bas : Si l’on pose alors... le texte de Belot.
[14] Les Thargélies se célébraient le 6 de thargélion (mai) en l’honneur d’Apollon et d’Artémis.
[15] Un citoyen désigné comme triérarque pouvait prétendre que la charge revenait à un citoyen plus riche que lui, et proposer si celui-ci la refusait, l’antidosis ou échange de biens. L’affaire était portée devant le stratège compétent qui essayait d’arranger l’affaire à l’amiable. S’il n’y parvenait point, elle était portée devant un tribunal composée de 201 héliastes.
[16] La docimasie, ou examen des orphelins, était une enquête sur leur intelligence et leur état civil par une commission judiciaire, pour savoir s’ils avaient la capacité et l’âge requis (18 ans) pour prendre des mains de leur tuteur l’administration de leurs biens.
[17] Il est tombé ici une ligne ou deux, et il est difficile de dire à quel fait historique il est fait allusion. Belot suppose qu’il s’agit de services rendus aux aristocraties béotiennes et érétriennes par le tyran Pisistrate, et de l’aide qu’elles lui donnèrent pour asservir sa patrie.
[18] Belot prétend qu’il s’agit de la révolte de Milet en 412, que le parti oligarchique d’accord avec Alcibiade provoqua cette révolte et mutila la démocratie.
[19] Il s’agit de la troisième guerre de Messénie (464-455) où Cimon se porta au secours des Lacédémoniens qui, se défiant des Athéniens, le renvoyèrent. L’auteur rapporte ici les faits peu exactement.