Le genre humain avait perdu ses titres : Montesquieu les a retrouvés, et les lui a rendus.
VOLTAIRE.
Si toutes les nations de lEurope, enfin réunies par lintérêt de lhumanité et la fatigue de la guerre, voulaient élever un monument de leur réconciliation, et choisir un grand homme dont limage, consacrée dans ce temple nouveau, parût un symbole de justice et dalliance, elles ne le chercheraient ni parmi les héros ni parmi les rois quelles admirent. Sans doute, on ne pourrait pas introduire dans le sanctuaire de la paix la statue dun capitaine fameux, quand même on en trouverait un seul qui neût jamais entrepris de guerres injustes ; on ny recevrait pas un de ces politiques profonds qui, par leur génie, ont fait la grandeur de leur pays ; car il ne sagirait pas alors de la grandeur dun État, mais du repos de lEurope ; on naccueillerait, pas même limage révérée des plus grands rois : ils ont quelquefois sacrifié lintérêt de lhumanité à celui de leurs peuples, ou plutôt de leur gloire ; et cest à lhumanité quon voudrait élever un monument.
Mais si lEurope avait produit un sage dont la gloire fût un titre pour le genre humain, et dont les honneurs, au lieu de flatter une vanité nationale, paraîtraient un hommage décerné par tous les peuples au génie qui les éclaire, un philosophe assez profond pour nêtre pas novateur, qui eût bien mérité de tous les siècles par des ouvrages composés avec tant de prévoyance et de réserve, que, sans avoir pu jamais servir de prétexte aux révolutions, ils pourraient en épurer les résultats, et devenir lexplication et lapologie la plus éloquente de cette liberté sociale, quils nont pas imprudemment réclamée ; si ce grand homme avait à la fois recommandé le patriotisme et lhumanité ; sil avait flétri le despotisme dun opprobre aussi durable que la raison humaine ; sil avait montré ce lien de politique qui doit rapprocher tous les peuples, et changer le but de lambition, en rendant le commerce et la paix plus profitables que ne létait autrefois la conquête ; sil avait modéré son siècle et devancé le siècle présent ; si son ouvrage était le premier dépôt de toutes les idées généreuses, qui ont résisté à tant de crimes commis en leur nom : ne serait-ce pas limage de ce véritable bienfaiteur de lEurope, ne serait-ce pas limage de Montesquieu, quil faudrait aujourdhui placer dans le temple de la paix, pu dans le sénat des rois qui lont jurée ?
Avant de considérer Montesquieu sous ce noble aspect, avant dadmirer en lui le publiciste des peuples civilisés, nous devons chercher dans ses premiers ouvrages par quels degrés il sest élevé si haut. Il sied mal, je ne lignore pas, de vouloir diviser en plusieurs parties le génie dun homme supérieur. Le fond de ce génie, cest toujours loriginalité, attribut simple et unique sous des formes quelquefois très variées ; mais un homme supérieur se livre à des impressions ou à des études diverses qui lui donnent autant de caractères nouveaux.
Montesquieu a été tour à tour le peintre le plus exact et le plus piquant modèle de lesprit du XVIlIe siècle, lhistorien et le juge des Romains, linterprète des lois de tous les peuples ; il a suivi son siècle, ses études, et son génie. Les peintures spirituelles et satiriques des Lettres persanes feront pressentir quelques-uns des défauts quon reproche à lEsprit des Lois ; mais nous y verrons percer les saillies dune raison puissante et hardie, qui ne peut se contenir dans les bornes dun sujet frivole, et franchit dabord les points les plus élevés des disputes humaines.
Le plus beau triomphe dun grand écrivain serait de dominer ses contemporains, sans rien emprunter de leurs opinions et de leurs moeurs, et de plaire par la seule force de la raison ; mais le désir impatient de la gloire ne permet pas de tenter ce triomphe, peut-être impossible ; et les hommes qui doivent obtenir le plus dautorité sur leur siècle, commencent par lui obéir. Telle est cette influence, que les mêmes génies, transportés à dautres époques, changeraient le caractère de leurs écrits, et que louvrage le plus original porte la marque du siècle, autant que celle de lauteur.
Montesquieu, nourri dans létude austère des lois, et revêtu dune grave magistrature, publie, en essayant de cacher son nom, un ouvrage brillant et spirituel, où la hardiesse des opinions nest interrompue que par les vives peintures de lamour. Un nouveau siècle a remplacé le siècle de Louis XIV ; et le génie de cette époque naissante anime les Lettres persanes : vous le retrouverez là plus étincelant que dans les écrits mêmes de Voltaire : cest le siècle des opinions nouvelles, le siècle de lesprit. Lennui dune longue contrainte imposée par un grand monarque, dont la piété sattristait dans la vieillesse, et le malheur, les folies dun gouvernement corrupteur et dun prince aimable, tout avait répandu dans la nation un goût de licence et de nouveauté qui favorisait cette faculté heureuse à laquelle les Français ont donné, sans doute dans leur intérêt, le nom même de lesprit, quoiquelle nen soit que la partie la plus vive et la plus légère. Cest le caractère dont brillent, au premier coup doeil, les Lettres persanes. Cest la superficie éblouissante dun ouvrage quelquefois profond. Portraits satiriques, exagérations ménagées avec un air de vraisemblance, décisions tranchantes appuyées sur des saillies, contrastes inattendus, expressions fines et détournées ; langage familier, rapide et moqueur ; toutes les formes de lesprit sy montrent, et sy renouvellent sans cesse. Ce nest pas lesprit délicat de Fontenelle, lesprit élégant de la Motte : la raillerie de Montesquieu est sentencieuse et maligne comme celle de La Bruyère ; mais elle a plus de force et de hardiesse. Montesquieu se livre à la gaieté de son siècle ; il la partage, pour mieux la peindre : et le style de son ouvrage est à la fois le trait le plus brillant et le plus vrai du tableau quil veut tracer. La Bruyère, se plaignant (Note ext 1) dêtre renfermé dans un cercle trop étroit, avait esquissé des caractères, parce quil nosait peindre des institutions et des peuples : Montesquieu porte plus haut la raillerie. Ses plaisanteries sont la censure dun gouvernement ou dune nation. Réunissant ainsi la grandeur des sujets et la frivolité hardie des opinions et du style, il peint encore les Français par sa manière de juger tous les peuples.
Linvention des Lettres persanes était si facile, que lauteur lavait dérobée sans scrupule, et même sur un écrivain trop ingénieux pour être oublié. Mais, dans ce cadre vulgaire, avec plus desprit que Dufresny, Montesquieu pouvait jeter de la passion et de léloquence ; et quelquefois le génie du législateur se révélait au milieu des témérités du scepticisme et des jeux dune imagination riante et libre. Le maître de Platon, le précepteur de la sagesse antique, avant de corriger les erreurs des hommes, avait cultivé les arts. Mais la grave antiquité remarqua toujours que les statues des trois Grâces qui sortirent du ciseau de Socrate jeune encore, étaient à demi voilées. Montesquieu na point imité cette pudeur. Nous noserons pas dire que, préoccupé du soin de retracer les coutumes des peuples, lauteur des Lettres persanes se montrait seulement historien et moraliste dans la vive peinture de lamour oriental ; ou, sil en est ainsi, nous avouerons quil a porté bien loin lemploi de cet art ingénieux qui soutient lintérêt de la fiction par la vérité des moeurs. Mais avec quel charme cette vérité des moeurs ne sunit-elle pas quelquefois sous sa plume à des images chastes et passionnées ? Un de ces Parsis proscrits sur leur terre natale retrace, avec lexemple des grandes injustices de la société corrompue, le tableau de lamour dans la simplicité des moeurs patriarcales. Le peintre qui reproduit avec tant de force la corruption sans politesse et le grossier despotisme de lOrient, la corruption spirituelle et raffinée de lEurope, se plaît à ces images puisées dans les moeurs poétiques de la société primitive.
On peut observer que les plus sérieux philosophes ont cherché dans les rêves de leur imagination le dédommagement des tristes connaissances quils avaient acquises sur la vie humaine : comme si, plus on avait étudié ce monde incorrigible, plus on sélançait vers un autre monde, dont toutes les lois et toute lhistoire sont à la disposition dun coeur vertueux. Après avoir éprouvé les caprices de la démocratie et ceux du despotisme, après avoir vu dans Athènes des hommes libres souillés par la mort dun juste, Platon soccupait, tantôt à rêver lAtlantide, tantôt à préparer les institutions de son impraticable république. Tacite, pour se consoler de la peinture trop fidèle de Rome, embellissait lhistoire dune peuplade sauvage, et faisait sortir la sagesse et la vertu de ces forêts qui cachaient encore la liberté. Morus et Harrington, dans des jours de fanatisme et de fureur, décrivaient le bonheur dun État libre et sans factions, où la plus parfaite sécurité sunirait à la plus parfaite indépendance.
Des illusions plus instructives et plus vraisemblables ont inspiré à Montesquieu lépisode des Troglodytes, de ce peuple si malheureux, quand il est insociable, qui passe du crime à la ruine, se renouvelle par les bonnes moeurs, et, trop tôt fatigué de ne devoir sa félicité quà lui-même, va chercher dans lautorité dun maître un joug moins pesant que la vertu. Ces trois périodes, admirablement choisies, présentent tout le tableau de lhistoire du monde. Mais ce qui honore la sagesse de Montesquieu, cest quils renferment le plus bel éloge de la vie sociale. Tandis que Rousseau prononce anathème contre le premier auteur de la société, tandis que, par amour de lindépendance, il veut arracher les premières bornes qui, posées autour dun champ, furent le symbole de la justice naissant avec la propriété, Montesquieu fonde le bonheur sur la justice, affermissant les droits de chacun, pour lindépendance de tous. À ses yeux, lâge de la corruption et du malheur, cest le moment où légoïsme armé se soulève contre les lois, où la violence des individus détruit les promesses que la société a faites à ses membres. Lâge de la liberté, cest lâge de la justice présidant au maintien des intérêts civils, à la sainteté des contrats, à léquité des échanges, à la perfection de la vie sociale, cest-à-dire au respect de tous les droits consacrés par elle. Les images des vertus privées, les douces peintures dune condition parée de linnocence viennent orner le tableau, pour ajouter à cette première leçon, qui place dans la vertu des citoyens la force de lÉtat, une autre leçon trop oubliée ; cest que la morale des familles fait les citoyens, et maintient ou remplace les lois. Vérités naïves, au delà desquelles nauraient pas dû remonter les hardis investigateurs qui, voulant creuser jusquaux racines de larbre social, lont renversé dans labîme quils avaient ouvert !
Cette sagesse dapplication et de principes que Montesquieu devait porter dans lhistoire des intérêts civils, dans la théorie des lois établies, il lannonce , il sy prépare, pour ainsi dire, par dingénieuses allégories ; et sa politique romanesque est plus raisonnable et plus attentive à la vérité des choses que la politique sérieuse de beaucoup décrivains célèbres. On sent que dominé par un esprit juste et observateur, lors même quil se livre à des écarts dimagination, il ne peut oublier la réalité des événements et des moeurs quil a longtemps étudiées. Veut-il, dans lépisode des Troglodytes, peindre la perfection idéale de la vie humaine : il nessaie pas, comme Rousseau, dexagérer labrutissante liberté de la vie sauvage ; il trace le tableau embelli de lhomme en société : et ce tableau, malgré léclat des couleurs, ressemble à quelques années de bonheur et de vertu que lon trouverait éparses dans les annales des républiques naissantes ; mais, en décrivant cette vertueuse félicité, il la montre prête à finir ; et cet aveu est le dernier trait ajouté â la vraisemblance historique.
Essaie-t-il une seconde peinture du bonheur social il le fait naître des vertus dun monarque absolu, fiction qui serait un blasphème, si Marc-Aurèle navait pas régné. Montesquieu écrit le roman dArsace et dIsménie, où le despotisme légitimé par la vertu, orné des plus puissantes séductions, lamour et la gloire, se consacre et senchaîne au bonheur des humains.
Le despotisme ! Un législateur a-t-il employé son génie à léloge dune pareille puissance ? Était-ce un caprice de son imagination, un mensonge de sa conscience ? Pour lever ces doutes, il faut rappeler ce désespoir involontaire dans lequel sont tombés de grands et nobles génies, qui, mécontents de lusage que les hommes faisaient de leur liberté, leur ont souhaité des maîtres, et ont invoqué contre nos erreurs et nos crimes la terrible protection du pouvoir absolu. Ce voeu sest rencontré dans les coeurs les plus bienfaisants, comme dans ces âmes austères qui, en jugeant lhumanité, semblaient la haïr. Platon (Note ext. 2), qui sétait si longtemps flatté du projet dune république parfaite, ne savait plus enfin désirer pour lespèce humaine quun bon tyran aidé dun bon législateur. Quelle injure pour le genre humain quun pareil voeu ait pu sortir dune âme vertueuse, en présence de Sparte, à la vue des côtes de la Perse !
Dans cet ouvrage immortel que lon a calomnié comme séditieux, parce que les maux des peuples y sont déplorés, Fénelon admet les monarchies absolues, et se réduit à enchaîner par le charme de la bonté ces rois auxquels il abandonne la puissance illimitée du bien et du mal. Sésostris nest quun despote modéré par la justice et lamour de la gloire ; Idoménée nest quun tyran corrigé par le malheur. Croira-t-on, cependant, que lâme élevée de Fénelon ne conçut rien de préférable à lusage tempéré du pouvoir absolu ? Dautres écrits de sa main[1] attestent les voeux quil formait pour un ordre politique plus conforme à la dignité de lhomme. Mais en attendant la liberté des peuples, il cherchait à mettre dans le coeur du monarque les barrières qui nétaient pas encore dans la loi.
Je ne sais si telle était la pensée de Montesquieu, de cet ardent admirateur des vertus antiques. Peut-être, les yeux attachés sur son siècle et sur la monarchie française, voyant le calme naître du pouvoir absolu, il tolérait cette manière de rendre les hommes heureux ; il consentait même à lembellir, et lui prêtait des prestiges de grandeur, qui manquèrent trop au siècle de Louis XV. Sans doute, lorsque la cause de la liberté est enfin apportée au tribunal des rois, lorsque, pour conduire les générations éclairées, il ne reste plus que les lois, barrière et soutien du pouvoir légitime, ou la force, instrument passager qui sert à toutes les puissances ; honneur aux esprits élevés qui demandent que les nations soient associées à leur gouvernement, et concourent à leur propre salut ! Quel que soit dans lavenir le succès de ce noble effort, il faut le tenter ; car toute autre voie serait impossible ou odieuse. Mais sil exista jadis pour nous un ordre politique dans lequel le pouvoir suprême, sans contre-poids et sans résistance, était modéré par lesprit du siècle et la législation des moeurs, pourquoi les plus grands génies auraient-ils hâté la ruine de ce système, qui nétait point pénible pour lorgueil tant quil était approuvé par lopinion ? Ceux qui savaient alors mesurer létendue des changements une fois commencés ont quelquefois peut-être reculé devant leurs propres espérances.
Souvenons-nous que le XVIlIe siècle fut particulièrement pour la France lépoque la plus paisible et la plus heureuse de la civilisation moderne ; et nous croirons que la sagesse ne devait pas sirriter contre un pouvoir absolu qui sadoucissait par le bonheur public. En recevant les moeurs et lesprit de son siècle, Montesquieu évita cet injuste dédain pour les institutions nationales, cet enthousiasme de lesprit novateur, qui présageait, dans loisiveté même dun âge trop heureux, les agitations et les fureurs que renfermait lavenir. Mais alors même que Montesquieu adoptait et se plaisait à embellir ce gouvernement que bientôt il justifia par des raisonnements, souvent les jeux de son esprit furent contraires aux opinions sur lesquelles ce gouvernement a besoin de sappuyer.
La monarchie de Louis XIV ne pouvait subsister quavec les moeurs, les principes, la religion, qui marquèrent le règne de ce prince. Lorsque la corruption et la licence descendirent du trône dans la nation, chaque jour ce pouvoir absolu devint moins juste et moins révéré. Le système politique de Louis XIV était un miracle de nobles illusions, qui pouvaient à peine durer lespace dun siècle ou la vie même dun homme. Mais surtout on ne devait pas espérer den prolonger linfluence au profit du pouvoir, lorsquelle nexistait plus au profit des moeurs. Si des écrivains libres et hardis ont préludé par une légère ironie à des attaques plus sérieuses, si la licence des moeurs a conduit à lavilissement de lautorité, cette progression était inévitable. En morale, en politique, une chose narrive pas précisément parce quil sest rencontré un homme pour laccomplir ; mais il y avait des causes qui la rendaient nécessaire, et devaient la faire sortir de telle ou telle main. Il était impossible que le XVIlIe siècle ne vît pas naître des écrivains animés dun esprit dindépendance et de curiosité, de hardis examinateurs de toutes les opinions, déloquents contradicteurs de la puissance, des hommes spirituels et moqueurs, qui jugeraient avec plus de liberté que de justice tout ce quon avait révéré jusqualors (Note ext. 3).
La supériorité même des écrivains du grand siècle poussait leurs successeurs dans ces routes nouvelles ; car lambition de créer égale dans lécrivain le besoin de variété qui tourmente et séduit le vulgaire des hommes. Il cherche par les saillies du paradoxe les succès que ne lui promet plus la vérité trop simple ou trop connue ; il demande à la hardiesse, à la licence, au scandale même, ce que lui refusent la décence et la religion. Si les vérités morales ne sont pas infinies comme les vérités géométriques, on peut concevoir que le génie, dans sa perpétuelle activité, attaquera quelquefois les premières, tandis quil augmente incessamment les autres. Semblable au conquérant qui se précipite plutôt que de sarrêter quand il est au terme de la vérité, il sélance au delà ; et il égare les hommes plutôt que de renoncer à les conduire.
Vous qui souffrez avec indignation la chute des anciennes maximes, naccusez pas uniquement les écrivains célèbres dont les opinions hardies ont corrigé quelques erreurs et mis tant de vérités en problème. Ces opinions étaient de leur siècle autant que de leur choix ; elles tenaient à cette mobilité générale de la pensée, qui ne permet ni à lambition de lhomme supérieur, ni à la curiosité de la foule, de suivre toujours les routes antiques.
Le caractère du XVIlIe siècle, cest davoir mis les idées à la place des croyances : mouvement que lon devait pressentir, et quil ne faudrait pas accuser, sil sétait arrêté devant les bornes éternelles de la religion et de la morale. Lesprit humain semploie dabord à maintenir les croyances ; plus tard son activité le porte à les combattre. Les croyances une fois établies ont besoin de rester immuables et entières. On les altère en les touchant. Les idées sont pour lhomme un essai continuel de sa force, même dans ses erreurs. Les croyances, lorsquelles ne sont plus révérées, deviennent importunes par les sacrifices ou les vertus quelles commandent. Les idées nimposent pas daussi pressants devoirs ; elles éclairent, sans retenir. Rarement elles passent dans les actions, parce quelles ne sortent pas de la conscience. Le sophisme les dénature, la violence les falsifie ; on les voit céder quelquefois si honteusement et si vite, quon seffraie de la faiblesse morale dun peuple qui naurait que des idées au lieu de vertus.
Lordre politique se compose aussi de croyances, si lon peut donner ce nom à toutes les opinions formées par le temps et lhabitude. Le clergé, la noblesse étaient des croyances que Montesquieu, dans sa jeunesse, attaqua par des plaisanteries, et que plus tard il défendit par le raisonnement. Car les grands génies, placés entre le mouvement de leur siècle et leur raison, reviennent quelquefois sur leurs pas, et sefforcent de soutenir des institutions dont ils ne conçoivent lutilité quaprès les avoir eux-mêmes ébranlées.
Cet effet presque inévitable de la réflexion et de la maturité explique la différence qui se trouve entre Montesquieu soumis à linfluence de son siècle, et Montesquieu discutant les lois de tous les peuples, entre la frivolité dédaigneuse des Lettres persanes et la sage impartialité de lEsprit des Lois.
Linfluence contemporaine qui se montre dans les opinions de Montesquieu, je la retrouve tout entière dans quelques écrits échappés de sa plume. Les images libres et philosophiques du Temple de Gnide sont un sacrifice au goût dun siècle sentencieux et poli. On serait quelquefois tenté, plus que ne laurait voulu lauteur, de croire à la fiction sous laquelle il annonçait son ouvrage, et dy reconnaître un de ces élégants sophistes de la Grèce dégénérée. Mais quelques traits de génie, auxquels ne peut atteindre la médiocrité la plus ingénieuse, préviennent cette méprise, et décèlent la main du grand homme.
Il ne faut pas le dissimuler, ces grâces affectées, ces subtils raffinements qui déparent quelquefois le style de Montesquieu, sont dictés par un système ; car les fautes des grands écrivains sont rarement involontaires. En parcourant quelques théories sur le goût esquissées par Montesquieu, on y retrouve une préférence marquée pour cette finesse délicate, pour ces pensées inattendues, ces contrastes brillants qui éblouissent lesprit. Noublions pas une pareille censure, pour la gloire même de Montesquieu : car, du milieu de ces petitesses, il sest élevé à la hauteur du génie antique. Il semble que ce grand homme, tant quil ne traitait pas des sujets dignes de sa pensée, se livrait à linfluence de son siècle ; mais, lorsquil avait rencontré un sujet égal à ses forces, alors il était libre, il nappartenait plus quà lui, et redevenait simple et naturel, parce quil pouvait montrer toute sa grandeur.
Dégagé des devoirs de la magistrature, livré tout entier à la méditation, seul exercice qui soit digne dun homme de génie et qui le fortifie, en le rendant à lui-même, Montesquieu avait visité les plus célèbres nations modernes, et observé leurs moeurs, qui lui expliquaient leurs lois. Cest alors quil étend sa pensée sur les peuples anciens, et quil sattache de préférence à lempire romain, qui, seul ayant absorbé lunivers, pouvait représenter à ses yeux lantiquité tout entière. Depuis deux mille ans, on lisait lhistoire des Romains ; on se racontait les merveilles de leur grandeur. Peut-être lesprit de lhomme, encore plus admirateur que curieux, se plaît-il à contempler les résultats incroyables de causes secrètes quil ne cherche pas à connaître. Le digne historien de la république romaine, Tite-Live, trop frappé de la gloire de sa patrie, avait négligé den montrer les ressorts toujours agissants, comme sil eût craint daffaiblir le prodige en lexpliquant.
Tacite, qui, suivant léloge que lui a donné Montesquieu, abrégeait tout, parce quil voyait tout, Tacite na pas essayé de voir lempire romain. Il a borné ses regards à un seul point de cet immense tableau. Il na montré que Rome avilie. Il na pas même expliqué cet inconcevable esclavage qui vengeait lunivers ; et, quoiquil ait rendu service au genre humain en augmentant lhorreur de la tyrannie, il a fait un ouvrage au-dessous du génie quil montre dans cet ouvrage même.
Un seul écrivain de lantiquité, un Grec, regardant lempire romain qui marchait à la conquête du monde dun pas rapide et régulier, avait averti que ce mouvement était conduit par des ressorts cachés quil fallait découvrir. Un homme qui avait porté la force de son génie sur une foule détudes diverses, pour les subordonner à la théologie, et qui semblait, en parcourant toutes les connaissances humaines, les conquérir au profit de la religion, Bossuet examina la grandeur romaine avec cette sagacité et cette hauteur de raison qui le caractérisent ; mais, préoccupé dune pensée dominante, attentif à une seule action dirigée par la Providence, lorigine et laccomplissement de la foi chrétienne, il ne regarde les Romains eux-mêmes, il ne les aperçoit dans lunivers que comme les aveugles instruments de cette grande révolution, à laquelle tous les peuples lui paraissent également concourir. Cette pensée qui lautorisait, pour ainsi dire, à ne pas expliquer des effets ordonnés davance par une volonté irrésistible et suprême, ne la pas empêché dentrer dans les causes agissantes de la grandeur romaine ; et telle est pour un homme de génie lévidence et la réalité de ces causes, que, pouvant tout renvoyer à Dieu dont il interprétait la volonté, Bossuet a cependant tout expliqué par la force des institutions et le génie des hommes.
Montesquieu adopte le plan tracé par Bossuet, et se charge de le remplir, sans y jeter dautre intérêt que celui des événements et des caractères. Il y a sans doute plus de grandeur apparente dans la rapide esquisse de Bossuet, qui ne fait des Romains quun épisode de lhistoire du monde. Rome se montre plus étonnante dans Montesquieu, qui ne voit quelle au milieu de lunivers. Les deux écrivains expliquent sa grandeur et sa chute. Lun a saisi quelques traits primitifs avec une force qui lui donne la gloire de linvention ; lautre, en réunissant tous les détails, a découvert des causes invisibles jusquà lui ; il a rassemblé, comparé, opposé les faits avec cette sagacité laborieuse moins admirable quune première vue de génie, mais qui donne des résultats plus certains et plus justes. Lun et lautre ont porté la concision aussi loin quelle peut aller, car, dans un espace très court, Bossuet a saisi toutes les grandes idées ; et Montesquieu na oublié aucun fait qui pût donner matière à une pensée. Se hâtant de placer et denchaîner une foule de réflexions et de souvenirs, il na pas un moment pour les affectations du bel esprit et du faux goût ; et la brièveté le force à la perfection. Bossuet, plus négligé, se contente dêtre quelquefois sublime. Montesquieu, qui, dans son système, donne de limportance à tous les faits, les exprime tous avec soin ; et son style est aussi achevé que naturel et rapide.
Quelle est linspiration qui peut ainsi soutenir et régler la force dun homme de génie ? Cest une conviction lentement fortifiée par létude ; cest le sentiment de la vérité découverte. Montesquieu, a pénétré tout le génie de la république romaine. Quelle connaissance des moeurs et des lois ! Les événements se trouvent expliqués par les moeurs ; et les grands hommes naissent de la constitution de lÉtat. À lintérêt dune grandeur toujours croissante, il substitue ce triste contraste de la tyrannie recueillant tous les fruits de la gloire. Une nouvelle progression recommence ; celle de lesclavage précipitant un peuple à sa ruine par tous les degrés de la bassesse. On assiste, avec lhistorien, à cette longue expiation de la conquête du monde ; et les nations vaincues paraissent trop vengées. Si maintenant lon veut connaître quelle gravité, quelle force de raison Montesquieu avait puisées dans les anciens, pour retracer ces grands événements, on peut comparer son immortel chef-doeuvre aux réflexions trop vantées quun écrivain brillant et ingénieux du siècle de Louis XIV écrivit sur le même sujet. On sentira davantage à quelle distance Montesquieu a laissé loin de lui tous les efforts de lart du bel esprit dont il avait dabord dérobé toutes les grâces. Dans la Grandeur et la Décadence des Romains, Montesquieu na plus lempreinte de son siècle ; cest un ouvrage dont la postérité ne pourrait deviner lépoque, et où elle ne verrait que le génie du peintre.
Tout entier dominé par ses études, lauteur a pris le génie antique, pour retracer le plus grand spectacle de lantiquité. Ce génie est mâle, quelquefois mêlé de rudesse : on croit voir une de ces statues retrouvées parmi les ruines, et dont les formes correctes et sévères étonnent la mollesse de notre goût. Telle est la simplicité où Montesquieu sélève par limitation des grands écrivains de Rome. Son âme trouve des expressions courageuses, pour célébrer les résistances et les malheurs de la liberté, les entreprises et les morts héroïques. Il est sublime en parlant de vertus que notre faiblesse moderne peut à peine concevoir. Il devient éloquent à la manière de Brutus.
Rien nest plus étonnant et plus rare que ces créations du génie qui semblent ainsi transposées dun siècle à lautre. Montesquieu en a donné plus dun exemple qui décèle un rapport singulier entre son âme et ces grandes âmes de lantiquité. Plutarque est le peintre des héros ; Tacite dévoile le coeur des tyrans ; mais, dans Plutarque ou Tacite, est-il une peinture égale à cette révélation du coeur de Sylla, se découvrant lui-même avec une orgueilleuse naïveté ? Comme oeuvre historique, ce morceau est un incomparable modèle de lart de pénétrer un caractère, et dy saisir, à travers la diversité des actions, le principe unique et dominant qui faisait agir. Cest un supplément à la Grandeur et à la décadence des Romains. Il sest trouvé des hommes qui ont exercé tant de puissance sur les autres hommes, que leur caractère habilement tracé complète le tableau de leur siècle. Cétait dabord un heureux trait de vérité de bien saisir et de marquer lépoque où la vie dun homme pût occuper une si grande place dans lhistoire des Romains. Cette époque est décisive. Montesquieu na présenté que Sylla sur la scène ; mais Sylla rappelle Marius, et il prédit César. Rome est désormais moins forte que les grands hommes quelle produit : la liberté est perdue ; et lon découvre dans lavenir toutes les tyrannies qui naîtront dun esclavage passager, mais une fois souffert. Que dire de cette éloquence extraordinaire, inusitée, qui tient à lalliance de limagination et de la politique, et prodigue à la fois les pensées profondes et les saillies denthousiasme ? éloquence qui nest pas celle de Pascal, ni celle de Bossuet, sublime cependant, et tout animée de ces passions républicaines qui sont les plus éloquentes de toutes, parce quelles mêlent à la grandeur des sentiments la chaleur dune faction ?
Ces passions se confondent dans Sylla avec la fureur de la domination ; et de cet assemblage bizarre se forme ce sanguinaire et insolent mépris du genre humain, qui respire dans le Dialogue dEucrate et de Sylla. Jamais le dédain na été rendu plus éloquent : il sagit, en effet, dun homme qui a dédaigné et, pour ainsi dire, rejeté la servitude des Romains. Cette pensée, qui semble la plus haute que limagination puisse concevoir, est la première que Montesquieu fasse sortir de la bouche de Sylla ; tant il est certain de surpasser encore létonnement quelle inspire !
« Eucrate, dit Sylla, si je ne suis plus en spectacle à lunivers, cest la faute des choses humaines qui ont des bornes, et non pas la mienne... Jaime à remporter des victoires, à fonder ou détruire des États, à faire des ligues, à punir un usurpateur : mais pour ces minces détails de gouvernement, où les génies médiocres ont tant davantages, cette lente exécution des lois, cette discipline dune milice tranquille, mon âme ne saurait sen occuper. »
Lâme de Sylla est déjà tout entière dans ces paroles ; et cette âme était plus atroce que grande. Peut-être Montesquieu a-t-il caché lhorreur du nom de Sylla sous le faste imposant de sa grandeur ; peut-être a-t-il trop secondé cette fatale et stupide illusion des hommes, qui leur fait admirer laudace qui les écrase. Sylla parait plus étonnant par les pensées que lui prête Montesquieu que par ses actions mêmes. Cette éloquence renouvelle, pour ainsi dire, dans les âmes la terreur quéprouvèrent les Romains devant leur impitoyable dictateur. Comment jadis Sylla, chargé de tant de haines, osa-t-il abandonner lasile de la tyrannie, et, simple citoyen, descendre sur la place publique quil avait inondée de sang ? Il vous répondra par un mot : « Jai étonné les hommes. » Mais à côté de ce mot si simple et si profond, quelle menaçante peinture de ses victoires, de ses proscriptions ! quelle éloquence ! quelle vérité terrible ! Le problème est expliqué. On conçoit la puissance et limpunité de Sylla.
Ce merveilleux talent dexpliquer, de peindre et de renouveler lantiquité, ne paraîtrait pas tout entier, si lon oubliait un de ces précieux fragments où lhomme supérieur révèle dautant mieux sa force, quil la renferme et la resserre dans un espace plus borné ; et Montesquieu ne serait pas le peintre de lantiquité le plus énergique et le plus vrai, sil navait point retracé cette philosophie stoïcienne, la plus haute conception de lesprit humain, et parmi les erreurs populaires du paganisme, la seule et la véritable religion des grandes âmes. Quand on aura lu lhymne sublime que Cléanthe le stoïcien adressait à la divinité adorée sous tant de noms divers, au créateur qui a tout fait dans le monde, excepté le mal qui sort du coeur du méchant ; quand on aura médité dans Platon la résignation du juste condamné ; quand on saura par coeur les pensées dÉpictète et le règne de Marc-Aurèle, on devra sétonner encore du langage retrouvé par Montesquieu dans lépisode de Lysimaque. Ce spiritualisme altier, ce mépris de la terre, cet orgueil et cette joie de la douleur qui rendait les âmes invincibles, qui les rendait heureuses, toutes les grandeurs morales luttant contre la puissance dAlexandre devenu cruel, Lysimaque réservé par les dieux pour consoler la terre, quelle leçon historique, quels acteurs, et quel intérêt ! Quelques pages ont suffi pour tout dire et tout peindre.
Cette admiration des grands caractères, cette haine de la tyrannie, que Montesquieu recueillait dans létude des anciens, transportées sur les temps modernes, auraient fait ressortir à nos yeux des âmes élevées auxquelles il na manqué que des peintres, et donneraient à notre histoire un caractère de gravité et de morale quelle na jamais connu. Montesquieu lavait essayé : il na pas achevé léloge du maréchal de Berwick, qui méritait dêtre peint comme les héros de Plutarque. Les fragments de ce travail sont une ébauche de Michel-Ange. Il na manqué à Montesquieu que de le finir, pour égaler la Vie dAgricola.
La vie de Louis XI devait sans doute mieux consacrer encore cette rivalité naturelle de Montesquieu et de Tacite. Le hasard, qui nous en a privés, ne peut rien ôter à la gloire de son auteur ; des titres plus nombreux ne lauraient pas augmentée. Il nétait pas au pouvoir de Montesquieu lui-même de rendre son nom plus immortel, et dajouter quelque chose à la renommée de lEsprit des Lois.
LEsprit des Lois apparaît au bout de sa carrière comme le terme de notre admiration et de ses efforts ; et sil mest permis, pour célébrer ce peintre sublime de la Grèce et de Rome, demprunter une image à lantiquité, il semble, en suivant le cours et la variété de ses ouvrages, que nous arrivons au dernier monument de son génie par les mêmes détours qui conduisaient lentement aux temples des dieux. Nous avons dabord traversé ces riants et heureux bocages, qui jadis cachaient la demeure sacrée ; plus loin, en étudiant avec Montesquieu les souvenirs de lhistoire, nous avons, pour ainsi dire, rencontré sur notre passage ces statues des grands hommes et des héros qui occupaient la première enceinte des temples antiques ; comme étant limage de ce quil y a de plus noble après les dieux ; nous touchons enfin au sanctuaire doù la sagesse révèle ses oracles. Mais ce dernier trait de lallégorie ne convient pas aux vérités simples et naturelles annoncées par le législateur français. Montesquieu sadresse à la raison des peuples ; la simplicité et luniversalité, voilà les deux attributs de son ouvrage. Ils indiquent à la fois la supériorité de son génie et les lumières de son siècle. Montesquieu ne se trouvait pas dans lheureuse condition de ces anciens législateurs qui donnaient à des peuples incultes et grossiers des institutions toujours suffisantes ; il veut apprendre à tous les peuples civilisés à respecter et à perfectionner leurs lois ; il ne néglige pas même les lois des peuples barbares ; il les explique, et quelquefois les défend pour enseigner à toutes les nations une loi plus haute et plus sacrée, la tolérance.
Un grand homme, parmi les talents quil développe, est toujours dominé par une faculté particulière que lon peut appeler linstinct de son génie. Les lois étaient pour Montesquieu cet objet de préférence, où se portait naturellement sa pensée. Il na pas cherché dans cette étude un exercice pour le talent décrire. Il la choisie parce quelle était conforme à toutes les vues de son esprit ; il a tenté de lapprofondir, enfin, parce quune sorte de prédilection involontaire ly ramenait sans cesse. Cétait loeuvre de son choix, cétait la méditation de sa vie ; et, malgré les censures de la haine ou de la frivolité, ce fut le plus beau titre de sa gloire. On sétonne dabord des immenses souvenirs qui remplissent lEsprit des Lois ; mais il faut admirer bien plus encore ces divisions ingénieusement arbitraires, qui renferment tant de faits et didées dans un ordre exact et régulier. Peut-être au premier abord supposerait-on plus de génie dans un homme qui, sans sarrêter aux lois positives, tracerait, daprès les règles de la justice éternelle, un code imaginaire pour le genre humain ; mais cette idée, réalisée par un Anglais célèbre, est plus extraordinaire que grande. Quoique les lois positives soient quelquefois inconséquentes et bizarres, elles résultent de rapports nécessaires. Leur existence est une preuve de leur utilité relative : les lois que conserve un peuple sont les meilleures quil puisse avoir ; et la pensée de renouveler sur un seul principe toutes les législations de la terre serait aussi fausse quimpraticable ; mais les connaître et les discuter, choisir et recommander celles qui honorent le plus lespèce humaine, voilà le travail qui doit occuper un sage, et qui peut épuiser toute la profondeur du plus vaste génie (Note ext. 4). Alors la connaissance des lois, appuyée sur lhistoire et sur la politique, séloigne également de la science du jurisconsulte et des rêves de lhomme de bien. Les pensées quelle fournit à un digne interprète entrent insensiblement dans le trésor des idées humaines ; et, en modifiant lesprit dun peuple, elles produisent de nouveaux rapports qui dans lavenir produiront des lois, et changeront en nécessités morales les espérances et les projets dun génie bienfaisant.
Cependant, quel spectacle présente cette revue de lunivers ! Cest à la fois lhistoire et la morale de la société. Ce sont toutes les nations mortes et vivantes qui passent tour à tour, et donnent le secret de leurs destinées, en montrant les lois qui les faisaient vivre ou les animent encore ; et, de même que la sagesse antique croyait avoir deviné les ressorts du monde matériel, en reconnaissant une céleste intelligence partout répandue, partout communiquée, partout agissante, ainsi le monde moral se trouve expliqué tout entier par laction de la loi, providence des sociétés. Interprète et admirateur de linstinct social, Montesquieu na pas craint davouer que létat de guerre commence pour lhomme avec létat de société. Mais cette vérité désolante, de laquelle Hobbes avait abusé pour vanter le calme du despotisme, et Rousseau pour célébrer lindépendance de la vie sauvage, le véritable philosophe en fait naître la nécessité salutaire des lois, qui sont un armistice entre les États, et un traité de paix perpétuel pour les citoyens.
La première loi sera lexistence dun gouvernement. Le gouvernement le plus convenable à chaque peuple est le plus conforme à la nature ; et, comme la durée prouve la convenance, cette maxime si libre est un gage de repos. Le philosophe admet tous les pouvoirs, et conçoit tous les systèmes politiques. LEsprit des Lois est comme ce temple romain qui donnait lhospitalité à tous les dieux du monde idolâtre.
Elles seront sans doute retracées avec complaisance, ces belles institutions de la Grèce, où chaque homme se croyait libre, parce quil concourait à gouverner les autres ; mais elles paraîtront nées de tant dheureux hasards, limitées par tant de conditions, achetées par tant defforts et même dinjustices, que ladmiration nous préservera de lexemple.
Suivant la méthode des anciens législateurs, Montesquieu placera léducation à la base de lédifice social ; et cette vérité expliquera les républiques anciennes et les monarchies, en montrant dun côté cette éducation unique et dominante par ses singularités mêmes, qui prenait le citoyen au berceau pour lui imprimer les sentiments et les opinions de toute sa vie ; et, dune part, ces deux éducations contradictoires, où lhomme oublie les principes quavait reçus lenfant, où les idées du monde doivent remplacer les leçons de lécole ; première différence dont les suites se conservent partout ; qui, donnant aux anciens plus dindépendance politique, leur imposait plus dassujettissement personnel, et substituait la gêne des coutumes à celle de lautorité ; comme si les hommes avaient toujours besoin dobéir, comme si la liberté elle-même nétait quune certaine forme dobéissance. De là naîtra cette vertu[2] que Montesquieu réservait exclusivement pour les républiques, et que lon peut définir lamour de la modération et de légalité : vertu peu durable par sa perfection même, vertu qui doit être protégée par une foule de lois politiques, morales et domestiques ; qui ne peut se développer, si elle nexiste dans la racine des moeurs ; qui ne peut animer lÉtat, si elle ne sort de chaque famille ; et qui, formée de deux éléments presque inconciliables, se détruit rapidement, et fait place, soit à la fureur de légalité démocratique, soit au despotisme multiplié de laristocratie, soit au despotisme simple et terrible dun chef militaire.
Ainsi les lois sont une des causes de lhistoire des peuples, et la forme de chaque gouvernement est la raison des lois. Cette vérité, manifeste à légard des lois politiques, se montre dans le caractère et lapplication des lois criminelles et civiles ; le petit nombre ou la multiplicité des lois, la proportion des peines, la forme des tribunaux, la rigueur légale, ou la liberté des jugements, tout est sous linfluence du principe de chaque gouvernement. Telle est linfluence de ces principes, quils agissent sur les choses les plus immuables, les droits et les crimes des hommes. Les républiques énervent les lois criminelles, parce quenfin les coupables sont des hommes libres, et quil ny aurait personne pour leur faire grâce. Les despotes se font législateurs, juges et quelquefois bourreaux. La monarchie place trois degrés entre le coupable et la peine : la précision de la loi, lindépendance des juges, et la clémence du souverain. Le principe de chaque gouvernement saltère et se détruit par la perte des lois civiles qui le soutenaient. La république, où la législation est toute morale, périt par la ruine des moeurs. Les moeurs, par lagrandissement de lÉtat. La monarchie, fondée sur lhonneur, se corrompt par la servitude et lintérêt, les deux plus grands ennemis de lhonneur. Le despotisme na dautre corruption que lexcès de sa puissance. À force davoir perfectionné la terreur, principe de son pouvoir, il est détruit par elle.
Quand on a considéré ces trois gouvernements qui se partagent le monde, il faut les voir dans leurs rapports mutuels, la paix, la guerre et la conquête. Cest ici que Montesquieu unit la politique la plus haute à cette justice qui paraît sublime, lorsquelle sapplique aux intérêts des peuples avec la même simplicité quaux intérêts privés. La guerre et les conquérants, ce funeste et incorrigible désordre des sociétés humaines, passent sous les yeux du législateur, qui comprend que les lois ne furent jamais dans un plus grand péril, et qui veut quelles soient assez fortes pour résister à la victoire. Cependant il reconnaît des conquérants qui ont stipulé pour le genre humain. Entendez-le parler dAlexandre : il découvre de nouveaux points de vue dans une grandeur si anciennement admirée ; par la plus difficile de toutes les épreuves, il décompose la gloire et le génie de son héros, de manière quun semblable éloge ajoute quelque chose à lidée que donne le nom même dAlexandre.
Ces lois que Montesquieu conserve et fait prévaloir jusquau milieu de la conquête, il les suit bientôt dans leur plus noble application, dans celle qui dépend le plus des pays et des peuples, la liberté politique et la liberté sociale. La liberté ! cest pour elle quécrivait Montesquieu ; cest elle quil cherchait sans la nommer toujours. La liberté, mère des lois comme la justice elle-même. La liberté ! la justice ! chacune delles nexiste quen sunissant à lautre. Quon les sépare, lune se détruit par ses fureurs, lautre est dégradée par son esclavage.
Mais ce nest pas en vain que lobservateur impartial a distingué la liberté sous deux formes. Quelquefois le citoyen est plus libre que la constitution ne paraît lêtre. Quelquefois la liberté qui nest pas dans lordre politique se retrouve dans les lois civiles, ou même dans les moeurs. Tout en réprimant par cette vérité les plaintes et la hardiesse des novateurs, Montesquieu retrace sans détour la véritable théorie de la liberté politique. Elle tient à la distinction de la puissance législative et de la puissance exécutive ; distinction qui, même imparfaitement appliquée par les Romains, fonda toute leur grandeur ; distinction admirable que, par le plus singulier contraste, on voit sortir avec une perfection nouvelle des ruines de la féodalité, et qui forme chez un peuple moderne le gouvernement le plus libre, le plus fort, et sans doute le plus durable, puisque les vices y trouvent leur emploi, et que la corruption même en fait partie. Lexistence de ces deux pouvoirs ne suppose pas un égal partage de forces. La puissance exécutive concourt à la formation des lois, sans que la puissance législative puisse concourir à leur action ; mais aussi la puissance exécutive, ne gardant pour elle que ce qui tient au gouvernement et au droit politique, abandonne lapplication du droit civil aux citoyens eux-mêmes, parce que le pouvoir judiciaire doit être le pouvoir neutre de la société, parce que dans lÉtat tout doit être dépendant du souverain, excepté la justice.
Par quelle admirable analyse de là constitution anglaise, Montesquieu na-t-il pas étendu et détaillé ces vérités premières ! Mais, lorsque la liberté manque à linstitution politique, il la cherche dans les lois et dans les coutumes, où elle se réfugie quelquefois comme un dieu inconnu, ignoré du peuple quil protège. Législateur pour tous les États, Montesquieu montre ce qui serait esclavage dans lesclavage même, ce qui est liberté dans la monarchie la plus absolue. Sur le degré de liberté se mesure la richesse de lÉtat. Plus un peuple est libre, plus il peut supporter la grandeur des impôts. Il lui semble que chaque jour il paie la liberté, à mesure quil est enrichi par elle[3] ; plus un peuple est libre, plus limpôt doit être égal et indirect, pour ménager à la fois son orgueil et sa liberté.
Une puissance qui ninflue pas moins que la liberté sur les lois, ou plutôt qui influe sur la liberté même, cest le climat. Montesquieu prétend-il assujettir les peuples à une sorte de fatalité, lorsquil reconnaît cet ascendant impérieux de la température et du sol ? Cette hypothèse ne serait-elle pas démentie par lhistoire ? Le ciel de la Grèce na pas changé ; et lesclavage rampe sur la terre de la liberté. Il ny a plus de Romains dans lItalie ; ce nest pas le ciel qui manque ; ce sont les lois et les moeurs. Triste et irrécusable exemple qui, sans détruire lopinion de Montesquieu, prouve seulement la force des divers principes quil avait reconnus, et nous atteste quel concours de faits et dinstitution est nécessaire pour former et pour maintenir un peuple libre. On ne saurait nier, en effet, linfluence particulière du climat sur le plus grand scandale de linjustice humaine, lesclavage domestique. Cest sous ce rapport que le législateur examine une question qui ne pouvait être étrangère à lEsprit des Lois, puisque les lois modifiées par les vices de la société quelles répriment sont devenues quelquefois la science du juste dans linjustice même, lart dobserver un certain droit, une certaine mesure dans la violation même du droit naturel. Cet esclavage, dont Montesquieu sindignait en le discutant, lui paraît si odieux, quil limpute tout entier au despotisme de lOrient[4], et le déclare incompatible avec la constitution dun État libre, oubliant que toutes les démocraties de la Grèce avaient pris la servitude domestique pour base de lindépendance sociale. Le caprice dun sculpteur a fait porter par des esclaves la statue dun grand roi dont lEurope accusa lorgueilleuse prospérité. Cest dans la Grèce, dans Rome, que la statue de la liberté pesait tout entière sur les esclaves courbés et tremblants. Tant il est vrai que rien ne peut être extrême sans être injuste, et que lexcessive liberté, par sa nature même, a besoin, pour être servie, dun excessif esclavage !
De linfluence du climat, Montesquieu voit naître une autre servitude quil avait déjà désignée, celle de linvasion et de la conquête. Ainsi les diverses parties de ce vaste ouvrage se touchent et se mêlent ; mais chacune delles est traitée avec cette grandeur de vues générales qui éblouit la pensée, et ce choix infini de détails que lanalyse ne peut essayer datteindre, science dobserver qui devient une création de pensées, puisque chaque fait indiqué par lauteur présente une idée qui forme elle-même partie dun système de gouvernement, comme tous les gouvernements avec leurs effets et leurs causes entrent dans lhistoire générale des lois. Si dans ce labyrinthe le fil se brise quelquefois, jamais le flambeau ne séteint ; le philosophe avance, et se fait jour à travers les obstacles quil amasse et les routes quil semble confondre, jusquau moment où la lumière dune seule idée vient rétablir lordre partout.
Quoique les lois agissent sur les moeurs, elles en dépendent. Ainsi Montesquieu corrige toujours par quelque vérité nouvelle une première pensée qui ne paraissait excessive que parce quon la voyait seule. La nature et le climat dominent presque exclusivement les peuples sauvages ; les peuples civilisés obéissent aux influences morales. La plus invincible de toutes, cest lesprit général dune nation ; il nest au pouvoir de personne de le changer ; il agit sur ceux qui voudraient le méconnaître ; il fait les lois ou les rend inutiles : les lois ne peuvent lattaquer, parce que ce sont deux puissances dune nature diverse, il ne peut être modifié que par le temps et lexemple ; il échappe ou résiste à tout le reste.
Ce que la morale réprouve nest pas toujours un vice politique. Il y a des défauts que le législateur doit ménager comme dheureux accidents de la nature. La vanité, si flexible quand on la flatte, la vanité, qui senchaîne par les concessions quelle obtient, la vanité, de toutes les passions la plus irritable et la plus facile à satisfaire, est un excellent ressort pour le gouvernement. Lorgueil varie dans ses effets, suivant quil tient au caractère seul, ou quil est secondé par la dignité des institutions. Chez lEspagnol, il est le plus grand ennemi de lactivité sociale, et ne produit quune superbe insouciance. Chez lAnglais, il devient le patriotisme même. Cette Angleterre, dont Montesquieu avait analysé, ladmirable[5] constitution, lui présente un nouvel aspect dans les moeurs de ses habitants, qui sont une partie de leur liberté. De la même main dont il décrit ces antiques nations de la Chine, esclaves de leurs manières comme un peuple libre doit lêtre de ses lois, liées par leurs usages comme par autant de fils innombrables qui les attachent au despotisme, mais qui arrêtent et enveloppent la conquête, il peint les moeurs, les coutumes, les passions et les vices particuliers dun peuple libre, où la liberté est invincible, parce quelle est partout ; originale et sublime peinture, dans laquelle les faits, paraissant linévitable conséquence des principes, sortent de la pensée de lauteur, autant que la vérité de lhistoire.
Le lien de tous les peuples, cest le commerce. En multipliant les relations, les besoins et les vices, il exige plus de lois que nen produit le principe même du gouvernement. Tout à la fois instrument et gage de liberté, il est repoussé ou envahi par le despotisme ; il se développe sous labri des monarchies ; il anime, il soutient les États libres ; et, par un contraste bizarre, il fait aujourdhui sortir de lintérêt tous les sacrifices que lantiquité demandait à la vertu. Les révolutions du commerce, qui tiennent à celles du monde, la navigation, qui a civilisé et agrandi lunivers, largent, signe de la civilisation et premier ressort des États modernes, voilà les points de vue qui souvrent au législateur. Il semble que son génie, après avoir pénétré dans lintérieur de chaque État, a besoin dembrasser à la fois tous les temps et tous les lieux ; et dans lactivité du commerce, il voit dun seul coup doeil le mouvement du genre humain.
La population décroît et saugmente dans un rapport nécessaire avec les institutions politiques, de manière que les moeurs paraissent aussi puissantes que la nature même sur la durée des peuples. Ce nouveau sujet enferme de grandes questions ; le mariage, fondement de la société ; limmoralité, destructive comme la guerre. Là se présente un des exemples les plus tristes de lhistoire : cest leffort impuissant de la législation contre le vice dun mauvais gouvernement et dune société corrompue. Malgré les, lois, lempire romain dépeuplé mourait de langueur. Singulière destinée ! la sublimité contemplative du christianisme vient accomplir louvrage commencé par la corruption. La piété des empereurs abolit les lois prudentes dAuguste ; et la race romaine, à demi détruite, achève de disparaître dans les solitudes de la Thébaïde et dans les monastères de Constantin, comme pour effacer la trace des antiques oppresseurs de la terre, comme pour marquer le triomphe du christianisme par le renouvellement des peuples et le rajeunissement du monde.
Ainsi, le législateur est conduit à examiner cette puissante et suprême influence des religions. En calculant les rapports de chaque croyance avec le génie de chaque pays, lerreur même lui paraît quelquefois plus appropriée à la nature de lhomme ; mais également convaincu que la vérité ne peut se montrer sans être bienfaisante, il nous fait voir la religion chrétienne qui, malgré la grandeur de lempire et le vice du climat, empêche le despotisme de sétablir en Éthiopie, et porte au milieu de lAfrique les moeurs de lEurope et ses lois. Cette religion que, dans la vivacité de sa jeunesse et dans la politique légère de son premier ouvrage, il avait trop peu respectée, partout dans lEsprit des Lois il la célèbre et la révère. Cest que maintenant il veut construire lédifice social, et quil a besoin dune colonne pour le soutenir. Sa pensée sest agrandie comme sa tâche ; sil combat les sophismes dun incrédule fameux, la calomnie quil repousse avant toutes les autres, cest lidée que la religion chrétienne nest pas propre à former des citoyens. Il croyait au contraire quelle était particulièrement la protectrice des monarchies tempérées ; il la concevait, il la voulait amie de la liberté comme des lois, nimaginant pas sans doute que ce quil y a de plus noble, de plus grand. sur la terre, puisse mal saccorder avec un présent du ciel. La religion, malgré sa sublime origine, par lextrémité qui touche aux choses humaines, doit éprouver comme elles des vicissitudes et des retours ; mais elle est le premier gage de la civilisation moderne qui, en sunissant à sa divine existence, partage les promesses de sa durée, et, semble échapper à la loi commune de la mortalité des empires.
Ce nest pas sans un judicieux motif que Montesquieu, en distinguant les fois de tous les pays, avait pris soin aussi de reconnaître et de caractériser toutes les espèces différentes de lois qui régissent une même nation. Telles sont les bornes de la justice, ou plutôt de la prévoyance humaine, que, pour devenir injuste et tyrannique, il lui suffit de sortir un moment du cercle rigoureux quelle sétait prescrit. Le droit naturel, le droit ecclésiastique, le droit politique, le droit civil, ne peuvent être substitués lun à lautre dans lapplication, sans troubler la société par ces lois même qui doivent la maintenir : idée simple et grande qui prouve que la nature des choses est plus forte encore que les lois, ou plutôt que les lois ne sont fortes quautant quelles sy conforment et la reproduisent. Ce principe, dune immense étendue, explique et condamne toutes les bizarreries de quelques législations barbares, prévient les erreurs en indiquant leur source la plus commune, fixe la limite du pouvoir religieux, et arrête ses usurpations par sa nature même : mais, avant tout, il donne une garantie à la société entière, en ne souffrant pas que le droit politique soit juge des citoyens, et que les intérêts privés puissent ,jamais craindre une autre puissance que le droit civil ; avantage qui est au fond ce que la liberté même renferme de meilleur, mais aussi ce quelle seule peut irrévocablement assurer.
Il restait à fixer les conditions générales et nécessaires de la loi, à montrer ce quelle doit être dans la volonté du législateur et dans la forme quelle en reçoit ; comment elle peut quelquefois tromper la main qui lécrit, et revenir contre lintention de son auteur ; comment elle doit être changée quand ses motifs nexistent plus ; comment les lois diffèrent quelquefois malgré leur ressemblance. Montesquieu na prescrit quune règle pour la composition des lois ; et cette règle renferme tout son ouvrage. Lesprit de modération, dit-il, est celui du législateur.
En effet, la loi nest que le supplément de la modération qui manque aux hommes. La loi a tellement besoin dêtre impartiale, que le législateur lui-même doit lêtre, pour ne pas laisser dans son ouvrage lempreinte de ses passions.
Ces principes généraux, avec quelle érudition pénétrante Montesquieu ne les a-t-il point appliqués à lexamen dune partie de cette législation romaine, qui a survécu si longtemps à lempire quelle navait pu sauver, et qui, servant de passage entre le monde ancien et le monde moderne, a empêché que, dans le naufrage de la civilisation, la justice ne vînt à périr ! Avec une érudition plus étonnante encore, il entre dans le chaos de ces lois barbares qui avaient envahi lEurope, et établi tant dusages féroces sur les ruines de la sagesse romaine. Comme il le dit lui-même dans son langage allégorique, il voit les lois féodales telles quun chêne immense qui sélève et domine. Animé dune incroyable patience, il creuse jusquà ses profondes racines, qui étaient liées à tous les États de lEurope ; racines longtemps fortes et vivaces, lors même que le fer avait abattu ce vaste ombrage, et quil ne restait plus quun arbre mort et dépouillé. Dans les souvenirs innombrables de ces antiquités nationales, on retrouve lorigine et les révolutions de tout ce qui a péri sans retour, et le premier germe des institutions nouvelles qui régissent et sauveront la France. Ce vaste tableau présente partout les rois défenseurs du peuple, fortifiés chaque jour par sa reconnaissance, à mesure quils le délivraient, et substituant enfin lunité bienfaisante de leur pouvoir à la multitude des tyrannies féodales. Montesquieu a cru devoir à sa patrie dentrer dans ce labyrinthe de nos murs antiques : ladmirateur des lois romaines ne pouvait approfondir quavec répugnance tant de coutumes confuses et barbares ; mais de cette abîme était sortie la France.
Tel est cet immense ouvrage dans lequel Montesquieu a embrassé le monde, en soccupant surtout de la France, dans lequel il a renfermé les maximes les plus hardies, sans avoir voulu détruire aucune maxime établie ; car les changements achetés par la destruction ne sont pas un titre à la reconnaissance des hommes. Nous navons rien à répondre à ceux qui lui reprochent davoir séparé la monarchie du pouvoir absolu. Oui, sans doute, dans cette division célèbre, Montesquieu ménageait une place pour la France ; et je lui en rendrai grâces. Je ne croirai pas que lantique France se soit formée sous le despotisme afin de conserver le droit de le haïr. Oui, sans doute, en faisant de lhonneur le principe de la monarchie, Montesquieu a désigné la France. Notre patrie a pu changer ses lois. Ce quun tel changement a produit de juste et de salutaire appartient à Montesquieu ; car ce grand homme, dans lapologie même du système ancien, cherchait à consacrer la liberté légale qui doit animer le système nouveau : quand il célébrait les corps intermédiaires de la monarchie, ce nétaient pas des privilèges quil voulait défendre ; il réclamait des barrières. Ces barrières lui paraissaient si désirables, quil les acceptait même sous les formes les plus odieuses, et quil remerciait linquisition en faveur de la résistance quelle opposait au despotisme : mais lesprit de son ouvrage invoque et promet pour lavenir des sauvegardes plus légitimes. En répandant les idées dhumanité, de tolérance et de modération dans les peines, il a disposé les peuples à recevoir des gouvernements limités par les lois et lintérêt public.
Dans la variété de son ouvrage, Montesquieu avait séparé les peuples anciens des peuples modernes, en marquant ces différences insurmontables qui devaient prévenir pour nous limitation insensée des républiques anciennes ; mais par les rapports quil reconnaissait entre les peuples modernes, par cet esprit de commerce et dindustrie quil donnait pour attribut à lEurope, il avait préparé le système représentatif (Note ext. 5), système qui ne devait trouver dobstacle que dans la tyrannie militaire, et qui triomphera, si la civilisation ne périt pas.
Montesquieu avait aperçu le premier, peut-être, une grande vérité.
« La plupart des peuples de lEurope sont encore gouvernés par les moeurs, mais si par un long abus de pouvoir, si, par une grande conquête, le despotisme sétablissait à un certain point, il ny aurait pas de moeurs ni de climats qui tinssent ; et dans cette belle partie du monde, la nature humaine souffrirait, au moins pour un temps, les insultes quon lui fait dans les trois autres. »
Que dinstructions dans ces belles et prévoyantes paroles ! Elles rendent justice au siècle de nos aïeux ; elles prédisaient ce que nous avons souffert ; elles nous apprennent à user de notre heureuse délivrance. Les moeurs ne gouvernent plus lEurope, les traditions se sont effacées, les usages ont disparu, lopinion a tout changé[6]. Sur les débris de ces moeurs, de ces coutumes dont le retour deviendrait la plus difficile de toutes les innovations, et qui ne seraient plus assez puissantes pour tenir la place des lois, il faut donc élever les lois elles-mêmes.
Cette pensée na pas été comprise, lorsquon voulait tout détruire ; elle avait offensé ceux qui voulaient tout conserver. Sil peut arriver un temps où les esprits plus calmes cherchent à relever lordre social, nécouteront-ils pas celui qui ne fut entendu ni par le préjugé ni par la fureur ? Le système monarchique expliqué par Montesquieu a changé de forme, et toutes les idées de ce grand homme, plus fortes quune seule de ses opinions, combattent les institutions dont il a défendu lexistence, mais qui ne peuvent renaître. Il reste dautres lois qui ont aussi lautorité de son génie, lois qui ne sont pas la propriété dun seul peuple, et qui, modifiées par les temps et les lieux, serviront désormais de fondement à toute liberté sociale. Oui, sans doute, lorsque Montesquieu traçait avec de si fortes couleurs le tableau dun peuple libre après tant de calamités et de discordes, il instruisait tous les peuples à profiter de leurs révolutions ; et il donnait davance le remède à des maux quil navait point préparés.
Dans un ouvrage où sont traités les intérêts du genre humain, on craindrait presque de remarquer ces beautés qui parlent surtout à limagination du lecteur et servent à la gloire de lécrivain. Et cependant, sans compter ce noble et ravissant plaisir quelles donnent à la pensée, on doit avouer quelles ont rendu plus intéressant et plus populaire le livre qui renferme tant de sérieuses vérités. Il faut reconnaître partout le pouvoir de léloquence. Vainement linterprète des lois a-t-il montré que les hommes ne doivent pas se charger des offenses de Dieu, de peur que, devenant cruels par pitié, ils ne soient tentés dordonner des supplices infinis, comme celui quils prétendent venger. Quelle que soit la sublimité du raisonnement, lâme nest pas entraînée, et la superstition peut lutter encore ; mais lorsque auprès du bûcher de la jeune Israélite, une voix sélève, et, sadressant aux persécuteurs, leur dit avec une naïveté pleine de force : « Vous voulez que nous soyons chrétiens, et vous ne voulez pas lêtre ; si vous ne voulez pas être chrétiens, soyez au moins des hommes. » Lorsque cette voix éloquente unit le raisonnement au pathétique, et le sublime à la simplicité, on reste frappé de conviction et de douleur, et lon sent que jamais plus beau plaidoyer ne fut prononcé en faveur de lhumanité. Montesquieu a compris quil avait besoin de reposer les yeux qui suivaient la hauteur et limmensité de son vol dans les régions dune politique abstraite. Les points dappui quil présente à son lecteur, cest Alexandre ou Charlemagne. À ces grands noms, à ces grands sujets, il redevient un moment sublime pour ranimer lattention épuisée par tant de recherches savantes et de pensées profondes ; puis il reprend le style impartial et sévère des lois. Aucun ouvrage ne présente une plus admirable variété ; aucun ouvrage nest plus rempli, plus animé de cette éloquence intérieure, qui ne se révèle point par lapprêt des mouvements et des figures, mais qui donne aux pensées la vie et limmortalité. Le seul reproche quon puisse faire à lauteur, cest davoir quelquefois cherché des diversions trop ingénieuses, comme sil eût douté de lintérêt attaché à la seule grandeur de ses pensées.
Faut-il parler de Montesquieu lui-même, lorsque le temps et ladmiration ne peuvent suffire à lexamen de ses écrits ? Que dire des grâces de son esprit à ceux qui ont lu ses ouvrages ? La simplicité piquante, la malice ingénieuse de sa conversation ne se retrouve-t-elle pas dans la défense quil fut obligé dopposer aux détracteurs de son plus bel ouvrage ? Et toutes ses vertus ne sont-elles pas renfermées dans une anecdote touchante, aussi connue que sa gloire ? Ce qui reste de lui, après les oeuvres de son génie, cest leur immortelle influence : la reconnaître et la proclamer, ce serait moins achever léloge de Montesquieu quentreprendre le tableau de lEurope.
Oui, sans doute, ce beau système qui, suivant Montesquieu, fut trouvé dans les bois de la Germanie, appartient à tous les peuples qui sortirent il y a quinze siècles de ces forêts, aujourdhui changées en royaumes florissants. Il est un des plus fermes remparts contre la barbarie ; il est la sauvegarde de lEurope. De grands périls semblaient la menacer ; on a pu quelquefois être tenté de croire quelle touchait à cette époque fatale qui termine les destinées des peuples, et ramène sur la terre de longs intervalles de barbarie, doù renaît lentement une civilisation nouvelle ; mais cette première terreur se dissipe. LEurope ne ressemble pas à lempire romain. Les lumières plus grandes sont aussi plus communes : lEurope les a distribuées dans lunivers. Partout sont des colonies qui nous renverraient la civilisation que nous leur avons transmise. LAmérique est peuplée de nos arts. Nos arts eux-mêmes sont défendus par une invention qui ne leur permet pas de périr : une seule découverte a garanti toutes les autres. La corruption peut saccroître : le renouvellement du monde paraît impossible. De quel point de la terre partirait la fausse lumière dune religion nouvelle ? Quelle puissance prétendrait nous apporter dautres idées ? Nous pouvons nous égarer ; mais qui pourrait nous instruire ? Ainsi lEurope entière suivra la route quelle a prise ; il surviendra des guerres ; il passera des révolutions ; tous les malheurs sont possibles, excepté la barbarie. Cependant on chercher à toujours la liberté par les lois. Cest une conquête que les arts et les lumières de lEurope rendent inévitable, et qui paraît dautant plus assurée, que chacun de nos malheurs nous en approche davantage. La France y sera conduite par la sagesse de son roi ; et louvrage dun Français, le livre impérissable de Montesquieu, sera compté parmi les monuments qui doivent la promettre et laffermir.